20/11/2020

La duchesse de Dino 2/2

 En 1842, Dorothée vint pour la dernière fois à Valencay. Elle dit :  "J'ai quitté Valençay avec regret, j'y ai été fort soignée ; tout le pays est resté bienveillant pour moi. Nulle part les souvenirs ne sont aussi nombreux ni aussi puissants qu'à Valençay". C’est là que le couple fut le plus heureux. 1816, 1817 et 1818 les virent aux eaux de Bourbon-L’Archambault, de Cauterets, de Barèges.

Le 29 décembre 1820, Dorothée mit au monde une fille, Pauline. La mère étant séparée de son mari, il y a tout lieu de penser que Talleyrand en fut le père. Il adora sa petite-nièce qu’il appelait “Minette". Mais pour sauver les apparences, il fallait une réconciliation, même de façade, avec Edmond, devenu duc de Dino. 

 Pauline de Talleyrand-Périgord, marquise de Castellane

Il vint donc habiter rue Saint-Florentin. Madame de Souza, ancienne maîtresse du prince et mère de Flahaut, écrivit : "Madame Dorothée est devenue mystique. Le pauvre Edmond assiste en pitoyable spectateur à cette grossesse envoyée par la grâce de Dieu". Cette réconciliation provisoire avait un prix, l’élévation du grade de grand officier de la Légion d’Honneur et le paiement de toutes ses dettes. Edmond continua sa double carrière. Général commandant la 2ème brigade de la 1ère division de cavalerie de la Garde royale en septembre 1815. Suite à son attitude en 1823 en Espagne il fut nommé lieutenant-général, et fait commandeur de Saint-Louis.  Endetté malgré la pension de 40.000 francs qu'il reçoit de Dorothée. Ses créanciers parisiens le poursuivant, il passa en Angleterre... où il débuta par une perte au jeu de 60.000 francs. Les créanciers anglais le mettent en prison. Talleyrand refusa de payer quoi que ce soit, ce qui obligea le duc de Dino à vivre à l’étranger et s’installer à Florence où il vécut de la pension versée par sa femme puis par leurs enfants. 

L’ami Rémusat écrira à propos de Pauline qu’elle ressemble à sa mère “ mais avec un nez en l’air qui servait à rendre vraisemblable la paternité de Talleyrand” .
Durant toute cette période leur vie mondaine fut intense. Pas un bal ne se donnait à Paris sans le prince de Talleyrand et la duchesse de Dino. Cela ne signifiait pas toutefois que la situation était admise par le Faubourg Saint-Germain. L’Hôtel de Talleyrand était ouvert quatre ou cinq mois durant l’hiver. Le jour de réception était le lundi et parfois plus de cinq cents personnes s’y pressaient. Tout était fastueux. Le mardi était le jour des grands dîners, et ce jusqu’à Pâques. Talleyrand dépensait une fortune. Il disait : “J’aurais un peu besoin d’aller faire des économies à Valençay car l’hiver a été fort cher.” L’idée parait étrange aujourd’hui. Mais le noble Faubourg avait pris position en faveur d’Edmond, lors de leur séparation. Et on le faisait sentir à Dorothée, malgré ses qualités personnelles, son immense fortune et sa position princière. Il est certain qu’elle en fut blessée. En 1835, elle écrivit au comte Apponyi, ambassadeur d’Autriche à Paris : “ Je suis en France depuis plus de 20 ans dans une position qui devrait croire que je suis au-dessus des préventions; et bien, je ne les ai point vaincues, je suis toujours considérée comme une étrangère et si, parfois, j’ai cru avoir pris racine, on m’a bien vite prouvé que je me trompais. Pour tout le monde, et même pour les personnes de la famille dans laquelle je suis entrée, je suis une étrangère.” ( Rapporté par Françoise de Bernardy) Il est évident qu’elle n’était pas reçue aux Tuileries, sauf en des circonstances exceptionnelles, comme le mariage du duc de Berry et de la prince Marie-Caroline de Bourbon-Siciles. Pour ces raisons, Dorothée préférait la vie à Valençay, puis plus tard à Rochecotte et choisit de retourner en Allemagne à la mort de Talleyrand.  

Théobald Piscatory (1800-1870)

Mais sous la femme du monde vivait une femme de désir. Si l’amour de Talleyrand  lui apportait tout qu’une âme désire, il ne lui apportait pas la satisfaction sexuelle à laquelle elle aspirait. Elle avouait : “ Si vous saviez à quel point je suis malheureuse.” Elle avait été amoureuse du prince Czartoryski, qui le lui avait bien mal rendu. Elle avait été amoureuse du comte Clam-Martinitz, qui avait été pire que Czartoryski. Elle attendait de rencontrer un homme jeune et beau qui pourrait réveiller son enthousiasme et satisfaire ses sens. On peut imaginer leur exigence en pensant à sa mère et à ses soeurs, les “putains de Courlande.” Elle le rencontra en la personne de Théobald Piscatory. Fervent philhellène, Piscatory avait effectué des séjours en Grèce en 1825 et 1826 pour l’aider à se libérer du joug ottoman. Il semblait être aussi romantique dans ses idées que Lord Byron mort à Missolonghi le 19 avril 1824 pour la défense de la liberté du peuple grec.  


Lord Byron par Richard Westall en 1813

Dans une lettre au baron de Vitrolles, alors ministre d’état, son grand ami et confident,  en date du 21 septembre 1826, Dorothée avoue : “Les consolations de l’amitié me deviennent chaque jour plus nécessaires; je leur demande de me tenir une grande place et surtout m’empêcher de sentir un vide que je ne voudrais plus voir rempli par ce qui a tant agité et gâté ma vie…” “L’Amitié est entrée dans sa vie le 28 septembre 1826, en acceptant l’hospitalité de Talleyrand à Valençay. Ce fut le début d’un amour partagé qui ne connut à ses débuts que la contrariété de la naissance d’une enfant. Ne pouvant cacher son état à Talleyrand qu’en s’éloignant, elle partit pour les Pyrénées, Bagnières de Luchon et Bagnières de Bigorre, pour arriver à Bordeaux.  


Acte de naissance d'Antonine Piscatory

Le 12 septembre 1827, Théobald Piscatory, âgé de vingt-neuf ans, propriétaire, demeurant habituellement à Paris, déclara la naissance d'un enfant du sexe féminin, né l'avant-veille, auquel il donna les prénoms d'Antonine, Pélagie, Dorothée, Sabine. Témoins : le médecin accoucheur, J.-B. Dupouy, chirurgien du Roi, et Samuel Brauer, homme de confiance de la duchesse de Dino.  Elle sera appelée Arcambal-Piscatory, du nom de son père et portera celui de sa mère, parmi tant d’autres. Talleyrand, dans le secret ou pas, écrivit : « J'ai des nouvelles de Mme de Dino qui se repose deux jours, à Bordeaux ». Le 5 avril 1845, Antonine épousera Octave Auvity, de dix ans son aîné, fils et neveu de médecins parisiens,  dont l’un Jean Abraham avait été le chirurgien de la famille impériale, receveur particulier des finances dans la Haute-Loire, qui sera décoré de la Légion d’Honneur en 1877. Son père, Théobald, à l’époque ministre plénipotentiaire, n’assistera pas au mariage, car il était en poste à Athènes.  Antonine est donc mariée dans une famille de la bonne bourgeoisie parisienne, qui compte médecins, chirurgiens et généraux, tous membres de la Légion d'Honneur. Dans l’acte de mariage elle est déclarée née de mère non nommée, qui ne s’occupa probablement jamais d’elle. Son père, après l’avoir élevée, l’avait dotée. Elle mourut sans postérité en 1908, tante et cousine non reconnue, des ducs de Talleyrand-Périgord.

Il semble qu’il ne s’agissait pas du premier enfant naturel de Dorothée. Elle aurait eu une fille, Marie-Henriette, baptisée près de Bourbon l’Archambaud le 15 septembre 1816, née de ses amours avec Clam-Martinitz. La descendante de Marie-Henriette, Madame Françoise Engel, épouse de Jean Piat, disait que que Dorothée était bien son ancêtre. Antonine mourut en 1908 et Marie-Henriette en 1905. A Hyères le 23 janvier 1826 est née Julie Zulmé, de parents inconnus, qui fut confiée à Monsieur Fleury, médecin-chef de la Marine à Toulon. On attribua aussi la maternité de l’enfant à Dorothée. C’était possible et pas certain car Talleyrand était du voyage dans le midi et ne se serait aperçu de rien. 

Quoiqu’il en soit, la duchesse de Dino ne s’occupa absolument pas de ses enfants illégitimes. Elle ne pouvait les reconnaître mais aurait pu contribuer d’une manière ou d’une autre à leur éducation et à leur fortune. Elle ne fit rien. 

Piscatory, ne fut pas seulement l’amant de Dorothée, ce que tout le monde savait, mais il fut aussi celui qui l’introduisit dans le milieu politique libéral. Le prince de Talleyrand et la duchesse de Dino le connaissaient pour avoir déjà rencontré Savary, duc de Rovigo, malgré leur différend à propos de l’assassinat du duc d’Enghien, Victor duc de Broglie, gendre de Madame de Staël, le baron Pasquier, futur Chancelier et duc, le maréchal Sebastiani,  

Royer-Collard par Gericault

le comte Molé et bien d’autres figures de l’aristocratie. Piscatory lui fit rencontrer les étoiles montantes de l’opposition au régime, Royer-Collard, Guizot, Thiers, Mignet. Tous seront des figures importantes de la Monarchie de Juillet. Bien entendu les relations avec le Palais-Royal étaient excellentes, que ce soit avec le duc d’Orléans ou sa soeur, Madame Adélaïde. Talleyrand, toujours Grand Chambellan largement doté, avait une attitude prudente, laissant Dorothée se mettre en avant. Elle invitait les têtes pensantes de l'opposition à l’hôtel de Talleyrand, mais chez elle. Les invités ne s'arrêtaient pas à l'entresol pour voir le prince dans ses appartements. Ils montaient à l'étage. Arrivés sur le palier, ils ne se dirigeaient pas vers la somptueuse réception du prince, donnant sur les Tuileries, mais vers les appartements de la duchesse. Le prince n'invitait pas les opposants au roi... il laissait faire sa nièce. 

Le 30 avril 1828, Dorothée avait acheté, moyennant le prix de 400 000 francs, le château de Rochecotte dans l’Indre. "J'ai une vraie passion pour Rochecotte; c'est à moi, c'est la plus belle vue et le plus beau pays du monde; enfin c'est un air qui me fait vivre légèrement et puis j'arrange, je retourne, j'embellis, j'approprie... J'ai pris la vie de campagne à la lettre”, écrivit-elle le 5 juillet 1828. C’est sa première vraie maison. Jusque là, elle a habité palais et demeures somptueuses, appartenant à d’autres. A Rochecotte, elle était chez elle. 








Vue d’ensemble du château de Rochecotte et façade


“Le coteau est couronné par le château de Rochecotte, vaste édifice construit dans le goût moderne, et que les étrangers s'empressent de visiter (...) Il appartient aujourd'hui à Mme la duchesse de Dino, qui après y avoir fait d'importants réparations et l'avoir meublé avec magnificence, y a réuni les plus précieuses collections d'objets d'art et d'antiquité.  





Rochecotte - Le grand salon et enfilade


Mais ce qu'on y remarque surtout avec une curiosité inspirée par l'immense réputation de feu le prince de Talleyrand, c'est un ample assortiment de bijoux donnés à ce fameux diplomate par toutes les puissances de l'Europe avec lesquels il traita durant sa longue et mobile carrière (...) Rien d'éblouissant comme cette joaillerie diplomatique"...  écrivait le journaliste  Georges Touchard-Lafosse.  En effet, si Talleyrand ne voyait pas l’opposition chez lui, il pouvait la voir chez les autres. Il n’était en rien responsable des invitations de sa nièce, la duchesse de Dino. 



Armand Carrel ( 1800-1836)

par Ary Scheffer

Les grands noms de la politique, emmenés chez Dorothée par son amant Théobald Piscatory, se retrouvaient ainsi autour de son autre amant le prince de Talleyrand, non sans signer le livre d'or où il avait lui-même inscrit ces mots : « Rochecotte est un lieu enchanteur où il y a beaucoup de questions à faire et où se trouve la personne sachant le mieux y répondre. » Cette définition par Talleyrand lui-même donne le ton de ce lieu où se réunissent Thiers, Broglie et Armand Carrel, journaliste romantique, qui y fondèrent le 3 janvier 1830 Le National, journal d’opposition, destiné à “faire de la bonne politique…c’est l’art d’agiter le peuple avant de s’en servir.” François Mignet (1796-1884) journaliste et historien, Adolphe Thiers seront aussi de Rochecotte, invités par Talleyrand fin 1829.

La révolution se préparait lentement, il suffisait d’attendre un faux pas du régime. Le duc de Polignac saura s’y employer.



Saisie des presses du National le 27 juillet 1830