04/12/2020

L'apothéose de Dorothée 1/2

 


La duchesse de Courlande à la fin de sa vie


La décennie était achevée. La duchesse de Courlande, amie de cœur et amante de corps du prince de Talleyrand, mère de la duchesse de Dino, s’était éteinte le 20 août 1821 dans son château de Lobichaü. Talleyrand écrit à son ami le prince de Dalberg, le 1er novembre: “J'aurais été bien fâché, mon cher Dalberg, de ne pas recevoir une marque d'amitié de vous, au moment où j'éprouve la plus grande peine de ma vie, je vous remercie de votre lettre, je n'aurais jamais porté mon esprit sur l'idée que je survivrais à cette pauvre duchesse : j'espérais qu'elle me fermerait les yeux. C'était un ange de douceur et de bonté: je la regretterai jusqu'à ma dernière heure”

Elle aurait aimé être la marraine de sa petite-fille Pauline, mais cela lui fut refusé par l’église catholique car la duchesse était protestante. Il n’est pas certain que Dorothée ait beaucoup regretté une mère avec laquelle elle avait été en conflit, qui l’avait mariée, malgré elle, et était sa rivale dans le coeur de Talleyrand. 


En 1824, Louis XVIII était mort. En sa qualité de Grand Chambellan, il avait assisté à la mort et à l’embaumement du roi. Lors des funérailles, il était le premier dans l’ordre de préséance du cortège, portant la bannière de France. Le 29 mai 1824, il assistait au sacre de Charles X.  



Le Sacre de Charles X par Gérard


Ce fut un supplice pour lui à rester debout près du roi pendant des heures, à 71 ans. Sa boiterie en augmenta, ce qui lui valut alors le surnom de “Diable boiteux.” 

Il se rendit ensuite à Rochecotte pour se reposer de ces cérémonies qu’il avait dû regarder avec une certaine distance. 

Il était né sous Louis XV, avait vu Louis XVI sombrer, Napoléon s’enfoncer, Louis XVIII le mépriser. Qu’apporterait Charles X ?

Le 20 janvier 1827 était survenu un évènement qui stupéfia la France. Lors de la cérémonie commémorative de Louis XVI et Marie-Antoinette à Saint-Denis, un individu se précipita sur le Grand Chambellan et le gifla. C’était le comte de Guerry-Maubreuil. Peu après quand le roi lui dit que l’auteur de la gifle serait puni,  il répondit, hautain, “Sire, c’était un coup de poing”. Un Talleyrand-Périgord re reçoit pas de gifle mais peut être la victime d’un attentat manqué. Maubreuil explique son geste comme une vengeance car Talleyrand n’aurait pas respecté la promesse faite en 1814 de lui donner un titre de duc et 200 000 livres de rente s’il assassinait Napoléon. Maubreuil fut condamné, après avoir agoni d’insultes Talleyrand. L’affaire fit grand bruit sans aboutir à rien d’autre qu’ennuyer le prince de Talleyrand.  





Maubreuil




En janvier 1829, il maria son neveu, le fils de Dorothée, Louis de Talleyrand-Périgord à Alix de Montmorency et obtint du roi pour le jeune homme de 18 ans, le titre de duc de Valençay. 


La vie, somme toute ennuyeuse qu’il mène avec sa routine, et malgré l’amour de Dorothée et de Pauline, va changer. Dans ses Mémoires, il écrivit : “Lorsqu’en 1829, Charles X prit la résolution insensée de changer son ministère et d’appeler dans son conseil les hommes les plus impopulaires du pays qui n’avaient d’autres mérites qu’une obéissance aussi aveugle que l’obstination de l’infortuné roi, on ne pouvait plus se dissimuler que nous marchions vers l’abîme.” Personne en France, ne voulait de cet abîme, moins Talleyrand qu’un autre.





Talleyrand en 1828 par Ary Scheffer


Lorsque Charles X devant l’opposition violente aux mesures Polignac, dit au prince : “Un roi qu’on menace n’a qu’à choisir entre monter à cheval ou monter en charrette.” “Sire, répondit Talleyrand, Votre Majesté oublie la chaise de poste.

Il est inutile de s’étendre sur les “Trois Glorieuses” et la montée sur le trône de Louis-Philippe. Talleyrand y eut sa part active. On ne sait pas qu’elle fut l’attitude de Dorothée car ses Mémoires, interrompues depuis son mariage forcé, ne reprennent qu’en Novembre 1830.





Louis-Philippe, roi des Français, 

prêtant serment de maintenir la Charte de 1830 par Gérard.


Entre-temps, pour le remercier de ses services, le roi des Français, le 6 septembre, a nommé le prince de Talleyrand ambassadeur à Londres. On aurait pu penser au prestigieux ministère des Affaires étrangères, mais les destinées du monde ne se décidaient-elles pas à Londres et c’est là que le “Diable boiteux” pourrait exercer tous ses talents, mondains et diplomatiques.  Apprenant sa nomination, le tsar, Nicolas Ier, qui se méfiait d’un gouvernement né de l’émeute, changea d’avis : “ Puisque Mr de Talleyrand s’attache au nouveau gouvernement français, ce nouveau gouvernement doit avoir des chances de durée”. Il jouissait à l’étranger d’un prestige exceptionnel. Metternich était son ami. Le duc de Wellington, alors premier ministre, apprenant la nomination dit : “ Nous deux, nous maintiendrons la paix contre les anarchistes de France et contre les perturbateurs de l’étranger.” En fait, seuls les tenants de la monarchie ancienne en France n’aimaient pas Talleyrand. Mais il est vrai qu’ils n’avaient rien compris.


Et Dorothée, que pensait-elle de cette nomination ? Tout laisse à penser qu’elle n’a pu qu’encourager le prince à l’accepter. A Londres, elle serait loin de Paris où le Faubourg Saint-Germain la snobait, elle échapperait à la routine de la rue Saint-Florentin et de Valençay. Elle regretterait sans doute Rochecotte mais elle avait compris d’emblée qu’elle pourrait avoir un  rôle politique de premier plan. Sa mère et ses soeurs, elle-même durant le Congrès de Vienne, étaient trop internationales pour se contenter d’un seul pays dans lequel elles pouvaient intervenir. Leur sphère d’influence était l’Europe. De Londres, elle pourrait de nouveau s’intéresser aux grandes affaires.  



Dorothée en 1838 par Claude Marie Dubufe


Partir pour Londres était aller de nouveau à la rencontre de la gloire et de ses fumées mais aussi tenter de résoudre le problème épineux de la Belgique. 


Le soulèvement de la Belgique n’était pas sans conséquence pour l’Europe et ses familles royales. Le 25 août 1830, Bruxelles avait donné le signal en se révoltant contre l’autorité des princes d’Orange-Nassau, souverains de Pays-Bas, auxquels le Congrès de Vienne avait étendu leurs pouvoir sur les anciens Pays-Bas autrichiens, et ce sans consulter les populations en question. Jusqu’à la Révolution française, ces territoires, ayant fait partie de l’héritage bourguignon, apporté par Marie de Bourgogne à son époux l’empereur Maximilien, étaient administrés, fort bien, par des régents représentant la Maison d’Autriche. Révolution et Empire y établirent la souveraineté française, l’empire déchu, les Belges n’ont pas compris que l’on dispose ainsi de leur territoire, sans créer un état  souverain. 



 Le mariage des Pays-Bas et de la Belgique

béni par Metternich en 1815


Il est inutile entrer dans les détails de l’indépendance de la Belgique et la création du nouveau royaume, sous l’égide et avec l’assentiment du Royaume-Uni et de la France. 

Talleyrand était arrivé à Londres le 22 septembre, le 23 septembre l’armée des Pays-Bas entra dans Bruxelles où elle s’opposa à la résistance des Bruxellois. Le 4 octobre 1830, le Gouvernement provisoire proclame l’indépendance de la Belgique, annonce la rédaction du projet de constitution et la convocation prochaine d’un Congrès national.

Le 20 janvier 1831, à Londres, les grandes puissance, dont la France représentée par Talleyrand, acceptent la volonté d’indépendance du peuple belge et jettent les bases d’une séparation entre les deux pays.

Une fois les territoires belges récupérés et indépendants des Pays-Bas, il fallait un souverain au nouvel état. Il y avait plusieurs candidats possibles. Les affaires de Belgique se réglaient en un congrès international tenu à Londres, sous les auspices de Lord Palmerston, alors ministre des Affaires étrangères du Royaume-Uni. Il n’était, bien entendu, pas question d’établir une république. Devant la difficulté du choix, des pétitions furent lancées dans tout le pays. Le résultat fut intéressant. Dix-neuf candidats furent proposés, parmi lesquels, Lafayette, le pape, l’archiduc Charles d’Autriche, duc de Teschen, vainqueur de Napoléon à la bataille d’Aspern, le prince Othon de Bavière, frère du roi, le duc de Reichstadt, un prince indigène ( sans autre précision, cela devait probablement signifier un prince de l’aristocratie belge)  et bien d’autres. Il semblait que l’une des conditions du choix ait été que si le candidat n’était pas marié, il devait épouser la princesse Louise d’Orléans, la fille du roi des Français. Les duc de Nemours,  de Leuchtenberg et Charles d’Autriche représentaient en fait les seuls candidats possibles et crédibles. Alors que le prince indigène obtenait 91 signataires, le duc de Nemours 644, Leuchtenberg atteignait les 3695.  



Auguste de Beauharnais, duc de Leuchtenberg (1810-1835)

par Dury


Un parti nombreux avait depuis quelques temps tourné les yeux vers le fils du prince Eugène, le jeune Auguste de Beauharnais, duc de Leuchtenberg. La gloire de son père, son âge, son éducation libérale et française, sa bonne mine, ses alliances avec les cours de Bavière et du Brésil, tout jouait en sa faveur. Le nombre de ses partisans s’accrut de jour en jour.” (Annuaire historique universel pour 1825, page 381 et suivantes - C-L Leur - Paris Thoisnier-Desplaces, Libraire - Rue de seine n°29 )


Le duc de Nemours, fils de Louis-Philippe et le duc de Leuchtenberg, fils du prince Eugène de Beauharnais et de la princesse Auguste de Bavière, neveu de l’archiduchesse Sophie, mais aussi frère de la reine de Suède et de l’impératrice du Brésil étaient donc les seuls candidats sérieux choisis par pétition. Mais Leuchtenberg, bien que prince de Bavière, n’en est pas moins un “napoléonide”. Et Nemours est prince d’un pays dont la Belgique a mille raisons de se méfier. 



Le duc de Nemours ( 1814-1896) 

par Winterhalter


A Munich et à Vienne, les esprits familiaux s’agitaient devant ces candidatures : Othon de Bavière, le fils du roi, donc le neveu de l’archiduchesse Sophie, ou Eugène de Leuchtenberg, cousin germain du roi mais aussi neveu de Sophie. La candidature du troisième neveu de Sophie, cette fois-ci par alliance, le duc de Reichstadt, fils de Napoléon , ne pouvait en aucun cas être considérée sérieusement. Metternich n’avait pas voulu de lui comme héritier du minuscule duché de Parme. En faire un rois des Belges ne se produirait jamais.



Le duc de Reichstadt (1811-1832)

par Daffinger


Mais la France mit une ferme opposition de principe à l’élection du jeune Leuchtenberg. “ Le gouvernement verrait dans le choix du duc de Leuchtenberg une combinaison de nature à troubler la tranquillité de la France. Nous n’avons pas le projet de porter la plus légère atteinte à la liberté des Belges dans l’élection de leur souverain; mais nous avons aussi notre droit, en déclarant de la manière la plus formelle que nous ne reconnaitrons point l’élection de M. le duc de Leuchtenberg. Sans doute , de leur côté, les puissances seraient peu disposées à cette reconnaissance…Aucun sentiment qui puisse blesser M. le duc de Leuchtenberg ou sa famille, que nous chérissons plus que personne, ne se mêle à cet acte politique” ( Maréchal Sebastiani, Ministre des Affaires étrangères, le 21 janvier 1831) Ce ne fut pas sans difficultés que les Belges se résolurent à s’incliner devant la volonté de Louis-Philippe.


La reine de Bavière, Caroline, constate dans une lettre à l’archiduchesse Sophie, sa fille : “…une lettre d’Elise qui au sujet d’Auguste Leuchtenberg exprimait à peu près les mêmes sentiments de mécontentement et d’étonnement. Par les méfaits de la France tout paraissait fini et j’étais charmée d’apprendre qu’Auguste et son fils avaient très bien pris la chose. Mais aujourd’hui il est de nouveau fortement question de lui et il paraît qu’il a un parti très considérable…Dieu sait finalement ce qui arrivera mais je ne voudrais pas être à la place d’Auguste, je crois que je mourrais d’inquiétude et d’agitation.” (Lettre du 24 janvier 1831)


Lors du vote, sur 191 votants, le résultat fut 89 en faveur de Nemours, 67 à Leuchtenberg et 35 à l’archiduc Charles. A défaut de majorité, il fallait voter contre. Cette fois sur 192 votants, il y eut 21 pour l’archiduc Charles,74 pour Leuchtenberg et 97 pour Nemours.


Mais c’était compter sans la volonté de Louis-Philippe qui ne voulait pas du trône de Belgique pour son fils le duc de Nemours, car l’extension cela famille d’Orléans en Europe n’aurait pas été du goût des autres puissances. Il avait fait prévenir les Belges par le maréchal Sebastiani. Quand le Congrès belge vint à Paris le roi répondit : “Les exemples de Louis XIV et de Napoléon suffiraient pour me préserver de la funeste tentation d’ériger des trônes pour mes fils…” (17 février 1831) 



 Léopold de Saxe-Cobourg-Gotha (1790-1865) 

roi des Belges


Devant ce choix impossible, il fallut faire appel à un prince qui aurait  l’aval de la France et du Royaume-Uni. Le choix se porta sur Léopold, duc de Saxe-Cobourg-Gotha, oncle de la future reine Victoria et souverain d’un duché minuscule. Il avait failli être roi d’Angleterre ou roi de Grèce, il serait roi des Belges, malgré le peu d’enthousiasme de ses futurs sujets. Au vote du Congrès du 4 juin 1831, il obtint 152 suffrages sur 196. Il fut déclaré roi des Belges avec quelques rares applaudissements dans la salle. Le 26 juin 1831, Léopold duc de Saxe-Cobourg-Gotha a accepté la proposition qui lui était faite. Une nouvelle dynastie était fondée. 


Et Talleyrand, quel fut son rôle dans la constitution du nouveau royaume de Belgique ? Fondamental. Son expérience de la diplomatie européenne, sa grande entente avec le gouvernement britannique, Wellington d’abord puis Grey (1764-1845) ensuite, et avec le tsar lui permirent d’être le maître du jeu. Il détestait la guerre et fit tout pour qu’elle n’ait pas lieu en Belgique. Le 20 janvier 1831, il obtint le vote du fameux article 5 garantissant la neutralité perpétuelle de la Belgique et l’inviolabilité de son territoire. Il écrivit  à Madame Adélaïde, soeur de Louis-Philippe : “la journée d’hier est une de celles qui me paraissent devoir tenir une bonne place dans ma vie”.  



Madame Adélaïde par Gérard



Son activité et son résultat furent fêtés à Londres. Un grand dîner fut donné par le lord-maire, en son honneur. Il porta un toast à l’entente franco-anglaise : “ le rare bonheur d’offrir à l’Europe le spectacle de la liberté protégée par la loi, garantie par la popularité de leurs souverains qui connaissent tous les avantages de la paix et réunissent leurs efforts pour les conserver.” Il avait réussi à permettre aux Belges d’être indépendants sans avoir à le payer par une guerre meurtrière.

Dorothée, arrivée à Londres le 30 septembre 1830, fut à ses côtés pendant tous ces moments de négociations difficiles sur fond de drame européen. Elle fut reçue aussi bien que son oncle par la société anglaise. Leurs rapports si particuliers, dont Paris faisaient des gorges chaudes, ne posèrent aucun problème.  Sa réputation n’était pas sans tâche mais Lady Grey, née Mary Elizabeth Ponsonby (1776-1861) mère de quinze enfants, l’arbitre de la vertu à Londres,  et femme du premier ministre, dit : “J’aime beaucoup Madame de Dino, elle est toujours de bonne humeur et de la plus agréable compagnie. Comme elle ne dit jamais rien qui me froisse, pourquoi me soucierais-je des amants qu’on lui prête ? Je ne me fais pas une gloire d’être différente d’elle. J’ai eu de la chance voilà tout”. C’était ouvrir à Dorothée les portes de toutes les maisons de Londres.  






Portman Place au XIXe et aujourd’hui

A leur arrivée, le prince de Talleyrand et la duchesse de Dino s’étaient installés au 50 Portland place, dans le très élégant quartier de Mayfair. Ils déménageront ensuite pour s’installer au 21 Hanover square, adresse tout aussi élégante, dans une maison louée à la duchesse  de Devonshire. Dès leur arrivée, le couple occupa une des premiers places de la société londonienne. Mérimée, en séjour à Londres, dira : “Partout où il va, il se crée une  cour et fait la loi.”


Hanover Square


Dorothée fut la maîtresse de maison, elle fut aussi la secrétaire de l’ambassadeur, l’aidant à rédiger dépêches et discours. L’excellent éducation qu’elle avait reçue de l’abbé Piattoli devait alors lui être d’une grande utilité. Elevée par un homme de dimension internationale, vivant avec un homme de dimension internationale, elle avait acquis l’intelligence internationale. Londres était pour elle le meilleur des endroits pour exercer ses talents. 



21 Hanover square, aujourd’hui


Non seulement la duchesse de Dino suivait les événements de la politique extérieure avec les connaissances, la sagacité d'un diplomate expérimenté, mais elle s'intéressait passionnément à la politique intérieure, soit de l'Angleterre, soit de la France. Avec quelle sûreté elle s'oriente dans le labyrinthe des intrigues parlementaires, dans l'un ou l'autre des deux pays ! Le jeu compliqué des combinaisons ministérielles, de l'équilibre des partis n'a pas de secrets pour elle.



Plaque commémorative au 21 Hanover square


A elle encore les soins de la représentation que Talleyrand  souhaitait fastueuse selon sa tradition, à elle la mission de prendre contact avec la haute société anglaise imbue de tant de préjugés, et de se la disposer favorablement. La duchesse réalisait enfin ce qui avait été l'ambition de sa jeunesse et de sa première maturité,  à 37 ans, conduire le prince à une situation éminente et, auprès de lui, participer à cette prépondérance, en le secondant, en le conseillant. 







20/11/2020

La duchesse de Dino 2/2

 En 1842, Dorothée vint pour la dernière fois à Valencay. Elle dit :  "J'ai quitté Valençay avec regret, j'y ai été fort soignée ; tout le pays est resté bienveillant pour moi. Nulle part les souvenirs ne sont aussi nombreux ni aussi puissants qu'à Valençay". C’est là que le couple fut le plus heureux. 1816, 1817 et 1818 les virent aux eaux de Bourbon-L’Archambault, de Cauterets, de Barèges.

Le 29 décembre 1820, Dorothée mit au monde une fille, Pauline. La mère étant séparée de son mari, il y a tout lieu de penser que Talleyrand en fut le père. Il adora sa petite-nièce qu’il appelait “Minette". Mais pour sauver les apparences, il fallait une réconciliation, même de façade, avec Edmond, devenu duc de Dino. 

 Pauline de Talleyrand-Périgord, marquise de Castellane

Il vint donc habiter rue Saint-Florentin. Madame de Souza, ancienne maîtresse du prince et mère de Flahaut, écrivit : "Madame Dorothée est devenue mystique. Le pauvre Edmond assiste en pitoyable spectateur à cette grossesse envoyée par la grâce de Dieu". Cette réconciliation provisoire avait un prix, l’élévation du grade de grand officier de la Légion d’Honneur et le paiement de toutes ses dettes. Edmond continua sa double carrière. Général commandant la 2ème brigade de la 1ère division de cavalerie de la Garde royale en septembre 1815. Suite à son attitude en 1823 en Espagne il fut nommé lieutenant-général, et fait commandeur de Saint-Louis.  Endetté malgré la pension de 40.000 francs qu'il reçoit de Dorothée. Ses créanciers parisiens le poursuivant, il passa en Angleterre... où il débuta par une perte au jeu de 60.000 francs. Les créanciers anglais le mettent en prison. Talleyrand refusa de payer quoi que ce soit, ce qui obligea le duc de Dino à vivre à l’étranger et s’installer à Florence où il vécut de la pension versée par sa femme puis par leurs enfants. 

L’ami Rémusat écrira à propos de Pauline qu’elle ressemble à sa mère “ mais avec un nez en l’air qui servait à rendre vraisemblable la paternité de Talleyrand” .
Durant toute cette période leur vie mondaine fut intense. Pas un bal ne se donnait à Paris sans le prince de Talleyrand et la duchesse de Dino. Cela ne signifiait pas toutefois que la situation était admise par le Faubourg Saint-Germain. L’Hôtel de Talleyrand était ouvert quatre ou cinq mois durant l’hiver. Le jour de réception était le lundi et parfois plus de cinq cents personnes s’y pressaient. Tout était fastueux. Le mardi était le jour des grands dîners, et ce jusqu’à Pâques. Talleyrand dépensait une fortune. Il disait : “J’aurais un peu besoin d’aller faire des économies à Valençay car l’hiver a été fort cher.” L’idée parait étrange aujourd’hui. Mais le noble Faubourg avait pris position en faveur d’Edmond, lors de leur séparation. Et on le faisait sentir à Dorothée, malgré ses qualités personnelles, son immense fortune et sa position princière. Il est certain qu’elle en fut blessée. En 1835, elle écrivit au comte Apponyi, ambassadeur d’Autriche à Paris : “ Je suis en France depuis plus de 20 ans dans une position qui devrait croire que je suis au-dessus des préventions; et bien, je ne les ai point vaincues, je suis toujours considérée comme une étrangère et si, parfois, j’ai cru avoir pris racine, on m’a bien vite prouvé que je me trompais. Pour tout le monde, et même pour les personnes de la famille dans laquelle je suis entrée, je suis une étrangère.” ( Rapporté par Françoise de Bernardy) Il est évident qu’elle n’était pas reçue aux Tuileries, sauf en des circonstances exceptionnelles, comme le mariage du duc de Berry et de la prince Marie-Caroline de Bourbon-Siciles. Pour ces raisons, Dorothée préférait la vie à Valençay, puis plus tard à Rochecotte et choisit de retourner en Allemagne à la mort de Talleyrand.  

Théobald Piscatory (1800-1870)

Mais sous la femme du monde vivait une femme de désir. Si l’amour de Talleyrand  lui apportait tout qu’une âme désire, il ne lui apportait pas la satisfaction sexuelle à laquelle elle aspirait. Elle avouait : “ Si vous saviez à quel point je suis malheureuse.” Elle avait été amoureuse du prince Czartoryski, qui le lui avait bien mal rendu. Elle avait été amoureuse du comte Clam-Martinitz, qui avait été pire que Czartoryski. Elle attendait de rencontrer un homme jeune et beau qui pourrait réveiller son enthousiasme et satisfaire ses sens. On peut imaginer leur exigence en pensant à sa mère et à ses soeurs, les “putains de Courlande.” Elle le rencontra en la personne de Théobald Piscatory. Fervent philhellène, Piscatory avait effectué des séjours en Grèce en 1825 et 1826 pour l’aider à se libérer du joug ottoman. Il semblait être aussi romantique dans ses idées que Lord Byron mort à Missolonghi le 19 avril 1824 pour la défense de la liberté du peuple grec.  


Lord Byron par Richard Westall en 1813

Dans une lettre au baron de Vitrolles, alors ministre d’état, son grand ami et confident,  en date du 21 septembre 1826, Dorothée avoue : “Les consolations de l’amitié me deviennent chaque jour plus nécessaires; je leur demande de me tenir une grande place et surtout m’empêcher de sentir un vide que je ne voudrais plus voir rempli par ce qui a tant agité et gâté ma vie…” “L’Amitié est entrée dans sa vie le 28 septembre 1826, en acceptant l’hospitalité de Talleyrand à Valençay. Ce fut le début d’un amour partagé qui ne connut à ses débuts que la contrariété de la naissance d’une enfant. Ne pouvant cacher son état à Talleyrand qu’en s’éloignant, elle partit pour les Pyrénées, Bagnières de Luchon et Bagnières de Bigorre, pour arriver à Bordeaux.  


Acte de naissance d'Antonine Piscatory

Le 12 septembre 1827, Théobald Piscatory, âgé de vingt-neuf ans, propriétaire, demeurant habituellement à Paris, déclara la naissance d'un enfant du sexe féminin, né l'avant-veille, auquel il donna les prénoms d'Antonine, Pélagie, Dorothée, Sabine. Témoins : le médecin accoucheur, J.-B. Dupouy, chirurgien du Roi, et Samuel Brauer, homme de confiance de la duchesse de Dino.  Elle sera appelée Arcambal-Piscatory, du nom de son père et portera celui de sa mère, parmi tant d’autres. Talleyrand, dans le secret ou pas, écrivit : « J'ai des nouvelles de Mme de Dino qui se repose deux jours, à Bordeaux ». Le 5 avril 1845, Antonine épousera Octave Auvity, de dix ans son aîné, fils et neveu de médecins parisiens,  dont l’un Jean Abraham avait été le chirurgien de la famille impériale, receveur particulier des finances dans la Haute-Loire, qui sera décoré de la Légion d’Honneur en 1877. Son père, Théobald, à l’époque ministre plénipotentiaire, n’assistera pas au mariage, car il était en poste à Athènes.  Antonine est donc mariée dans une famille de la bonne bourgeoisie parisienne, qui compte médecins, chirurgiens et généraux, tous membres de la Légion d'Honneur. Dans l’acte de mariage elle est déclarée née de mère non nommée, qui ne s’occupa probablement jamais d’elle. Son père, après l’avoir élevée, l’avait dotée. Elle mourut sans postérité en 1908, tante et cousine non reconnue, des ducs de Talleyrand-Périgord.

Il semble qu’il ne s’agissait pas du premier enfant naturel de Dorothée. Elle aurait eu une fille, Marie-Henriette, baptisée près de Bourbon l’Archambaud le 15 septembre 1816, née de ses amours avec Clam-Martinitz. La descendante de Marie-Henriette, Madame Françoise Engel, épouse de Jean Piat, disait que que Dorothée était bien son ancêtre. Antonine mourut en 1908 et Marie-Henriette en 1905. A Hyères le 23 janvier 1826 est née Julie Zulmé, de parents inconnus, qui fut confiée à Monsieur Fleury, médecin-chef de la Marine à Toulon. On attribua aussi la maternité de l’enfant à Dorothée. C’était possible et pas certain car Talleyrand était du voyage dans le midi et ne se serait aperçu de rien. 

Quoiqu’il en soit, la duchesse de Dino ne s’occupa absolument pas de ses enfants illégitimes. Elle ne pouvait les reconnaître mais aurait pu contribuer d’une manière ou d’une autre à leur éducation et à leur fortune. Elle ne fit rien. 

Piscatory, ne fut pas seulement l’amant de Dorothée, ce que tout le monde savait, mais il fut aussi celui qui l’introduisit dans le milieu politique libéral. Le prince de Talleyrand et la duchesse de Dino le connaissaient pour avoir déjà rencontré Savary, duc de Rovigo, malgré leur différend à propos de l’assassinat du duc d’Enghien, Victor duc de Broglie, gendre de Madame de Staël, le baron Pasquier, futur Chancelier et duc, le maréchal Sebastiani,  

Royer-Collard par Gericault

le comte Molé et bien d’autres figures de l’aristocratie. Piscatory lui fit rencontrer les étoiles montantes de l’opposition au régime, Royer-Collard, Guizot, Thiers, Mignet. Tous seront des figures importantes de la Monarchie de Juillet. Bien entendu les relations avec le Palais-Royal étaient excellentes, que ce soit avec le duc d’Orléans ou sa soeur, Madame Adélaïde. Talleyrand, toujours Grand Chambellan largement doté, avait une attitude prudente, laissant Dorothée se mettre en avant. Elle invitait les têtes pensantes de l'opposition à l’hôtel de Talleyrand, mais chez elle. Les invités ne s'arrêtaient pas à l'entresol pour voir le prince dans ses appartements. Ils montaient à l'étage. Arrivés sur le palier, ils ne se dirigeaient pas vers la somptueuse réception du prince, donnant sur les Tuileries, mais vers les appartements de la duchesse. Le prince n'invitait pas les opposants au roi... il laissait faire sa nièce. 

Le 30 avril 1828, Dorothée avait acheté, moyennant le prix de 400 000 francs, le château de Rochecotte dans l’Indre. "J'ai une vraie passion pour Rochecotte; c'est à moi, c'est la plus belle vue et le plus beau pays du monde; enfin c'est un air qui me fait vivre légèrement et puis j'arrange, je retourne, j'embellis, j'approprie... J'ai pris la vie de campagne à la lettre”, écrivit-elle le 5 juillet 1828. C’est sa première vraie maison. Jusque là, elle a habité palais et demeures somptueuses, appartenant à d’autres. A Rochecotte, elle était chez elle. 








Vue d’ensemble du château de Rochecotte et façade


“Le coteau est couronné par le château de Rochecotte, vaste édifice construit dans le goût moderne, et que les étrangers s'empressent de visiter (...) Il appartient aujourd'hui à Mme la duchesse de Dino, qui après y avoir fait d'importants réparations et l'avoir meublé avec magnificence, y a réuni les plus précieuses collections d'objets d'art et d'antiquité.  





Rochecotte - Le grand salon et enfilade


Mais ce qu'on y remarque surtout avec une curiosité inspirée par l'immense réputation de feu le prince de Talleyrand, c'est un ample assortiment de bijoux donnés à ce fameux diplomate par toutes les puissances de l'Europe avec lesquels il traita durant sa longue et mobile carrière (...) Rien d'éblouissant comme cette joaillerie diplomatique"...  écrivait le journaliste  Georges Touchard-Lafosse.  En effet, si Talleyrand ne voyait pas l’opposition chez lui, il pouvait la voir chez les autres. Il n’était en rien responsable des invitations de sa nièce, la duchesse de Dino. 



Armand Carrel ( 1800-1836)

par Ary Scheffer

Les grands noms de la politique, emmenés chez Dorothée par son amant Théobald Piscatory, se retrouvaient ainsi autour de son autre amant le prince de Talleyrand, non sans signer le livre d'or où il avait lui-même inscrit ces mots : « Rochecotte est un lieu enchanteur où il y a beaucoup de questions à faire et où se trouve la personne sachant le mieux y répondre. » Cette définition par Talleyrand lui-même donne le ton de ce lieu où se réunissent Thiers, Broglie et Armand Carrel, journaliste romantique, qui y fondèrent le 3 janvier 1830 Le National, journal d’opposition, destiné à “faire de la bonne politique…c’est l’art d’agiter le peuple avant de s’en servir.” François Mignet (1796-1884) journaliste et historien, Adolphe Thiers seront aussi de Rochecotte, invités par Talleyrand fin 1829.

La révolution se préparait lentement, il suffisait d’attendre un faux pas du régime. Le duc de Polignac saura s’y employer.



Saisie des presses du National le 27 juillet 1830

21/10/2020

La duchesse de Dino 1/2

 Le Congrès est terminé, Talleyrand remercié et Dorothée désespérée.


"La Chambre Introuvable"

Les 14 et 22 août 1815, les électeurs votent. Les résultats donnent 350 députés ultra-ultra-royalistes contre 50 députés constitutionnels. C’est la “Chambre introuvable”, selon l’expression de Louis XVIII lui-même. Certes, pas tous les Français n’ont voté. Seuls ceux qui paient plus de 300 francs d’impôts peuvent voter et ceux qui paient plus de 1 000 peuvent être élus.  Il est d’autant moins certain que le monarque ait été satisfait par cette chambre, qu’il s’attacha dès le début à essayer de réconcilier les élites françaises en intégrant celles issues de l’Empire à celles “qui n’avaient rien appris, ni rien oublié”, comme étaient définis les tenants de l’Ancien Régime qu’ils espéraient voir restaurer.



"La Terreur Blanche"


Talleyrand est revenu de Vienne, Premier ministre de la France. Il l’est resté du 9 juillet au 26 septembre 1815. Connaissant l’ingratitude des princes mais se croyant indispensable, il ne pensait pas qu’il perdrait de sitôt la faveur de Louis XVIII. Ce dernier lui avait manifesté beaucoup de froideur lors de la Première Restauration au printemps 1814 et pour s’en débarrasser l’avait envoyé négocier à Vienne. Sa réussite n’était pas du goût du monarque. A ses allusions Talleyrand comprit qu’il ne resterait pas longtemps dans sa position. Le roi lui rappelait souvent les beautés de Valençay où il pourrait rétablir une santé fragile. Faisant semblant de ne pas comprendre, il s’entendit poser la question par le roi : “Il y a loin de Paris à Valençay ?” La réplique de Talleyrand fut superbe : “ Sire, il y a 20 lieus de plus que de Paris à Gand”. Tout était dit. Le 24 septembre, alors que Talleyrand disait au roi que selon lui personne ne pouvait former un ministère, il s’entend répondre par Louis XVIII, qui avait pris un air distrait : “Eh bien, je prendrai un nouveau ministère.” (Mémoires de Vitrolles dans Jean Orieux)



Louis XVIII en costume de sacre, qui n'eut jamais lieu, par Gérard


Le roi fit appel au duc de Richelieu, qui venait de rentrer de Russie où il avait servi brillamment Catherine II et ses successeurs. Talleyrand persifla : « Bon choix assurément, c'est l'homme en France qui connaît le mieux la Crimée ! ». 


Le duc de Richelieu

Trois mois après  le roi fit appel au bel Elie Decazes (1780-1860) duc de Glücksberg. Royaliste modéré, il bénéficiait non seulement de l’appui du monarque mais de son affection, au point que l’on se posait la question de savoir si le roi n’était pas amoureux de son ministre. 



Elie Decazes

Dorothée était rentrée à Paris le 20 juillet 1815, accompagnée de son amant. Il y avait de la passion et de l’orgueil dans cette liaison. Amour du côté de Dorothée, fatuité du côté de Clam-Martinitz. Leur situation se compliqua encore par l’intervention d’Edmond de Talleyrand-Périgord, qui se souvenant qu’il était le mari, se jugea offensé et provoqua l’amant de sa femme en duel. Dans l’atmosphère délétère de l’époque, cela prête à sourire.  Edmond reçut un grand coup de sabre à travers la figure. Le seul qui souffrait réellement de cette aventure était le prince de Talleyrand, qui en fait mourait de jalousie. Plus Dorothée s’attachait à Clam-Martinitz et plus Talleyrand aimait Dorothée. Le chancelier Pasquier, Madame de Boigne et Charles de Rémusat font chacun ce constat. Pour Pasquier “ à soixante ans passés, il a choisi pour se livrer à un sentiment dont l’ardeur l’a absorbé au point de ne lui laisser aucune liberté d’esprit.” Quand il crut que Dorothée allait le quitter “  il tomba dans abattement impossible à décrire aussi bien au physique qu’au moral.” Pour Madame de Boigne : “Monsieur de Talleyrand en perdit la tête”. Et pour Rémusat, un intime de Talleyrand, “ les tourments du désir et de la jalousie qui étaient cause que Monsieur de Talleyrand avait paru, dans les derniers mois, au-dessous de lui-même.” ( Cité par Jean Orieux) Talleyrand était un amant transi, fou de jalousie. Ce n’est pas l’image que l’on a de l’homme qui survécut à tous les régimes, dont il domina un grand nombre. 

Dorothée est, malgré tout et sans contestation, la maîtresse de maison rue Saint-Florentin. La princesse  de Talleyrand est partie pour Londres en mars 1815 et Talleyrand fait ce qu'il faut pour qu'elle y reste. L'hôtel est vaste. Dans l'aile sur la rue de Rivoli : les six pièces de l'appartement du prince à l'entresol, et les salons d'honneur au premier. Dorothée habitait avec ses enfants dans l'autre aile, de l'autre côté de la cour, au premier. La fille de Talleyrand, Charlotte, et son mari Alexandre, à l'entresol.  Dès son arrivée, Dorothée est placée dans le tourbillon diplomatique. On annonce Wellington. Elle va à son avance, dans le salon de l'Aigle, au premier étage de l'hôtel, et l'accueille par un cri jailli du coeur : “ Mon sauveur..” Elle oubliait que c’était à Napoléon qu’elle devait sa position en France.

Mais elle est aussi à Milan fin 1815, début 1816, pour assister à l’entrée de l’empereur d’Autriche dans la ville nouvellement attribuée par le Congrès de Vienne. Sa mère et ses soeurs sont là. Clam-Martinitz aussi, au grand dam de Talleyrand, resté à Paris, avec la charge des enfants de Dorothée. A Vienne, Dorothée apprit de la bouche de sa soeur, Whilhelmine, duchesse de Sagan, que Clam-Martinitz la trompait. Le 19 janvier, Dorothée donna le bal qu’elle avait organisé et le 21, elle dit adieu à Vienne et à Clam-Martinitz.


     Whilhelmine, duchesse de Sagan

Mais 1815 ne finit pas que sur une note d’échec pour le Prince de Talleyrand. Louis XVIII le nomma Grand Chambellan le 28 septembre, avec une rente de 100 000 francs par an. Le 8 novembre 1815, un décret du roi des Deux-Siciles, Ferdinand Ier, le créa duc de Dino, en échange de la principauté de Bénévent que lui avait donnée Napoléon Ier. Dino et Bénévent sont situés en Calabre. Dino est une petite île inhabitée de 50 hectares. 


L'île de Dino

Peu importe la surface et la population, l’essentiel est dans le titre et la reconnaissance qui va avec. Le 31 août 1817, Louis XVIII le reconnaîtra comme un titre français, assorti d’une pairie héréditaire. Et le 2 décembre de la même année, le roi des Deux-Siciles autorisera la transmission du titre en faveur du neveu. Et c’est ainsi que la comtesse Edmond de Talleyrand-Périgord devint la duchesse de Dino, titre et nom sous lesquels elle sera immortalisée. 


Vue d'ensemble du château de Valençay


Dégagé de tout souci politique mais pas d’intérêt pour le politique, le nouveau duc de Dino se tient au courant de tout et n’hésite pas à griffer, surtout les Bourbons : “La nature a placé les yeux sur le front des gens pour qu’ils regardent en avant, mais les Bourbons les ont de l’autre côté et regardent en arrière.” Il s’était installé à Valençay où il avait entrepris de nouveaux aménagements. Dorothée l’y avait rejoint. Sa mère, la duchesse de Courlande, ayant oublié toute jalousie de la relation entre son amant et sa fille, était aussi de la partie. Elle était revenue de Silésie où Talleyrand lui avait écrit le 21 mai 1816 : “Je vais m’occuper de votre chambre, faire mettre le tapis, nettoyer toutes choses pour qu’au mois d’octobre vous soyez passablement bien…nous passerons, chère amie, notre vie dans les mêmes lieux, dans les mêmes occupations, dans toute la même manière de vivre. Je ne sais rien comparable au bonheur de passer ces jours avec vous…”


La terrasse de Valençay

Talleyrand aimait son domaine de Valençay, véritable demeure royale. Vingt cinq appartements de maître, une galerie de soixante dix mètres, quatre hectares de toitures, une orangerie, des communs, et  19500 hectares de bois et de terre, qu’il visitait  en calèche.


Grand salon de Valençay


Salon bleu


Attentifs à la vie des habitants du pays, lui et sa nièces étaient le modèle des châtelains. Il fonda une pharmacie gratuite, organisa des distributions de pain, de linge, d'argent. Mais l'œuvre la plus chère au prince et à sa nièce fut l’école des Filles, Maison de charité selon la terminologie de l'époque. Traversant la petite ville en voiture, le couple rendait tous les jours visite à l'école. Causer avec les Sœurs et les élèves était pour eux un plaisir. Après avoir veillé à l'achèvement de la chapelle de l'école, il l'embellit. Ce fut la chapelle Saint-Maurice, sous laquelle il aménagea une crypte pour recevoir la dépouille des siens. A Valençay, et grâce à sa nièce, le prince est d'abord un grand seigneur à l'écoute des plus humbles. Dorothée savait se dévouer aux autres, avec délicatesse et efficacité. Sa bonté naturelle était bien réelle, et elle sut aimer les habitants de Valençay. 


Chambre de la duchesse de Dino


La mère et la fille composèrent l’essentiel de la compagnie du prince. Trio improbable à nos yeux. Il les aime toutes les deux, de manière différente mais sincère. C’est du Marivaux. Dorothée et lui, dès lors ne se quittèrent plus. Peut-on appeler de l’amour l’admiration réciproque qu’ils éprouvaient ? Probablement oui. Il lui écrivit : “On peut avec vous sauter à pieds joints sur les idées intermédiaires. Votre esprit n’est jamais enrayé, c’est par là que vous avez cessé d’être allemande. Vous l’êtes restée dans toutes vos habitudes sauf celles de l’esprit…Convenez que nous aurions grand tort de nous passer l’un de l’autre car je perdrais mon mouvement et vous votre repos”. Pour Dorothée : “ Mon long commerce avec Monsieur de Talleyrand m’a rendue difficile pour celui de tout le reste du monde. Les esprits que je rencontre me semblent lents, diffus, arrêtés par de petits à-côtés”.



Chambre de Talleyrand


C’est dans cette rencontre de l’esprit que se trouve l’explication de leur relation extraordinaire dans tout les sens du terme. Elle est jeune, belle et riche. Il est un vieux beau en mauvaise santé, couvert de flanelle et de dentelles. On peut comprendre l’amour du barbon pour la belle. Le contraire est plus difficile. Mais la richesse de l’humanité réside peut-être dans cet incompréhensible. Peut-on en effet tout expliquer ? 


Chaussure orthopédique de Talleyrand, conservée au château de Valençay


Voici comment est décrite l’action du seigneur de Valençay par les curateurs du château aujourd’hui  : “Toujours actif et entreprenant, il s’occupe de son domaine, reçoit beaucoup d’amis, lit, écrit et pense. Celui qui a contribué à l’ascension de Napoléon Bonaparte puis à la Restauration des Bourbons, qui a sauvé la France d’une débâcle assurée au Congrès de Vienne est toujours habité par une idée dont il avait déjà tenté de convaincre Louis XVI. Une idée opposée à la volonté de domination et de conquête de l’Empereur. A la tentation absolutiste  du roi et de ses zélateurs aveugles au présent comme à l’avenir. Cette idée qui prône l’instauration d’une monarchie constitutionnelle et parlementaire, à l’exemple de l’Angleterre, n’a pas séduit les chefs d’Etat qui ont eu recours à ses services.  En revanche, les aspirations à  la liberté, la justice et la prospérité qui lui sont liées, déjà présentes chez des philosophes favoris de Talleyrand tels que Montesquieu et Voltaire, trouvent un terrain propice à un début  d’application dans le vaste domaine de Valençay. En 1825, le préfet de l’Indre écrit à son ministre : « Il n’y a ni mendiant ni individu absolument nécessiteux à Valençay parce que monsieur le prince de Talleyrand a établi des ateliers où il y a du travail pour tous les âges. » Talleyrand a aussi répandu des secours en tous genres. Bureau de bienfaisance, maison de charité où des sœurs instruisent des petites filles, portent secours aux malades. Fait don d’un terrain pour construire une mairie, une justice de paix, une école de garçons …” C’est un bel hommage qui lui est rendu et Dorothée y a certainement sa part.


Les vies de Charles-Maurice et de Dorothée vont désormais être unies mais connaître des aléas.  A Valençay, toutefois, il n’y a pas de nuages. Pour George Sand : "Ce lieu est un des plus beau de la terre et aucun ne possède un parc plus pittoresque, des arbres d'une végétation plus haute, des gazons d'un plus beau vert et ondulés sur des mouvements de terrain plus gracieux".  Pour le baron de Barante, pair de France  : "Me voici dans ce grand château où tout est magnifiquement hospitalier, où règne une richesse aristocratiquement dépensée, dont il n'y a plus ou il n'y a pas encore un autre exemple en France. C'est un parc de trois cents arpents avec des troupeaux de daims et de chevreuils. Ce sont de vastes forêts percées comme le bois de Boulogne. Ce sont des chasses, des chevaux, des calèches au service des hôtes. C'est ensuite une population de commensaux, médecin, aumônier, précepteur, musiciens, gens d'affaires, puis un mobilier très riche, des marbres, des tableaux, des gravures, une bibliothèques de dix mille volumes". Parlant de Talleyrand : "Ce lieu lui plaît ; il le montre avec complaisance... Quand à Mme de Dino, elle semble aussi fort contente de son séjour ici ; elle monte beaucoup à cheval, court la chasse et emploie son activité en mouvement" 



Salle à manger


Qui sont les commensaux de ce domaine,  qui ressemble à une des principautés de l’Europe orientale, dans lesquelles Dorothée avait passé son enfance. Pour les aristocrates, on y rencontre les  ducs de Noailles, Choiseul-Gouffier, Decazes, d'Esclignac, le prince de Laval, les barons de Montmorency et Montrond, Mme de Coigny, Prosper de Barante, Mr de Sainte-Aulaire, Mme de Saint-Aldegonde, le duc d’Orléans, la princesse de Lieven et bien d’autres.  Du monde politique, il y a Thiers, Mignet, Royer-Collard, comme une opposition au régime en place. 



Le cabinet de travail de Talleyrand