28/06/2020

La Courlande à Paris 1/2


Talleyrand en quasi-majesté
Huit jours après la célébration du mariage, la duchesse de Courlande et sa fille, la comtesse Edmond de Talleyrand-Périgord, arrivent à Paris, seules. Son époux n’a pas accompagné Dorothée. Le mariage à peine célébré, l’officier a été rappelé à ses devoirs et est parti pour Ratisbonne, en Bavière. En effet il est membre de l’état-major du Maréchal Berthier, prince de Neuchâtel. Il n’était pas question pour un officier de l’armée impériale de ne pas participer à la gloire de l’épopée. Edmond participera à la batailles d’Essling les 21 et 22 mai 1809. La cinquième coalition contre Napoléon se prépare et bientôt Berthier sera fait prince puis duc de Wagram, à la suite de la victoire contre les Autrichiens les 5 et 6 juillet 1809. Malgré les premiers déboires en Espagne, l’Empire n’est pas encore à son apogée car la gloire impériale continue de monter. 

Maréchal Berthier, duc de Wagram
Les deux femmes sont accueillies par le prince de Bénévent dans son hôtel du 23 de la rue de Varenne. Cette ancienne résidence du prince de Monaco, est devenue la propriété de Talleyrand. Elle est aujourd’hui sous le numéro 57, la résidence du premier ministre de la France. Depuis le 28 janvier, l’étoile du prince de Bénévent a pâli. Il avait intrigué pour offrir la régence de l’empire à l’impératrice Joséphine, alors que l’on était sans nouvelles de Napoléon, cru mort en Espagne. 
Le 17 janvier 1809, en Espagne, Napoléon apprend la conjuration et accourt à Paris, arrivant le 23.  Le 27, durant trente minutes, il abreuve Talleyrand d'injures ordurières à l'issue d'un conseil restreint de circonstance : « Vous êtes un voleur, un lâche, un homme sans foi ; vous ne croyiez pas à Dieu ; vous avez, toute votre vie, manqué à tous vos devoirs, vous avez trompé, trahi tout le monde ; il n'y a pour vous rien de sacré ; vous vendriez votre père. Je vous ai comblé de biens et il n'y a rien dont vous ne soyez capable contre moi » Disgracié, il aurait dit à la sortie dudit conseil : « Quel dommage, Messieurs, qu'un aussi grand homme ait été si mal élevé”. 
Lorsque qu’est décidé de manière définitive le mariage de Dorothée avec son neveu, il n’est plus grand chambellan de l’empire mais il a conservé ses autres postes et prébendes, et surtout l’oreille de son maître. Il reste encore le personnage le plus influent du paysage politique français et donc européen. Le mariage de Dorothée n’est donc pas un mariage de dupes. 

Hôtel de Matignon
Trois personnages, Son Altesse Sérénissime le prince de Bénévent, 55 ans, Son Altesse Sérénissime la duchesse de Courlande, 48 ans et Son Altesse Sérénissime la princesse Dorothée de Courlande, comtesse Edmond de Talleyrand-Périgord, 15 ans, se voient ensemble pour la première fois. Lui, à la démarche claudicante, semble froid et distant, elle la duchesse, une des plus belles femmes de son temps, et elle la jeune comtesse, à peine nubile, “maigre, un pruneau, petite figure animée par des yeux inquiets, tristes.” forment un trio inattendu. Pourtant à eux trois ils symbolisent le pouvoir et l’argent.
Talleyrand n’est pas du tout séduit par sa nièce, mais par la mère de celle-ci. Outre la beauté, la fortune, une réputation de “femme à tempérament”, la duchesse est une femme souveraine, dans ses manières et ses attitudes. Elle est de la trempe des reines. De plus, elle connaît  intimement toutes les têtes couronnées, à commencer par la famille de Prusse et le tsar de Russie. Elle est au fait de toutes les intrigues, politiques ou non, de son époque. Bref, elle a tout pour séduire Talleyrand. Lui, maître souterrain de l’Europe, supposé riche à millions, aux grandes manières, ne pouvait que la séduire à son tour. Et ce ne fut pas difficile. Ces deux êtres étaient le pur produit de la société aristocratique du XVIIIe siècle, d’une grande élégance et sans beaucoup de morale, fort peu de foi, adonnés à l’intrigue et prêts à tout pour occuper la première place. La pauvre Dorothée, la moins satisfaite des trois de la situation, n’avait pour elle que sa fortune et un mari qu’elle n’aimait pas. Elle a dû assister au ballet de séduction que se sont faits le prince et la duchesse avec la plus grande surprise. Les premières années de sa vie à Paris seront éclipsées par la splendeur du couple que formèrent sa mère et son oncle. 
La comtesse de Boigne en 1810 par Isabey
La comtesse de Boigne dans ses Mémoires : “Madame Edmond, devenu un personnage presque historique sous le nom de duchesse de Dino, était, à peine au sortir de l’enfance, excessivement jolie, prévenante et gracieuse; déjà la distinction de son esprit perçait brillamment. Elle possédait tous les agréments, hormis le naturel; malgré l’absence de ce plus grand des charmes de la jeunesse, elle me plaisait beaucoup…Le ciel l’avait créée jolie femme et spirituelle, mais la partie morale, l’éducation pratique avaient manqué, ou plutôt ce qu’une intelligence précoce avait pu lui faire apercevoir autour d’elle n’était pas de nature à lui donner des idées bien saines sur les devoirs qu’en femme est appelée à remplir. Peut-être aurait-elle échappé à ces premiers dangers si son mari avait été à la hauteur de sa propre capacité et qu’elle eût pu l’aimer et l’honorer. Cela était impossible; la distance était trop grande entre eux.” ( Mémoires de la comtesse de Boigne - Mercure de France - 1986) C’est un portrait contrasté que nous donne la comtesse de Boigne. Dorothée est belle et intelligente mais elle manque de morale. Elle est somme toute semblable à sa mère et à beaucoup de dames de l’époque.
La duchesse de Courlande
La duchesse de Courlande devient rapidement un centre d’attraction mondaine. Elle reçoit toute la cour impériale lors d’un bal magnifique qu’elle donne. Son nom est désormais associé à celui de Talleyrand. Et ce fut le début d’un grand amour.  Une grande complicité les unit, entente de l’esprit et entente du corps. A en croire les contemporains, et à la lecture de leur correspondance, il s’agit aussi d’une véritable frénésie sexuelle. On pourra lire sous la plume du prince de Bénévent, dont la duchesse conserva la correspondance, malgré l’ordre qu’il lui avait donné de brûler chacune de ses lettres, des secrets d’état ou privés, des révélations sur la situation et sur les individus. Mais on pourra aussi lire : “« Je vous aime de toute mon âme. Je trouve tout supportable quand je suis près de vous. Vous ! Vous ! Vous ! Voilà ce que j'aime le plus au monde » ( Cité par Georges Lacourt-Gayet dans son ouvrage sur Talleyrand) On imagine mal Talleyrand, personnage si froid en apparence, sujet à un amour si passionné. 
Leur relation est favorisée par l’installation de la duchesse de Courlande, et de sa fille, dans la demeure de son amant. Ce dernier avait reçu l’ordre de l’empereur de tenir table ouverte et d’y recevoir tous ceux qui pourraient aider le pouvoir en place. Son cuisinier, le célèbre Carême ( 1784-1833), est pour beaucoup dans la réussite des dîners du prince de Bénévent. Les affaires ne se traitent-elles pas mieux autour d’une belle table, bien garnie en mets de haute qualité et en bouteilles de vin rare.
Pièces montées imaginées par Carême
On croisait au 23 rue de Varenne, aux salons somptueusement meublés, non seulement des diplomates de haut rang, comme le prince de Metternich ambassadeur d’Autriche en France de 1806 à 1809, la nouvelle noblesse d’empire mais aussi la noblesse de l’Ancien Régime comme les duchesses de Luynes, de Fitz-James, les princesses de Vaudémont et de Bauffremont, et bien d’autres grand noms, Laval, La Tour du Pin, Coigny etc…
Salon de l’Hôtel Matignon
Beaucoup de ces dames ont eu une affaire avec Talleyrand et la duchesse de Courlande eut un peu de mal à conquérir la première place dans ce que l’on appelait “Le Sérail”. Mais elle y réussit jusqu’à en devenir “La Sultane”.
Dorothée, sa mère et le prince s’installèrent fin mai pour l’été au château de Rosny, près de Mantes-La-Jolie, propriété du comte Edmond de Talleyrand-Périgord. Il l’avait reçu dans l’héritage de sa mère dont la famille, les Sénozan, l’avait acheté de la famille du Grand Sully,  qui avait fait construire le château à la fin du XVIe siècle. Il sera plus tard la résidence d’été du duc et de la duchesse de Berry ( voir http://www.noblesseetroyautes.com/le-chateau-de-rosny-sur-seine/). Dorothée y est chez elle. C’est elle la maîtresse de maison, et non sa mère. Elle s’y plut  et continua à résider après le départ de sa mère et de son oncle pour le château de ce dernier où ils pouvaient vivre leur passion sans se soucier de la jeune femme.
Le château de Rosny
La nouvelle famille de Dorothée est totalement indifférente à son égard. Son beau-père, Archambaud, présent au mariage, n’a que faire d’elle. Selon ses contemporains, il est aussi beau que bête. Sa belle-mère a été guillotinée en 1794. Sa belle-soeur Mélanie, future duchesse de Mouchy, ne lui manifeste aucun intérêt. Son mari Antoine Just de Noailles, futur  prince de Poix, fait comte de l’Empire en 1810, et elle ont une vie mondaine dans laquelle une toute jeune femme n’a pas encore de part. Dorothée est donc bien seule. 

Just de Noailles, duc de Mouchy
Peu après le mariage Edmond de Talleyrand-Périgord acheta un hôtel particulier au 2 rue de la Grange-Batelière, qui serait aujourd’hui le 2 rue Drouot, à proximité de l’Hôtel d’Augny, actuellement la mairie du IXème arrondissement de Paris. Cet hôtel, qui avait été la résidence du prince Metternich lors de sa première ambassade, n’existe plus.
La duchesse de Courlande s’était installée au 103 rue St Dominique, proche de la résidence de Talleyrand.
La fin de l’année 1809 vit le divorce de Napoléon et de Joséphine. Le mariage avec l’archiduchesse Marie-Louise donna l’occasion de fêtes splendides et celles données par la duchesse de Courlande furent courues par tous. La mère brillait de tout son éclat, la fille faisait pâle figure à ses côtés. 
« La duchesse était sur le retour, mais elle gardait des restes de beauté qui lui assuraient de tardifs succès. Tout le monde briguait la faveur de lui être présenté. Il était convenu d'admirer tout ce que la duchesse faisait. On admirait surtout ses élégantes toilettes et ses diamants. Je l'ai vu souvent, plus d'une fois, arriver à minuit, elle venait montrer sa robe de bal ou un bijou nouveau, ainsi qu'aurait pu le faire une femme de vingt ans. Son vieil adorateur (le prince) l'attendait toujours et la contemplait avec une admiration propre à faire mourir de jalousie tout son sérail, dont ma tante Tyszkiewicz faisait partie» ( Mémoires de la comtesse Potocka)


La duchesse de Courlande, médaille de 1812
L’empereur avait conservé à la nouvelle impératrice les dames de la Maison de l’ancienne, parmi lesquelles figuraient les plus grands noms de l’ancienne aristocratie française , Mortemart, Montmorency, Talhouët, Lauriston, Montalivet, mais aussi étrangère comme Lascaris, Brignole, et Gentile, ces dernières étant des familles génoises. A la fin de 1810, il décida de leur adjoindre d’autres dames, des belges, des toscanes et Dorothée, princesse de Courlande, qui venait d’avoir 17 ans. Les émoluments dévolus aux dames d’honneur, 3000 francs par an, ont du paraître bien ridicule à la nouvelle promue. 
“Toute jeune qu'elle était, la comtesse Dorothée de Périgord laissait deviner la femme remarquable qu'elle devait être, car elle réunissait les dons les plus rares de beauté, d'élégance et d'esprit ; mais, à la Cour, une intelligence aussi sérieuse, cultivée et indépendante, n'avait point de place et, en se contentant alors de s'établir en grande élégance et de prendre sa large part des fêtes, Mme de Périgord, qui se tenait un peu dans l'ombre de sa mère, s'arrangea pour n'inspirer aucune inquiétude et ne point faire soupçonner qu'elle eût des idées.” ( Frédéric Masson - L’impératrice Marie-Louise - Goupil et cie, éditeurs-imprimeurs, Paris 1902)


Ces deux témoignages donnent une idée de la distance qui séparait la mère de la fille. 


Revers de la même médaille

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