02/08/2022

L'Aiglon - Quatrième partie : Les grandes amitiés

 Les grandes amitiés

Le comte Dietrichstein à partir de 1830, année qu’il avait fixée pour son émancipation, commence à pouvoir être satisfait de son élève.

Comte Maurice Dietrichstein en 1837 par Daffinger

Fränzchen, le “Petit François” est devenu un bel homme, montant élégamment à cheval et dansant de même aux bals de la cour. Dès 1824, lors du bal donné à l’occasion du mariage de l’archiduc François-Charles et de la princesse Sophie de Bavière, ses talents avaient été remarqués. Les princesses de Bavière, surtout Louise, avaient été sous le charme du jeune Reichstadt.


Princesse Louise de Bavière

Dietrichstein rapporte avec vanité le 27 novembre 1824 : “On admire sa stature, sa tenue, en un mot tous ses mouvements ; il est d’une politesse exquise ; par exemple il apprit pendant une valse avec une princesse Liechtenstein que le prince Schönburg l’avait engagée et que celui-ci l’avait cédée au duc. Il pria aussitôt le prince Schönburg de danser avec elle un tour de valse. En général il, excite l’enthousiasme des cours de Bavière et de Saxe ; il est très galant surtout avec la princesse Louise (Ludovica de Bavière) ce qui amusa beaucoup ses sœurs et leurs dames. 


Archiduchesse Sophie peu avant son mariage

Après le bal j’eus l’honneur de dîner avec lui chez la reine  ( de Bavière) qui causa ensuite longuement avec moi et presque tout le temps du prince qui la ravit…Il pétille d’esprit, sa conversation est pleine de finesse et les égards qu’il a pour tout le monde, avec les nuances justes, lui donnent une aisance que l’on ne trouve pas à son âge.”

Archiduc François-Charles en 1825

Le mauvais élève, sorti de la salle de classe, devenait un charmant jeune homme.

La reine de Bavière, Caroline, en avait félicité le comte Dietrichstein en lui disant  “Permettez-moi de vous féliciter. Votre élève ne manque pas de répartie. Cela est même étonnant de la part d’un si jeune homme. J’y vois là les bienfaits de votre éducation.” Il avait répondu : “Je dois avouer que, si j’ai eu l’honneur d’enseigner quelques rudiments d’Histoire au duc de Reichstadt, je ne mérite en rien le compliment de Votre Majesté. C’est au prince seul qu’il revient.”

La reine de Bavière, née princesse Caroline de Bade


Le jeune prince et son précepteur avaient été conviés, lors du dîner qui avait suivi le bal, à la table de la reine. Celle-ci avait enfin laissé tomber ses préventions contre Napoléon pour se laisser séduire par son fils. L’esprit et la finesse de Franz l’avait séduite et elle tenait à le faire savoir. Aussi ne tarit-elle pas d’éloges sur lui quand le jeune homme se fut éloigné. Maurice Dietrichstein était comblé par le succès de son élève, qu’il n’hésita pas à rapporter à l’empereur, pour sa plus grande joie. 



Le duc de Reichstadt

Maurice Dietrichstein était un homme de grande culture, mélomane et compositeur à ses heures, ayant mis en musique des poèmes de Goethe. Il organisa des concerts pour Beethoven et patronna Schubert. Son avis favorable à son élève comptait d’autant plus. A la mort de celui-ci, il prit la direction des théâtres et de la musique à la Cour impériale. En 1838, il acquit, pour la bibliothèque impériale, le manuscrit du requiem de Mozart. Il sera fait chevalier de la Toison d’Or en 1836. Homme ouvert, il était opposé au système de la Sainte-Alliance mis en place par Metternich.

Le 27 novembre 1826, il annonça à Marie-Louise que son fils était extrêmement bien intégré à la cour et qu’il nourrissait désormais de grands espoirs pour lui : “Tout le monde se réunit à dire qu’il peut devenir un prince accompli. Il pétille d’esprit, ses discours sont remplis de finesse et les égards qu’il témoigne à chaque personne, avec des gradations fort justes, lui donnent déjà un aplomb qu’on ne trouve guère à son âge.”


Un beau jeune homme

En 1828, comme le note l’archiduchesse Sophie, il assistait aux opéras donnés à la cour, dont “La pie voleuse” de Rossini.

Il assiste aux dîners donnés par elle, en compagnie des oncles et tantes présents à Vienne. On y fait aussi de la musique après le repas.

Peu de temps après, Reichstadt et Sophie se rendirent ensemble au théâtre, pour assister à la représentation de la pièce “Le mariage d’amour”, dans laquelle un acteur apparait en uniforme de général français, Reichstadt, assis à côté de Sophie, se pencha vers elle et lui dit d’un ton navré : “c’est ainsi que nous étions” puis il ajouta “si seulement c’était encore le cas !”. Pour plaisanter, je lui ai donné un léger coup sur la joue avec mes jumelles de théâtre. Cela ne doit pas vous surprendre, chère Maman, que Reichstadt se laisse aller à s’exprimer ainsi sur son passé glorieux ; Il en parle très souvent et c’est finalement mieux, que lorsqu’il cachait ses pensées et ses sentiments ». ( lettre à la reine de Bavière du 18 mars 1829)


Quand Marie-Louise revint en Autriche en 1828, elle retrouva un jeune homme transformé, brillant, souhaitant avec ardeur entrer dans l’armée, mais en même temps très sensible,  voire romantique, adorant la nature. Elle lui fit alors découvrir ses peintures de paysage, qui étaient son jardin secret.  Reichstadt passa beaucoup de temps avec sa mère et fut affecté de la voir rentrer en Italie : “L’effet que le départ de Votre Majesté a produit sur le prince est celui que j’attendais de son cœur. Il a beaucoup pleuré, il est resté longtemps sans me parler et je me suis bien gardé de détourner ses pensées de l’idée qui seule doit l’occuper. Il sent vivement la douleur d’être séparé de Votre Majesté” écrit Dietrichstein le 1er octobre 1828.

Anton de Prokesch-Osten en 1830

En 1830, entre aussi dans la vie du jeune prince, celui qui deviendra son ami, son seul ami, le comte de Prokesch-Osten (1795-1876). Il fut une des personnalités des plus remarquables en Autriche, de par son intelligence, sa haute stature morale, et l’importance des postes qu’il a occupés. En 1815, à 20 ans, il était officier d’ordonnance de l’archiduc Charles, puis il fut aide camp du maréchal prince Schwarzenberg. En 1824, il fut envoyé en Orient pour étudier la situation de la Grèce. Il devint un orientaliste et un numismate distingué.

Quand il rencontre le duc de Reichstadt, il vient d’être nommé chevalier avec le titre de l’Orient, d’où Prokesch-Osten. Les Prokesch n’étaient pas issus d’une famille de la noblesse. Le premier ancêtre connu était commerçant en 1700 en Moravie, à Groß-Seelowitz près d’Auspitz.

Son amitié pour le duc de Reichstadt fut sincère car il ne pouvait rien en attendre et après la mort de Franz, seuls ses talents de diplomate lui valurent d’être ambassadeur à Athènes, après avoir fait faire la paix entre le pacha d’Egypte, Mehemet-Ali, et le sultan, Mahmoud II. Il joua un rôle important dans les rapports entre la Prusse et l’Autriche, s’opposant fréquemment à Bismarck. En 1855, il fut nommé ambassadeur à Constantinople où il resta seize ans. A la fin de son ambassade, François-Joseph, en 1871, le créa comte.

La grande probité morale et intellectuelle de Prokesch-Osten rend ses mémoires dignes de grand intérêt car s’il a été l’ami de Franz, il ne s’est jamais privé de lui dire ce qu’il pensait. Sa relation de leur amitié est précieuse pour connaître la dernière année de la vie du prince.

“Le 22 juin 1830 à Graz, j’eus l’honneur d’être invité  la table impériale. Placé en face de l’Impératrice, j’avais en face de moi le duc de Reichstadt, assis vis-à-vis de l’Empereur. Ce beau et noble jeune homme aux yeux bleus et profonds, au front mâle, aux cheveux blonds et abondants, le silence sur les lèvres, calme et maître de lui-même dans son maintien, fit sur moi une impression vraiment extraordinaire.” (Comte de Prokesch-Osten - Mes relations avec le duc de Reichstad- Commentaires et notes de Jean de Bourgoing - Librairie Plon-1934.)

Et Prokesch-Osten de continuer : “Le comte Maurice Dietrichstein me proposa de me conduire à l’instant même auprès du jeune prince. Je le suivis avec plaisir. À mon entrée, le duc, dont l’attitude ne ressemblait en rien à celle de la veille, accourut au-devant de moi avec toute la pétulance de la jeunesse, le regard animé et plein de confiance. Il s’écria :   « Vous m’êtes connu et je vous aime depuis longtemps. Vous avez défendu l’honneur de mon père à un moment où chacun le calomniait à l’envi. J’ai lu votre mémoire sur la bataille de Waterloo et pour mieux me pénétrer de chaque ligne, je l’ai traduit par deux fois, d’abord en français puis en italien »

Jeu de carte hongrois en 1829 - Héros de l'indépendance grecque

Prokesch-Osten jouera un rôle important dans la vie du prince en lui ouvrant les yeux sur ce que pourrait être son destin : “Je répondis dans les termes que m’inspira le désir de me lier étroitement avec ce beau jeune homme si délaissé de ce monde. Le comte Maurice Dietrichstein amenât la conversation sur la Grèce…J’avais déjà la veille, après le dîner avec la Famille Impériale, soutenu l’opinion que, malgré des conditions défavorables résultant de la guerre, de l’anarchie, des factions, d’une mauvaise administration, la Grèce, si on lui donnait pour roi un prince d’une dynastie européenne, …marcherait très rapidement vers un florissant avenir. En présence de l’archiduc Jean, de Maurice Dietrichstein, du colonel de Werklein (à l’époque envoyé de l’Autriche à Parme) j’avais, profitant d’un instant où le duc de Reichstadt était occupé ailleurs, glissé dans le cours de la conversation l’idée que le trône de Grèce, manquant de prétendant depuis le refus du duc de Cobourg, ne pourrait être donné à un plus digne que le fils de Napoléon. Cette proposition avait, à ma grande surprise, reçu l’approbation générale. L’Impératrice elle-même, qui, durant cette conversation, s’était rapprochée de nous n’y paraissait pas opposée…Nous étions seuls (avec le duc), c’est-à-dire qu’il n’y avait avec nous que Maurice (Dietrichstein). Au début parlé de l’Orient et de la Grèce. Je jetai dans le cœur de l’adolescent les germes du désir de ce noyau d’un royaume futur, tout comme hier j’ai gagné à cette idée l’archiduc Jean, Maurice Dietrichstein et aujourd’hui le colonel Werklein et même vaguement parlé de cela avec l’Impératrice. Il s’empara de cette idée avec un sérieux qui trahissait la flamme intérieure.” (Journal de Prokesch-Osten en date du 23 juin 1830)



Colonel Werklein( 1777- 1849)

Mais si la Grèce ne fut pas pour lui, car son trône fut attribué à Othon de Bavière (1815-1867), frère du roi, il y avait aussi le trône de Belgique qui cherchait un occupant. 

Journées de septembre 1830 à Bruxelles par Wappers

Le 25 août 1830 Bruxelles avait donné le signal en se révoltant contre l’autorité des princes d’Orange-Nassau, souverains des Pays-Bas, auxquels le Congrès de Vienne avait étendu leurs pouvoir sur les anciens Pays-Bas autrichiens, et ce sans consulter les populations en question. Révolution et Empire y avaient établi la souveraineté française, l’empire déchu, les Belges n’avaient pas compris que l’on dispose ainsi de leur territoire, sans créer un état souverain. Il est inutile d'entrer dans les détails de l’indépendance de la Belgique et la création du nouveau royaume, sous l’égide et avec l’assentiment du Royaume-Uni et de la France. Une fois les territoires belges récupérés et indépendants des Pays-Bas, il fallait un souverain au nouvel état. Il y avait plusieurs candidats possibles. Dix-neuf étaient en lice, parmi lesquels : Lafayette, le pape, Charles d’Autriche, duc de Teschen, vainqueur de Napoléon à la bataille d’Aspern, le prince Othon de Bavière, frère du roi, le duc de Nemours, le duc de Leuchtenberg, le duc de Reichstadt et bien d’autres. Il semblait que l’une des conditions du choix ait été que si le candidat n’était pas marié, il devait épouser la princesse Louise d’Orléans, fille du roi des Français.

Le duc de Nemours, fils de Louis-Philippe et le duc de Leuchtenberg, fils du prince Eugène de Beauharnais et de la princesse Auguste de Bavière, neveu de l’archiduchesse Sophie, mais aussi frère de la reine de Suède et de l’impératrice du Brésil étaient donc les seuls candidats sérieux choisis par pétition. Mais Leuchtenberg, bien que prince de Bavière, n’en  était pas moins un “napoléonide”. Et Nemours est prince d’un pays dont la Belgique avait mille raisons de se méfier.

A Munich et à Vienne, les esprits familiaux s’agitaient devant ces candidatures. Othon de Bavière, le fils du roi, donc le neveu de Sophie, ou Eugène de Lechtenberg, cousin germain du roi mais aussi neveu de Sophie. La candidature du troisième neveu, cette fois-ci par alliance, le duc de Reichstadt ne pouvait en aucun cas être considérée sérieusement. Metternich n’avait pas voulu de lui comme héritier du minuscule duché de Parme. En faire un rois des Belges était impensable.

Léopold Ier, roi des Belges

Au vote du Congrès, Léopold, duc de Saxe-Cobourg-Gotha, le dernier choix par défaut, obtint 152 suffrages sur 196. Il fut déclaré roi des Belges avec quelques rares applaudissements dans la salle. Le 26 juin 1831, il a accepté la proposition qui lui était faite. Une nouvelle dynastie était fondée.  Et les espoirs du duc de Reichstadt définitivement envolés. Il ne serait ni roi de Grèce, ni roi des Belges. Franz se posait des questions sur son avenir. Il était né prince français, il était maintenant un duc autrichien, membre à part entière de la Maison d’Autriche, et il sentait bien que son nom avait une valeur d’espoir pour beaucoup, dans ses deux pays. Prokesch-Osten rapporta “…Il se plaignit de son isolement et il épancha son âme en ces mots :   « Restez auprès de moi ; sacrifiez-moi votre avenir ! Nous sommes faits pour nous comprendre !…Si je suis appelé à devenir pour l’Autriche un autre prince Eugène, la question que je me pose est celle-ci : comment me sera-t-il possible de me préparer à ce rôle ? Je me sens hésitant devant le choix d’un homme capable de m’initier aux hautes exigences et aux nobles devoirs de la carrière militaire. Je n’ai et ne vois aucun homme de ce mérite dans mon entourage…Parlez-moi franchement, s’écria-t-il, ai-je quelque mérite et si je suis appelé à un grand avenir, ou n’y a-t-il rien en moi qui soit digne qu’on s’y arrête ? Que pensez-vous de mon avenir ? Qu’en sera-t-il du fils du grand empereur? L’Europe supportera-t-elle qu’il occupe une position indépendante quelconque ?

Le début d’une Légende

Comment concilier mes devoirs de Français avec mes devoirs d’Autrichien ? Oui si la France m’appelait, non pas la France de l’anarchie, mais celle qui a foi dans le principe impérial, j’accourrais et si l’Europe essayait de me chasser du trône de mon Père, je tirerais l’épée contre l’Europe entière. Mais y a t il aujourd’hui une France impériale ? Je l’ignore. Quelques voix isolées, quelques voix sans influence ne peuvent être d’aucun poids… .Si c’est ma destinée de ne jamais rentrer en France, je désire devenir sérieusement pour l’Autriche un autre prince Eugène. J’aime mon grand-père. Je sens que je suis un membre de sa famille et pour l’Autriche, je tirerais l’épée volontiers contre le monde entier, hors la France. »

Prokesch-Osten en 1834

“Il aimait son grand-père d’un amour filial ; car depuis le jour où tout enfant il fut emmené à Vienne, il avait trouvé en lui la tendresse d’un père. Il avait pour jouer son petit coin dans la chambre de l’Empereur, passait la moitié de ses journées à ses côtés, mangeait avec lui quand l’Empereur dînait seul, partageait avec lui les plaisir de la villégiature, enfin grandissait près de lui pareil à la branche greffée sur une souche étrangère ; mais il ajouta qu’il n’avait pas oublié un seul instant de qui il tenait le jour et en quels lieux reposaient les cendres de son père.” dira Prokesch-Osten. 

Franz  en 1830


Mais ce n’est pas avec l’empereur, son grand-père, qu’il pouvait parler de l’empereur, sont père. A la cour, il n’y avait que l’archiduchesse Sophie qui pouvait l’entendre car il est probable que Sophie et sa mère Caroline aient été attachées au jeune prince, ayant connaissance de sa personnalité.

Mais ces possibles candidatures à un trône écartées, il ne lui restait qu’à être un bon fils et un fidèle Habsbourg.

Duché de Parme

En février 1831, les Parmesans réclament une constitution et exigent le départ de Werklein qui avait été chargé de seconder Marie-Louise, après la mort de Neipperg. Elle-même n’est pas mise en cause. Le 12 février, Marie-Louise écrit à son père : « Entre 6 heures et 7 heures du soir, un bruit terrible a commencé sur la place principale, qui s'est étendu à toutes les rues venant au Palais où aux côtés des cris d'acclamation à mon adresse, nous avons entendu des paroles scélérates contre Werklein et les autorités ». La duchesse de Parme ne veut pas recourir à la violence contre les insurgés. 

Soldats de l’armée de Marie-Louise

Elle souhaite quitter la ville, mais elle en est empêchée. Trois jours plus tard elle réussit à gagner Plaisance où une importance garnison autrichienne est présente. Le 2 mars la rébellion échoue grâce aux troupes autrichiennes. Marie-Louise, égale à elle-même, décide de se montrer clémente et programme l’amnistie le 29 septembre 1831.

Prokesch-Osten relate la réaction du duc de Reichstadt  “A peine le duc de Reichstadt en fut-il informé qu’il se rendit auprès de l’Empereur pour le prier de lui permettre de voler au secours de sa mère. L’Empereur refusa cette autorisation en des termes bienveillants et flatteurs, pour ne pas provoquer, ainsi qu’il le dit lui-même de nouveaux bouleversements en France ou amener la guerre.”

Devant le refus de son grand-père, en réalité de Metternich, le prince dit à Prokesch-Osten : “Que je suis malheureux de perdre la première occasion qui se présentait à moi de montrer à ma mère tout mon dévouement pour elle ! Il m’eût été si doux de la secourir, si honorable de tirer la première fois mon épée dans l’intérêt de sa cause”

Le 20 février il écrivit à sa mère : “Vous pouvez vous rendre compte, ma très chère Mère, de l’angoisse avec laquelle j’ai attendu des nouvelles de Parme. Combien ai-je désiré, combien ai-je imploré l’Empereur, et tout de suite après les nouvelles des premiers désordres, pour qu’il me fût permis de voler vers vous, pour vous assister avec les troupe autrichiennes ! Hélas ma triste position me l’interdit…La joie que m’a causée votre délivrance, votre voyage à Piacenzia, et la fidélité de vos troupes ne peut être comparée qu’à la fierté que m’a inspirée la manière ferme et virile dont vous vous êtes comportée. Elle resplendit d’une façon magnifique et unique à notre époque agitée par les orages” (Lettres du duc de Reichstadt et de Marie-Louise dans La revue des Deux-Mondes tome XLIX )

À Parme, après le départ de Werklein, Metternich envoie Wenzel von Mareschall  pour le remplacer. Le nouveau ministre ne tarde pas à critiquer la duchesse quadragénaire, qui protège ses sujets et se refuse à adopter un régime répressif. Il prétend que la duchesse agirait aussi trop librement dans sa vie privée. Marie-Louise avait vraiment aimé et avait été aimée en retour par Neipperg. Après sa mort, la duchesse se console en s'entourant de nombreux amants. Mareschall, jugeant le duché ingouvernable, demande son remplacement, qui interviendra fin 1832 au grand soulagement des Parmesans. 

Comte de Bombelles par Signorini

Son poste sera confié à un gentilhomme lorrain, le comte Charles-René de Bombelles (1785-1856), un homme droit, austère et pieux. Six mois après son arrivée,  le 17 février 1834, Marie-Louise et Bombelles contracteront un mariage morganatique secret. Ce remariage de deux personnes abordant la vieillesse n'est pas dicté par l'amour mais par la commodité d'avoir un mari qui soit le premier homme de l'État.  Franz ne connaîtra pas ce remariage de sa mère.

Dans l’ordre des évènements familiaux, l’année 1831 est remplie de Reichstadt. “C’est aujourd’hui le jour de naissance de Reichstadt auquel je vous prie de faire mes bien tendres félicitations et de lui offrir mes voeux sincères que je forme bien de tout coeur pour son bonheur.” (Reine Caroline à l'archiduchesse Sophie le 19 mars 1831). Le jeune prince vient d’avoir vingt ans. Le 13 octobre, “La manoeuvre dont vous me parlez doit avoir été bien belle mais je suis fâchée que Reichstadt souffre encore du gosier, c’est un mal que je connais bien étant aussi une des parties les plus faibles de mon corps…”

Dans ces échanges de lettres entre la reine de Bavière et l’archiduchesse Sophie, il est souvent question de Reichstadt, de sa santé, de son devenir, de l’affection que toutes les deux lui portent.

Archiduchesse Sophie par Johan Ender, vers 1830. 

C’est en 1831 que naissent les premiers ragots sur la supposée relation amoureuse entre lui et Sophie. De ce que nous savons la vie de Franz et Sophie, il est certain que les occasions de rencontre étaient permanentes. Thé le soir, dîners de famille, lectures communes, promenades au Prater. A Schönbrunn l’appartement de Reichstadt était au-dessus de celui de François-Charles et Sophie. Ils se promenaient dans le jardin réservé sous leurs appartements. François-Joseph, né en 1830, était souvent avec eux. 

Vienne en 1828

Ils partaient à cheval. Ils vivaient au vu et au su de leur famille, de la cour et de la ville. Sophie était probablement pour Franz une soeur aînée, à laquelle on peut se confier. Il est possible qu’il ait été amoureux d’elle. Il n’avait pas 20 ans, elle en avait 26.


Salon de Musique de Sophie à Laxenburg

Il n’y a dans cette relation aucun soupçon de liaison adultère entre Franz et Sophie. Juste une amitié de jeunes gens un peu perdus dans le monde hiératique de la Hofburg, souffrant du mal du pays et de la perte de leurs pères respectifs mais aimants et aimés par leur entourage. S’il y avait eu la moindre réalité d’une relation plus intime, la reine Caroline, qui en aurait probablement été avertie n’aurait pas manifesté tant d’amitié à son égard : “…je vous prie de faire aussi mes bien tendres remerciements à Reichstadt pour son portrait qui me fait le plus grand plaisir venant de lui, car je l’avais déjà, Antonia me l’ayant envoyé et plus tôt je l’avais vu à Darmstadt chez ma soeur à laquelle Antonia l’avait envoyé aussi.” ( Lettre du 26 octobre 1831)


Bureau de l'archiduchesse Sophie, bel exemple de l'art Bidermeier 

Il a été prétendu que François-Joseph était son fils, puis ce fut au tour de l’archiduc Max d’être l’objet de cette supposition. Mais rien de ceci n’est plausible en raison de la personnalité de Franz et de Sophie.

La haute conscience que l’archiduchesse Sophie avait de sa position, archiduchesse d’Autriche, future impératrice et mère du futur empereur, suffisait à elle seule à l’empêcher de vivre une relation qui aurait été condamnée par son beau-père, qu’elle aimait et respectait, par sa mère, par toute la famille. Le sens religieux aussi était un interdit puissant. Un adultère est un péché et Sophie ne transigeait pas sur la religion. Il y a aussi une dimension qui n’est pas prise en compte, celle de la relation avec son mari. François-Charles n’était pas le mari idéal mais Sophie avait de la tendresse pour lui, et lui l’aimait tout simplement. Le couple a eu cinq enfants et Sophie a fait un certain nombre de fausses-couches. Cela signifie qu’elle et son mari avaient une véritable entente physique et que la plupart du temps, ils faisaient lit commun.

Quant à Franz, il était un jeune homme plus perdu dans ses rêves des gloires passées de son père et des siennes, bien incertaines. Sa haute moralité, l’amour qu’il portait à sa famille et l’amitié de Prokesch l’auraient empêché, lui aussi, de commettre un péché contre la religion, la morale et sa famille.

Selon Prokesch-Osten, également, la relation amoureuse entre l’archiduchesse Sophie et le duc de Reichstadt était impossible, ne serait-ce que pour des raisons matérielles : “L’appartement du duc de Reichstadt se trouvait à la Hofburg à l’angle nord-est de la cour intérieure (Franzenplatz) et celui de Sophie près de l’angle sud-est de la même cour. Entre ces deux appartements se trouvaient ceux du couple impérial, du prince de Salerne, les salles d’audience, gardées jour et nuit, Comment peut-on imaginer que les va et vient de ces deux personnages aient pu passer inaperçus ?”

Franz  avec ses cousins germains, François-Joseph et la princesse de Salerne, future duchesse d'Aumale

Il était très proches de ses cousins germains, dont François-Joseph,  né le 18 août 1830, dont il disait qu’il ressemblait à une glace à la fraise surmontée de crème fouettée. Il y avait aussi Marie-Caroline, princesse de Salerne (1822-1869) , future duchesse d’Aumale.

Parmi les maîtresses que la légende prête à Franz, il y eut Fanny Elssler (1810-1884). Belle et délurée, elle était la maîtresse de Gentz, le secrétaire de Metternich, âgé alors de 62 ans, alors qu’elle en avait 22. Elle était une danseuse dont le talent était reconnu et le succès éclatant. Mais elle ne fut pas la maîtresse du duc de Reichstadt. Ils ne se sont même probablement jamais rencontrés. “Mademoiselle Fanny Elssler est une célèbre danseuse et une fort bonne personne dont madame de Mirbel vient de faire le portrait. Elle passe pour avoir charmé les dernières années du fils de Napoléon, mais elle assure qu’il n’en est rien ; on doit l’en croire.” ( Hector Fleischmann - Le Roi de Rome et les femmes )

Fanny Elssler

L’archiduc Jean, frère de l’empereur, marié depuis 1829 à Anna Pochl, homme également d’une grande probité, donne son opinion sur le duc, son petit-neveu, et sur la manière dont il est traité. “J’ai pris Reichstadt en affection et lui ai souvent dit, sans le ménager crûment la vérité. C’était toujours à son avantage. Mais je suis sincèrement indigné dans la façon dont on le traite. Tout en lui cœur, intelligence, courage, volonté et aussi une énergie qui pourrait le rendre capables de grandes choses se développent de jour en jour en lui. Il s’intéresse passionnément aux sciences et possède une acception saine et sans préjugés des affaires de ce monde. Mon neveu a une grande confiance en moi et me fait souvent des confidences sur son sort. J’ai subi les mêmes épreuves que lui, le mets en garde en lui montrant les hommes tels qu’ils sont, l’engage dans la bonne voie, tout en lui montrant jusqu’où les passions et la légèreté pourraient l’entraîner. 

L’archiduc Jean

Je modère sa trop grande franchise et tâche de lui prouver qu’il devrait s’approprier une certaine souplesse qui, tout en s’accordant avec la probité, ne l’expose pas à de douloureuses déceptions. Reichstadt doit entrer dans un régiment ; le colonel Hartmann est appelé à le diriger, et plusieurs officiers doivent lui être attachés. On délibère sur cette question depuis plus de dix-huit mois, çà traîne en longueur ; en un mot on ne veut pas l’émanciper. Il surpasse de beaucoup en intelligence son entourage qui n’est ni à sa hauteur ni fait pour s’assurer son affection ? Pendant une de ces fêtes à Presbourg (couronnement du prince impérial Ferdinand, comme roi de Hongrie le 28 septembre 1830) , Metternich lui tint un long sermon à seule fin – ce que Reichstadt sent bien- qu’il lui demande conseil pour toute chose, qu’il n’agisse que d’après ses indications, en un mot : qu’il se considère tout à fait comme l’instrument du chancelier. Cette servitude que Metternich faisait entrevoir au jeune homme l’indigna, et il lui répondit qu’il ne pouvait accorder sa confiance qu’à celui qui saurait la gagner par sa conduite. Cette réplique fit rougir Metternich jusque sous les yeux.  Je dis tout de suite à Reichstadt  que tout ce qu’il venait de dire était exact, mais qu’il avait été bien imprudent ; qu’il devait s’attendre à ce que Metternich ne serait plus son ami. Reichstadt répondit qu’il ne voulait plus avoir affaire avec lui, qu’il n’irait plus le voir et se bornerait à être poli avec lui. »

Brouillon manuscrit du duc de Reichstadt

La réponse de Reichstadt à Metternich : « L’objet essentiel de ma vie doit être de ne pas rester indigne de la gloire de mon père ; je croirai atteindre ce but élevé si, autant qu’il sera en mon pouvoir, je parviens un jour à m’approprier quelques unes de ses hautes qualités en m’efforçant d’éviter les écueils qu’elles lui ont fait rencontrer. Je manquerai aux devoirs que m’impose sa mémoire, si je devenais le jouet des factions et l’instrument des intrigues…Jamais le fils de Napoléon ne peut consentir à descendre au rôle méprisable d’aventurier. »

Prince Metternich en 1822

Il est difficile de parler de haine du chancelier Metternich contre le jeune prince. Il ne s’agissait en tous cas pas d’une haine personnelle, le chancelier était incapable de sentiments aussi outranciers. La crainte de Metternich était de voir l’édifice de la Sainte-Alliance mis à bas. En fait, Metternich ne s’était jamais intéressé directement au jeune prince jusqu’en 1830. Mais la crainte d’une résurgence du bonapartisme qu’aurait pu encourager la présence du prince dans la péninsule l’avait décidé à contrer tout voyage en Italie. Sans être franchement favorables à Napoléon et à son régime, les Italiens se souvenaient qu’ils leur devaient leur première unité nationale du moins dans le nord, par la constitution d’un royaume, dont l’empereur était roi et son beau-fils, le prince Eugène de Beauharnais, vice-roi. Un royaume sous la tutelle directe de la France mais un royaume italien qui pouvait espérer d’être un jour totalement indépendant.

« ….Maintenant que le Prince Metternich a été rendu attentif au duc, qu’il l’a entendu louer, souvent maladroitement, qu’on discute son avenir et qu’on exprime des vœux en sa faveur ; maintenant que la princesse Grassalkovitch (née Marie-Léopoldine, princesse Esterhazy en 1776), a voulu voir en lui un roi de Pologne et que les partis en France et en Italie mettent en avant son  nom, maintenant, le Prince Metternich se plaint que j’ai soi-disant fait un mystère de mes relations avec le duc, que j’ai intrigué pour entrer en rapport avec lui, que je l’ai rempli d’idées ambitieuses… »

Prokesch-Osten est conscient de la fragilité  de la position du duc de Reichstadt : « Jalousie générale à la Cour et dans la noblesse, écrit-il, à cause de mes relations avec le duc de Reichstadt. Arrogance d’aristocrates et lâcheté de valets. Pas autre chose ! »

La société de Vienne – noblesse et hauts fonctionnaires – était en ce qui concernait ses sentiments pour le fils de Napoléon, divisée en deux camps : le « clan Metternich » ces personnes dont Gentz, son secrétaire, disait qu’elles n’osaient même pas prononcer le nom du duc devant le chancelier de peur de l’indisposer. De l’autre côté la majorité de la noblesse, les indépendants et ceux qui avaient le courage de leurs opinions, ceux qui ne cessèrent jamais de témoigner de leur sympathie pour le pauvre exilé. Quant à la bourgeoisie et aux intellectuels, qui de jour en jour augmentaient le parti libéral, il ne voyaient dans  Franz que la victime de la réaction. Le peuple partageait ces sympathies pour le fils de celui dont tous connaissaient le nom et devant qui avaient tremblé tous les puissants. Il avait su se faire aimer de beaucoup.

Le jeune homme réfléchi

Quelques paroles du duc Reichstadt, rapportées par Prokesch-Osten, montrent la profondeur de ses réflexions.

“Qui sait renoncer à l’ambition se libère en même temps de beaucoup de soucis, de beaucoup d’insomnies et parfois aussi de beaucoup de crimes. “

“La nature nous a donné deux oreilles et une bouche afin que nous écoutions beaucoup et que nous parlions peu. “

“Nos pensées nous appartiennent tant que nous les conservons dans notre cœur. Mais une fois que nous les avons laissé échapper, elles sont au pouvoir d’un autre qui peut s’en servir pour nous perdre.”

“Ce ne sont pas les titres mais les mœurs qui font le mérite, celles-ci dépendent de nous, ceux-là du hasard." Voilà une maxime que probablement aucun archiduc n’aurait écrite. Le duc connaissait l’origine de sa dynastie.

L'imagerie Populaire :Napoléon II à cheval

L’année 1832 s’annonce pleine de promesses, malgré tout, pour le brillant jeune homme dont les qualités sont appréciées par tous, à l’exception de Metternich. On parlait d’un mariage possible entre Franz et l’archiduchesse Marie-Thérèse (1816-1867), fille aînée de l’archiduc Charles. Après avoir refusé le duc d’Orléans, fils aîné de Louis-Philippe, elle épousera en 1837 Ferdinand II, roi des Deux-Siciles, acharnée de l’absolutisme elle sera détestée des Napolitains.


L'archiduchesse Marie-Thérèse en 1832 avec son père par Ender 

Mais en septembre 1827, déjà, étaient apparus des crachements de sang. Dietrichstein fit immédiatement part de ses craintes à sa mère et à Neipperg. Il recommandait la nomination d’un médecin personnel. Le docteur Malfatti rapporte : « Je fus appelé par le duc de Reichstadt, avec le titre de son médecin ordinaire, dans le mois de mai 1830. Je succédais à trois hommes d'une haute réputation : le célèbre Franck, les docteurs Golis et Standenheimer. M. de Herbeck avait rempli près du prince les fonctions de chirurgien ordinaire. Ces médecins n'avaient pas laissé de journal de la santé du jeune duc. M. le comte de Dietrichstein eut la bonté d'y suppléer en m'instruisant de beaucoup de détails qu'il était indispensable de connaître. Le prince mangeait très peu et sans appétit ; son estomac semblait trop faible pour supporter la nourriture qu'aurait exigée sa croissance, singulièrement rapide et même effrayante : à l'âge de dix-sept ans, il avait atteint la taille de cinq pieds trois pouces ! De légers maux de gorge le faisaient souffrir de temps en temps ; il était sujet à une sorte de toux habituelle et à une journalière excrétion de mucosités. Le docteur Standenheimer avait déjà manifesté de vives inquiétudes sur la prédisposition du prince à la phtisie de la trachée-artère. Je pris connaissance des prescriptions qui avaient été décidées contre ces symptômes inquiétants. "

 

 

Le docteur Malfatti qui ne sut ou voulut soigner le duc de Reichstadt