15/05/2016

Charles de Habsbourg - Deuxième tentative de restauration en Hongrie





Le couple impérial à Hertenstein 
Après la tentative de retour en Hongrie de Charles de Habsbourg, au printemps 1921 (voir article précédent), la famille impériale se vit assigner à résidence au château d'Hertenstein, au bord du lac des Quatre-Cantons, en plein cœur de la Suisse, en réalité un grand hôtel à l'allure néo-romantique, nouveau lieu de séjour de la Cour en exil.

Le château d'Hertenstein
Le Conseil fédéral helvétique était pris dans le feu croisé des partis politiques. Les socialistes s'indignaient de l'attitude de Charles qui, pour eux, avait trahi l'hospitalité qui lui avait été accordée. Les conservateurs catholiques, de leur côté, ne comprenaient pas pourquoi on créait tant de difficultés à Charles de Habsbourg. Il n'avait fait que son devoir en essayant de récupérer son trône. La Suisse avait autrefois donné un large asile à des fauteurs de troubles comme Masaryk ou Lénine, qui avaient pu tranquillement préparer la révolution dans leur pays, sans pour autant émouvoir l'opinion publique.

A Budapest, Horthy ne décolérait pas. Il avait convoqué le comte Bethlen pour lui proposer le poste de président du Conseil.

Le Régent Horthy (1868-1957)
- Vous comprenez la situation, cher comte. Ce n'est pas que je sois opposé au retour du roi, mais actuellement ce n'est pas possible.
- Votre Altesse a raison, répondit le comte. Tant que les problèmes de frontières entre l'Autriche et la Hongrie ne seront pas réglés, il est hors de question de restaurer le pouvoir du roi.
- Je crains tout de même qu'il ne le comprenne pas, ajouta Horthy, et 
ne fasse une nouvelle tentative.
- Peut-être conviendrait-il de placer auprès de lui, ou à proximité, un
 agent chargé de le surveiller, suggéra Bethlen.
- Je vous laisse le soin de vous en occuper avec le capitaine Gömbös, dit le régent. Je compte sur vous pour que ces manifestations royalistes n'aient plus lieu. Voyons maintenant votre nomination, mon cher comte.
Le comte Bethlen (1874-1946)
Horthy venait de faire une recrue de choix. Le comte Bethlen, appartenant à la plus haute aristocratie, pouvait passer pour légitimiste et calmer les craintes des partisans du roi, tout en agissant en sous-main pour contrer leur influence. Horthy, Gömbös et Bethlen constituaient une équipe dont l'efficacité ne tarda pas à se faire sentir.
Gyula Gömbös(1886-1936)
A Prague, devant le Sénat, Edouard Benès, ministre des Affaires étrangères de la jeune république tchécoslovaque, n'avait pas hésité à déclaré lors de la tentative de Charles : "La Tchécoslovaquie fera tous ses efforts pour que l'on en finisse avec la légende habsbourgeoise. Le gouvernement ne négligera rien pour résoudre, d'accord avec les alliés, la question de la Hongrie occidentale, le problème habsbourgeois, les questions afférentes au désarmement et à
l'établissement du régime démocratique en Hongrie."
Le régent Horthy s'étant appuyé sur lui pour faire échouer la tentative de Charles, il lui fallait continuer à pousser ses pions contre la dynastie. En faisant entrer la Roumanie dans la Petite Entente le 23 avril 1921, il encerclait la Hongrie. Mais comme cela ne lui suffisait pas, il invita des hommes d'état hongrois à venir le voir à Marienbad et, parmi eux, le ministre des Affaires étrangères, Banffy.

- Une restauration de l'ex-empereur Charles en Hongrie est exclue, lui avait-il dit. Je ne le supporterai pas. Et si d'aventure cela se produisait, je vous préviens que les plus grands malheurs en résulteraient pour votre pays. 
- Mais, monsieur le ministre, le régent partage tout à fait votre point de vue, répondit Banffy. La question n'est pas à l'ordre du jour.
- Je me suis pourtant laissé dire, ajouta Benès, que le parti de l'ex-
empereur est encore très influent dans l'armée et dans l’administration.
- Rassurez-vous, le Premier ministre fait le nécessaire pour diminuer
 leur influence. 
- Tant mieux ! conclut Benès. De mon côté, je vais intervenir auprès de l'Entente pour circonvenir toute tentative de séduction de l'ex-empereur. Si je puis me permettre également un conseil, rapprochez-vous de l'Italie. Elle n'a pas plus que nous envie de voir un Habsbourg monter de nouveau sur un trône.


Edvard Beneš (1884-1948)
Au Traité de Trianon, qui avait été signé le 4 juin 1920, l’ancien empire des Habsbourg avait été dépecé. De la grande unité danubienne, il ne restait rien car tous les territoires avaient été répartis entre un nouvel état, la Tchécoslovaquie, et d’autres plus anciens comme les royaumes de Serbie et de Roumanie. La Hongrie avait été amputée des deux tiers de son territoire et l’Autriche n’était plus qu’un appendice.

Charles souffrait de voir que le rapiéçage de son Empire continuait. Le problème de la frontière entre l'Autriche et la Hongrie n'avait pas été réglé lors des traités de paix. La Hongrie occidentale étant peuplée d'Allemands, les diplomates en conférence à Paris s'imaginèrent qu'il convenait d'attribuer ces territoires à l'Autriche, toujours en application du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Mais les peuples en question ne voulaient pas devenir autrichiens, ils préféraient rester hongrois.

Charles avait espéré qu'on les consultât par référendum. Mais comme pour les autres territoires de l'ancienne Monarchie, cela ne fut pas fait. Les Croates et les Slovènes étaient devenus Yougoslaves, les Slovaques étaient devenus Tchécoslovaques, les Tyroliens étaient devenus Italiens, tout cela sans l'avis des populations, alors des Hongrois pouvaient bien devenir Autrichiens, toujours selon le même principe.

- Je veux que vous le sachiez, dit-il un jour au baron Werkmann, son secrétaire particulier. Je vais retourner en Hongrie. La Hongrie ne saurait ni panser ses plaies, ni se relever, tant qu'il y aura des partis pour ou contre le Roi. Si vous aviez vécu comme moi, vu ce que j'ai vu et entendu ce que j'ai entendu, vous comprendriez qu'il est du devoir du souverain de sauver son peuple, de mettre fin à ces conflits.

Mais toute tentative de restauration ne pouvait à nouveau se faire qu'avec l'accord de la France. Aristide Briand avait été ulcéré d'apprendre que Charles avait donné son nom ; mais quand l'émissaire de l'empereur lui eut expliqué que c'était Horthy qui s'était parjuré, Briand se calma et renouvela sa proposition : la France accepterait le fait accompli. Beaucoup d'hommes politiques français avaient compris enfin quelle avait été l'erreur de Clemenceau d'imposer le démembrement de l'Empire. De ce fait, le président du Conseil n'aurait pas beaucoup de difficultés à leur expliquer que Charles, à la tête de la Hongrie, ne pouvait qu'être un élément pondérateur dans cette nouvelle Europe centrale devenue une boîte de Pandore.

Aristide Briand(1862-1932)
Comme signe encourageant, Briand, en qualité de ministre des Affaires étrangères, rappela Fouchet, représentant de la France à Budapest, pour le remplacer par Doulcet, ancien ministre plénipotentiaire auprès du Saint-Siège. Un autre signe encourageant était venu, toujours du ministère français des Affaires étrangères : Philippe Berthelot, Secrétaire Général du Quai d'Orsay, ennemi acharné de la dynastie bien que proche de Briand, avait quitté sa fonction. Son remplaçant, Maurice Paléologue, ancien ambassadeur à Saint Petersbourg, connaissait la vie des Cours et s'accommodait fort bien de la monarchie. Enfin, dernier signe encourageant venu de Briand lui-même : il fit demander à Charles, par l'intermédiaire du secrétaire de Paul Deschanel, venu spécialement à Hertenstein, de désigner un homme sûr pour le représenter à Paris et de garder un contact permanent avec le chef du gouvernement français. Charles choisit un ancien diplomate hongrois, Oskar von Charmant.

Mais à la différence de la première fois, Briand ne donna ni consigne, ni impératif de temps. Il lui fallait avant tout tenter d'inverser l'opinion de la Conférence des ambassadeurs, laquelle avait déclaré, sous l'influence directe de Benès qui tenait le jeu de main de maître, que la restauration des Habsbourg mettrait en péril les bases mêmes de la paix. Horthy, de son côté, en sous-main, tentait d'infléchir la conférence en obtenant une interdiction formelle de la restauration monarchique en Hongrie, agissant ainsi, sans aucune vergogne, en contradiction avec la constitution hongroise.

Horthy osa se manifester encore auprès de Charles. "Aucune pensée ne lui était plus étrangère que celle de vouloir se cramponner au poste qu'il occupait", écrivit-il le 4 septembre. Il attendait avec impatience le moment où il lui serait permis de quitter ce poste si plein de soucis et de responsabilités. Mais le temps n'était pas encore venu, trop d'obstacles, à ses yeux, s'opposant encore à la restauration.

Charles fut écœuré par tant d'hypocrisie. Tout l'été 1921, la situation politique dans son pays se dégrada chaque jour un peu plus. La révélation des atrocités commises par l'entourage immédiat du régent durant la terreur blanche, l'accusation de gaspillages des fonds publics par les mêmes, alors que le gouvernement avait du mal à payer les fonctionnaires, les menaces contre certaines personnalités juives, renforçaient Charles dans l'idée qu'il lui fallait revenir au plus tôt pour rétablir une vie publique normale, ce dont Horthy, prisonnier des factions, se révélait incapable.

Un événement heureux éclaira pendant quelques jours la vie du château d'Hertenstein. Aladar von Borovicze, aide de camp de l’empereur, avait demandé la main d'Agnès Schönborn, dame d’honneur de l’impératrice,  et les noces avaient été célébrées dans l'intimité, à la fin du mois de juillet. Il avait imité en cela le comte Josef Hunyadi qui avait épousé la comtesse Bellegarde, l'autre dame d'honneur de Zita.

La famille impériale à Hertenstein
A peine était-il revenu de voyage de noces qu'il fut convoqué par Charles.

- J'ignore quand va s'effectuer notre retour, dit Charles, mais il faut dès à présent nous préparer et l’organiser.

Zita assistait à l’entretien.

- La route et le chemin de fer me paraissent désormais impossibles, continua Charles. Sous n'importe quel déguisement, je crois que le plus stupide des douaniers me reconnaîtrait.
- Une solution serait peut-être de franchir clandestinement la frontière
avec l'Allemagne et d'emprunter le Danube, suggéra Zita. Avec quelques précautions, une barque peut passer inaperçue. Et puis, qui pourrait se douter de quoi que ce soit ?
- La traversée de Vienne, et surtout de la frontière à Presbourg, risque
 d'être problématique, objecta Charles.
- Mais pourquoi pas la voie des airs ? suggéra Boroviczeny.
- En avion ? s'étonna Charles. Mais c'est une excellente idée.
- Ce sera la première fois que nous le prenons, dit Zita, elle aussi 
séduite par la proposition.
- Mais Votre Majesté ne songe pas sérieusement à venir avec nous, s'insurgea Boroviczeny. Dans son état, c'est beaucoup trop risqué. 

Zita, en effet, attendait son huitième enfant, mais elle en était au début de sa grossesse.

- Et puis, il y a les enfants, dit Charles. Nous ne pouvons pas les laisser seuls ici.
- N'essayez pas de me faire changer d'avis, répliqua-t-elle. Je suis décidée à partir. Ici, rien ne peut arriver aux enfants. Ils sont sous la garde de la comtesse Kerssenbrock et de leurs grands-mères. L'empereur doit affronter un danger et mon devoir d'épouse exige que je fasse abstraction de mon devoir de mère.
- Mais Majesté, les risques ? se hasarda Boroviczeny.
- Ne me parlez pas des risques de l'expédition, dit Zita. Cela ne fait que renforcer ma détermination. Si risque il y a, je dois le partager. Je suis reine de Hongrie et si le Roi retourne là-bas, ma place est à ses côtés.

Les deux hommes, comprenant que rien ne la ferait changer d'avis, s'appliquèrent alors à exploiter l'idée du retour par la voie des airs.

- Il est important, dit Charles, que seuls des Hongrois prennent part aux préparatifs. Personne, ici à Hertenstein, ne doit y être mêlé. Je redoute trop les conséquence que cela aurait.

Le 20 octobre 1921 à midi, ce fut le cœur léger et plein d'espoir que Charles et Zita montèrent dans l'avion, au camp d'aviation de Dûbendorf, près de Zurich, avec trois pilotes et Boroviczeny. L'avion s'éleva lentement vers les Alpes bavaroises. Impressionnés, Charles et Zita n'osèrent pas regarder par le hublot pendant les premières minutes du vol. Puis, rassérénés par la décontraction des autres, ils se détendirent eux aussi et admirèrent le somptueux décor qui se déroulait sous leurs yeux. Ce fut un instant à la fois magique et tragique que de passer ainsi au-dessus de l'Autriche, d'apercevoir les murailles de la forteresse de Salzbourg, de passer au-dessus du château de Persenbeug où Charles était né, de voler au-dessus de la plaine du Danube.

- Je n'aurais jamais cru qu'une vaste étendue de champs moissonnés puisse être aussi belle, s'extasia Charles. Les impressions du vol faisaient oublier les moments difficiles qu'il avait fallu affronter les semaines auparavant.

Boroviczeny avait fait preuve d'un sens de l'organisation tout à fait extraordinaire entre Hertenstein et Sopron. Il avait su recruter deux pilotes hongrois, Fekete-Farkas et Alexy, qui avaient été des as de l'aviation austro-hongroise pendant la guerre. Il avait loué l'appareil dans lequel ils se trouvaient, un Junker monomoteur à six places flambant neuf. Et enfin, il avait convenu avec le colonel Lehar de la manière dont tout devait se dérouler à leur arrivée en Hongrie.
Zita pensait avec émotion aux enfants qu'ils avaient dû laisser à Hertenstein. Quand ils les avaient quittés, ils leur avaient dit dans un demi-mensonge : Papa et Maman seront ce soir à la maison !

Les enfants impériaux
Satisfaits de cette réponse, ils les avaient accompagnés jusqu'à la grille, gambadant autour de la voiture en leur criant « au revoir ! ». 

Puis il leur avait fallu, à quelques kilomètres de là, pour déjouer les soupçons des détectives tant suisses que hongrois, changer de voiture pour une autre Daimler achetée à Zurich, laquelle les avait emmenés jusqu'à l'aéroport. Le pauvre Ledochowski était resté muet de surprise quant ils lui avaient appris qu'ils n'allaient pas en promenade, pour fêter tous deux seuls leurs dix ans de mariage, mais qu'ils partaient pour la Hongrie. Ils l'avaient chargé de continuer à tromper les policiers hongrois et suisses chargés de les surveiller, en téléphonant d'endroits différents de la Suisse, le soir même et le lendemain, pour faire croire qu'ils étaient encore sur le territoire helvétique.

Charles avait bien été obligé de prévenir Werkmann de leur départ et de lui donner toutes les consignes nécessaires. Il l'avait chargé aussi d’une mission délicate : prévenir l'archiduc Max, qui était l'hôte du château, du départ de son frère. La décision du retour en Hongrie avait été prise à la mi-octobre, car les nouvelles qui arrivaient de Budapest laissaient supposer que le régent s'attendait au retour imminent de Charles ; pour le priver de tout appui militaire, il avait rappelé pour la fin du mois les régiments de Lehar et d'Ostenburg dans la capitale, afin de procéder à leur dissolution. A Hertenstein, tout était organisé depuis le mois d'août. Il suffisait d'envoyer le message convenu pour que Lehar se mît à la disposition de son Roi et organisât son entrée dans Budapest. Un train spécial devait être préparé, à bord duquel le Roi prendrait place incognito au milieu de ses troupes fidèles ; une fois à Budapest, il prendrait la tête du régiment, investirait le Palais Royal et obtiendrait, par la force si besoin était, la remise du pouvoir par Horthy.

« Le col doit être recousu le 20 octobre », le message codé pour Lehar avait été envoyé.

Le vol se déroulait sans problèmes, après une petite frayeur due à un arrêt du moteur. Mais le pilote principal, Zimmermann, qui avait l'avion en charge, sut le faire repartir. Baden, où avait été installé le Grand Quartier Général autrichien, puis Wiener Neustadt, furent survolés. Que de souvenirs ces villes évoquaient au jeune couple ! Puis l'avion amorça sa descente vers la terre hongroise. Apercevant des feux balisant ce qui semblait être une piste, le pilote s'y engagea et atterrit dans un champ de chaumes. Mais il y avait erreur. Les feux n'étaient que des brûlots d'herbes mortes allumés par des paysans. Une fois passée la stupeur de voir le Junker atterrir à quelques mètres d'eux, ils s’approchèrent.

- Non, ce n'est pas Dénesfa ici, répondit l'un d'eux au pilote. Il faut encore deux heures de marche pour y arriver.

Et de la main il indiqua la direction de l’est. L'avion décolla à nouveau et après quelques minutes, les pilotes hongrois reconnurent enfin le champ de la propriété du comte Csiraky, qu'ils avaient choisie un mois auparavant en faisant la reconnaissance du terrain. Mais là, il n'y avait pas de feux pour baliser la piste d’atterrissage.

- On y va ! dit Zimmermann après avoir fait le tour de la piste improvisée.

L'avion se présenta dans l'alignement du champ et, après quelques rebonds, finit par s'immobiliser. Mais personne n'attendait les passagers. Charles, inquiet, interrogea Boroviczeny du regard. 

- Je ne comprends pas, dit celui-ci. Lehar et ses hommes auraient dû être là. Tout avait été convenu.

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Château de Dénesfa
Un paysan qui avait aperçu l'avion sur le point d'atterrir s'était précipité au château du comte Csiraky pour le prévenir. 

- Des officiers, monsieur le comte, des officiers, là-bas dans le champ près de la laiterie, qui sont descendus du ciel.

Inquiet, Csiraky dut laisser ses invités, sa famille et quelques amis intimes. Il se précipita vers le petit groupe qui attendait près de l'avion. Il savait que le Roi devait revenir, mais il n'avait pas été prévenu du jour exact de son arrivée.

- Bienvenue à Votre Majesté sur le sol de son pays, dit-il en s’inclinant devant Charles.

Puis, encore plus surpris, il reconnut Zita et baisant la main qu'elle lui tendit :

- Et à notre gracieuse Souveraine !

Les pilotes ne pouvaient pas rester plus longtemps. L'avion reprit son vol pour retourner en Suisse.

Charles, Zita et Boroviczeny étaient à bon port. Il fallait maintenant faire face à la situation. Les troupes prévues n'étaient pas là, le colonel Lehar manquait à l'appel.

- Il me parait imprudent que Vos Majestés gagnent ma maison, il y a trop de monde. Et je ne peux les garantir tous. Cependant mon beau-père…

- Le comte Andrassy est là ? demanda Charles.

- Oui Majesté, c'est le baptême de mon fils, répondit Csiraky. Si j’avais connu la date de votre arrivée…

- Ce n'est pas grave, dit Charles. J'aimerais voir le comte Andrassy. Nous aurons besoin de lui. Je vous prie d'aller le chercher.

Quand il apprit le retour de Charles, Andrassy fut désagréablement surpris d'être le seul parmi les légitimistes à n'avoir pas été prévenu du retour imminent du souverain. Il fut réellement embarrassé, car la question dynastique venait encore d'être soulevée quelques jours auparavant par le parti des petits propriétaires agrariens, favorables au choix d'un Roi susceptible d'être agréé par les puissances de l'Entente, donc hostiles à Charles. Et lui, Andrassy, avec le comte Apponyi, avait demandé au comte Bethlen, président du Conseil, de prendre une position ferme et définitive sur le choix du souverain. Et il s'était engagé à prendre publiquement la parole en faveur de Charles, seul monarque légitime de Hongrie, qu'il conviendrait de rappeler bientôt à rentrer dans son pays, avec l'accord des pays de l'Entente. Le retour du Roi risquait de remettre en cause les bonnes dispositions de Bethlen et de le faire passer à ses yeux, lui Andrassy, pour un fourbe.

- Je pense que le retour de Votre Majesté est prématuré, dit-il à Charles, quand il alla le saluer, mais puisqu'elle est là, je me mets entièrement à sa disposition.

Ils étaient tous réunis, maintenant, dans la maison du garde forestier du domaine. Entre-temps, le colonel Lehar avait enfin été prévenu de l'arrivée de Charles et de Zita.

Colonel von Lehar
Colonel baron von Lehar
- Je n'ai pas reçu le message convenu, dit-il, pour excuser son absence. Et le train n'est pas encore formé. Les wagons destinés au transport des troupes ont été réquisitionnés pour le transport des betteraves.

Comme ils ne pouvaient rester là au milieu des bois, le comte Csiraky leur proposa de se réunir dans le château de son frère, à proximité de là. Mais ce ne fut qu'une brève halte, le temps de se reposer un peu de l'étourdi s sèment du voyage. Il fallait au plus tôt gagner Sopron, où se trouvaient les troupes de Lehar et du major Ostenburg.

Sopron
Sopron  dans la Hongrie de l'ouest
La petite ville du XVIIIème siècle aux ravissants palais baroques, située dans la sphère d'influence de la famille Esterhazy, n'était pas inconnue de Charles. Quand il était enfant, il y avait habité avec ses parents une maison à un étage, du temps où l'archiduc Otto y était en garnison.
Arrivés à la caserne appelée « Quartier 48 », où les troupes du colonel Lehar et du major Ostenbourg étaient stationnées, Charles et Zita prirent un peu de repos dans des chambres de fortune au premier étage du bâtiment.

La comtesse Andrassy avait tenu à les accompagner.

- La Reine de Hongrie, même dans des circonstances aussi difficiles,
 ne peut pas se passer de dame d'honneur, avait-elle dit.

Mais lorsqu'elle vit l'état des chambres de Leurs Majestés, Zita dut la réconforter.

- Allons, comtesse, à la guerre comme à la guerre, lui dit-elle en riant.

Les paires de bottes qui tramaient sur le sol, les pelles et les balais dans un angle, n'étaient pas du goût de l'aristocratique et très belle comtesseEléonore Andrassy, née Zichy. Zita, de son côté, n'en avait cure. La partie qui allait se jouer était bien plus importante qu'un peu de désordre de chambrée.

Charles, de son côté, réunit son premier cabinet. Il nomma le comte Rakovszky chef du gouvernement et Gratz ministre. Tous deux avaient préféré démissionner de leurs postes, le premier de Président du Parlement et l'autre de ministre des Affaires étrangères, après que le régent eût refusé, en avril, de rendre son pouvoir. Ils avaient participé activement à la préparation de la seconde tentative. Et ils venaient de se mettre à ses ordres. Charles éleva également Lehar au grade de général.

- Nous devons, Sire, gagner à notre cause le général Hegedüs, qui
 commande la place de Sopron, dit Lehar.

A peine informé de la présence de son roi, le général s'écria :

- Dieu soit loué, nous allons enfin sortir du bourbier !

Il vint se présenter et renouvela son serment de fidélité au Roi.

Dans l'après-midi, ce fut au tour des hommes de Lehar et d'Ostenburg, soit environ mille cinq cents hommes, de prêter serment. Tous les hommes, tête nue en un quadrilatère impeccable autour du drapeau de leur régiment, levèrent la main droite, index et majeurs tendus, et jurèrent fidélité à leur Roi.

Zita, émue, au milieu d'une vingtaine de jeunes filles en costumes hongrois, corsages ajustés, bandeaux brodés posés en diadème dans les cheveux, venues lui offrir des fleurs, assistait à l'hommage rendu à son mari. Puis les soldats défilèrent devant le Roi et la Reine, dans la grande cour carrée du « Quartier 48 ». L'espoir se reflétait dans les yeux de tous ces jeunes hommes, prêts à donner leur vie pour que fût respecté le droit de leur souverain et que leur pays sortît de sa détresse.
Le général Lehar avait enfin réussi à former le train qui les mènerait à Budapest.

A onze heures du soir, Charles et Zita quittaient la caserne pour gagner la gare. La population, qui savait son Roi parmi elle, avait accouru en masse sur le parcours pour les acclamer.

- Vive le Roi ! Vive la Reine ! entendait-on de toutes parts.


L'enthousiasme était le même qu'à Szombathély. L'espoir du retour s'accomplissait et le peuple les remerciait d'être à nouveau là, à son côté. Toutes les autorités civiles et religieuses de la ville étaient également venues les saluer et leur dire leur fidélité. Autour des wagons, c'était une joyeuse bousculade. Les drapeaux flottaient au-dessus de la foule dont chacun essayait d'apercevoir les souverains. Certains étaient perchés dans les arbres. Zita, un bouquet de fleurs à la main, souriait, remerciait tous ceux qui l’approchaient.


En gare de Sopron le 20 octobre 1921
Le roi et la reine de Hongrie à la gare de Sopron
C'était le plus beau cadeau d'anniversaire de mariage qu'on pût leur faire.

L'effet de surprise était manqué. Mais peu importait désormais !

Le convoi était composé d'un premier train emportant les officiers, d'un deuxième train pour les souverains, les membres du gouvernement et leur suite, sous la garde de quelques hommes de Lehar, et deux autres pour les soldats.

Le général Lehar s'excusa de n'avoir pu trouver qu'un vieux wagon de la Croix-Rouge pour installer Charles et Zita.

Sous les ovations de la foule, le convoi s'ébranla lentement à quatre heures du matin. Le jeune couple se tenait à la fenêtre du wagon pour saluer et remercier les milliers de personnes présentes à la gare.
Les cœurs de ceux qui les regardaient partir à la reconquête de la couronne de Saint Etienne battaient à l'unisson des leurs.

Tous deux avaient l'âme en paix. Leur retour au pays s'effectuait dans le respect des engagements qu'ils avaient pris devant Dieu de secourir, quel qu'en soit le prix à payer, ceux qui avaient besoin d'eux ; et ils étaient là, fidèles au serment du 30 décembre 1916, plus émus encore car les paroles prononcées alors prenaient, en ce jour, toute leur signification. La Hongrie, trois ans auparavant, était la composante majeure d'un Empire encore puissant. Aujourd'hui, elle n'était plus qu'un petit pays meurtri par la guerre et les luttes intestines, à la merci d'une bande de voyous qui avaient accaparé le pouvoir. Le Roi et la Reine venaient enfin rétablir la justice et le droit.

Le ronronnement du train finit par apaiser la tension dans laquelle ils vivaient depuis leur départ de Suisse et ils prirent quelque repos, allongés sur les couchettes inconfortables du wagon sanitaire.
Quand le jour se leva, ils purent enfin admirer les paysages de leur pays que traversait la ligne de chemin de fer.
Leur arrivée à Gyôr, la première grande ville, à une heure de l'après-midi, fut saluée par une garde d'honneur dont le drapeau fut incliné devant eux. Une fanfare attaqua alors une marche guerrière, prélude à l'action qui les attendait. La foule était aussi nombreuse qu'à leur départ de Sopron et de partout fusaient les vivats.

Le train royal en gare de Gyo¦êr
Le train royal à Györ
Le général Lôrenczy, commandant la garnison, mit ses troupes à la disposition du Roi.

Au Palais Royal, la nouvelle de leur arrivée était tombée depuis la veille. Les officiers de l'Entente, prévenus par le général Hegedüs, avaient immédiatement télégraphié pour en informer le régent. Horthy vivait depuis lors dans l'anxiété et l'espoir de la confrontation. Il savait que Charles reviendrait et il savait aussi que la dissolution des régiments qui lui étaient fidèles l'amènerait à réagir rapidement.
Mais, maintenant qu'il était sur le sol hongrois, il fallait agir sans laisser aucune chance au convoi royal de parvenir à Budapest.

- Que toutes les garnisons se tiennent prêtes à faire feu contre le train lorsqu'il passera dans leurs gares, ordonna-t-il quand il reçut le message du général Lôrenczy, lequel, lui aussi, l'avait prévenu de l'avancée des troupes royales. Que l'on fasse dérailler ce maudit train !
Avant que le train ne reparte de Gyôr, Boroviczeny apporta à Charles un message du gouvernement l'informant que les pays de l'Entente protestaient contre sa tentative de restauration.

- Peu importe, nous continuons ! répondit-il

Alors que le train s'arrêtait à nouveau dans la petite gare d'Acs, la nouvelle leur parvint que les rails avaient été déboulonnés avant la gare de Komarom, où la garnison les attendait sur le pied de guerre pour les empêcher de passer.
Le major von Ostenburg ne perdit pas de temps. Il envoya un bataillon de son régiment se porter vers les troupes devant obéir aux ordres du régent et, à la surprise des soldats du roi, sans même qu'un coup de feu n'eût été tiré, la garnison de Komarom se rendit et vint grossir leurs troupes.
Les soldats arrivèrent, drapeau en tête, devant le train du Roi qu'ils saluèrent par des vivats enthousiastes.
Des envoyés du régent, à la tête desquels était le Docteur Vass, arrivèrent alors pour tenter de persuader Charles de ne pas continuer.
Mais il était temps de repartir, les sapeurs envoyés sur les voies pour les réparer ayant terminé leur travail. Les émissaires de Horthy furent obligés de monter dans le train royal pour continuer la discussion avec le comte Andrassy, car Charles n'avait pas voulu les recevoir.

Andrassy fut inflexible.

- Le régent doit remettre le pouvoir au Roi sans tarder, leur dit-il.

La perplexité des émissaires était d'autant plus grande qu'à chaque gare, l'accueil réservé au train était triomphal et les garnisons se joignaient spontanément aux troupes de la restauration.

A Tata, petite ville à soixante kilomètres de Budapest, devant l'impossibilité de trouver un accord, ils quittèrent le train royal après avoir assuré Andrassy qu'ils étaient tous, bien sûr, fidèles au Roi ; et que si ce n'était la crainte d'une invasion des puissances étrangères en représailles, le régent lui remettrait bien volontiers le pouvoir. Au moment de descendre, l'un d'entre eux fit remarquer que le wagon du Roi n'était pas gardé. Andrassy lui répondit avec superbe :

- En Hongrie, le Roi n'a pas besoin d'être gardé. L'amour de son peuple le protège. Tu vois que personne ne cherche à lui faire de mal et que nous sommes arrivés jusqu'ici en triomphe.

Le régent, quand on lui rapporta la manière dont ses troupes l'abandonnaient sans coup férir, pour se joindre à celles de Charles, ne savait plus quelle attitude adopter. La Hongrie occidentale était désormais entre les mains du Roi. Et plus aucun obstacle ne se dressait entre lui et la capitale. Les troupes en garnison à Budapest avaient refusé de marcher et il savait bien que tous ceux qui l'entouraient l'abandonneraient dès que le Roi serait au Palais.

- Gömbös, vous comprenez ce que cela signifie, dit-il à son âme damnée, si le roi réussit. Votre peau vaudra encore moins cher que la mienne.
- Rassurez-vous, Altesse, lui répondit-il, je suis prêt à la défendre et il en coûtera à qui s'attaque à nous. Puisque les troupes régulières refusent de marcher, je vais convoquer les étudiants et leur expliquer la situation.

Deux heures après, un peu plus de trois cents étudiants, auxquels s'étaient mêlés de véritables hommes de main, étaient réunis dans la cour du Palais pour entendre le régent. Du haut du balcon, il entama son discours.
- Notre pauvre Roi bien-aimé, commença-t-il, trompé par une bande de Tchèques et de communistes, marche à leur tête, contre la capitale.
En l'entendant, les étudiants se regardèrent surpris.
- C'est notre devoir d'arracher notre Roi des mains de ces imposteurs, et de libérer notre pays de l'occupation étrangère...
A ce moment là, les hommes de main en profitèrent pour crier.
- Oui, allons défendre le roi…

Les étudiants, qui n'imaginaient pas un seul instant que le régent pût leur mentir, crièrent eux aussi :
- Allons défendre le roi et notre patrie...

Gömbös qui assistait à la scène derrière le régent, en compagnie des quelques officiers qui, comme eux deux, n'avaient aucun intérêt à la restauration, se frottait les mains. 11 ordonna alors de les encadrer et de leur fournir les fusils pour se porter à Buda-Ors, dans les faubourgs à l'ouest de Budapest, où venaient d'arriver les quatre mille hommes de l'armée royale.

C'était dimanche matin. Le camp du Roi assistait à la messe, célébrée par un aumônier militaire sur un autel de fortune dressé entre deux voies ferrées. Charles et Zita étaient agenouillés sur un rail qui leur servait de prie-Dieu, au centre du demi-cercle constitué par la troupe, la tête inclinée alors que le prêtre consacrait le Pain et le Vin. Quelques timides rayons de soleil auréolaient le couple en prière.

Couple royal assistant a¦Ç la messe avant de partir pour Budapest
La messe à Buda-Ors, à quelques kilomètres de la capitale
Pendant la célébration, des coups de fusil se firent entendre sans troubler l'ordonnance de la cérémonie.
Si la quasi-totalité des garnisons qui devaient protéger la ville s'était rendue, il fallait maintenant assurer la liaison avec la dernière d'entre elles, à Kelenfold. Elle aussi avait annoncé son intention de rejoindre l'armée royale.
Le général Lehar prit la tête des troupes. Lorsqu'ils eurent dépassé Buda-Ors, ils furent attaqués sur le flanc par la bande d'étudiants de Gômbôs, galvanisés, sûrs de défendre leur chère patrie contre les ennemis tchèques. Surpris, les soldats du Roi effectuèrent un repli, en laissant sur le terrain quelques morts.
La marche triomphale qui les avait portés depuis Sopron, la reddition sans combat de chaque garnison rencontrée en cours de route, les bonnes nouvelles qu'ils avaient des régiments de Budapest, leur avaient fait perdre leur vigilance.

- Je ne suis pas digne de mener l'armée de Votre Majesté au combat, dit le général Lehar, déconfit par le revers qu'il venait d’essuyer.

- Mais enfin, général, ce n'est pas grave, répondit Charles. Tout au plus une escarmouche.

- Peut-être, Sire, mais je pense que le général Hegedüs sera plus capable que moi de porter l'assaut final.

- Comme vous voulez, Lehar, mais vous m'êtes fidèle depuis le début et je vous connais bien. Je dois vous avouer avoir moins confiance en lui qu'en vous.

- Je peux me porter garant pour lui, Sire. J'ai été à ses côtés pendant plusieurs mois et je peux affirmer qu'il n'y a pas officier plus fidèle à Votre Majesté.

- Très bien, mais je vous demande tout de même de ne pas le quitter. 
Pouvez-vous me l'envoyer afin que je lui confirme son commandement ?

A l'annonce de cette nouvelle, le général Hegedûs ne crut pas à sa chance. Il s'empressa d'accepter cette preuve de confiance de son Roi.

Au Palais Royal, réconforté par le petit succès de la bande armée, Horthy reprenait confiance. Il ordonna que les officiers des régiments stationnés à Kelenföld, avec lesquels les hommes de Charles n'avaient pas pu faire liaison, fussent remplacés par les quelques fidèles qui lui restaient. Les hommes de troupe n'iraient pas rejoindre l'armée du Roi sans un ordre de leurs officiers.
Le général Hegedüs, fort de sa nouvelle autorité, profita de ce moment de flottement pour proposer à Charles de se rendre lui-même sur place, afin de convaincre les officiers d'emmener enfin leurs troupes dans le camp du Roi. Charles accepta qu'il franchisse la ligne ennemie.
Une heure après, Hegedüs se trouvait face à Horthy. Le régent était avec les représentants français et anglais de l'Entente. Et c'est avec un grand sourire qu'il fut reçu.

- Il est hors de question que l'Angleterre reconnaisse Charles comme roi de Hongrie, insistait rageusement Hohler, le britannique. Nous n'autoriserons jamais le retour d'un Habsbourg sur le trône. Cela présenterait bien trop de risques de guerre avec vos voisins.

Monsieur Doulcet, le représentant français, n'ayant reçu aucune consigne de son ministre, se taisait. Sa préférence allait vers Charles, mais il ne pouvait l'exprimer ici.

- En ce qui me concerne, mentit le général Hegedüs, je n'ai pas prêté serment au Roi et j'ai même refusé de prendre la tête de son armée.

Comprenant que les hongrois avaient certaines choses à voir ensemble, les représentants français et britannique laissèrent seuls le régent et le général.

- Votre Majesté doit se résoudre à accepter l'armistice proposé par le régent, plaidait Hegedüs, de retour dans le camp de Charles en début d'après-midi.

- Comment se fait-il, général, que vous soyez allé à Budapest ? demanda Charles. Ne deviez-vous pas tenter de gagner la garnison de Kelenfôld à notre cause ?

- J'ai préféré, Sire, me rendre compte par moi-même de la situation dans la capitale. Les troupes y sont gagnées à la cause du régent et le Palais royal a été transformé en forteresse. Croyez-moi, Majesté, il vaut mieux accepter un armistice. Cela permettra d'attendre des renforts venus de l'ouest. Ainsi, nous serons plus forts pour attaquer demain.

- Je vais me rendre moi-même en tête du front pour voir la situation, répondit Charles.

Le seul moyen de s'y rendre était d'emprunter la voie de chemin de fer qui menait à la capitale. On fit préparer une locomotive.

Alors que Charles s'apprêtait à y monter, accompagné de Rakovsky, d'Andrassy et d'Hegedus, Zita intervint.

- Je viens avec toi, dit-elle à Charles.
- Il n'en est pas question. C'est trop dangereux, lui dit-il. Si nous venions à être capturés ?

Il avait dit ce qu'il ne fallait pas. Au lieu de répondre, Zita, d'un bond, sauta sur le marchepied et se hissa sur la plate-forme.

Un drapeau blanc avait été accroché à la cheminée de la locomotive qui s'ébranla, emportant à son bord la légitimité de la Hongrie.

Le cœur battant, Zita, déterminée, se tenait à côté de Charles. Leurs regards se portaient vers la colline de Buda, au sommet de laquelle se dressait le Palais royal qu'il leur fallait reconquérir. Le sang des Rois de Jérusalem bouillait à nouveau dans leurs veines. 

Le train royal a¦Ç quelques kilome¦Çtres de Budapest

Mais deux kilomètres plus loin, la machine fut arrêtée par les hommes de l'armée royale en avant-poste. Ils venaient d'être avisés que le régent envoyait une délégation en vue de parlementer.
Charles demanda alors à Lehar et à Ostenburg, avant de prendre une décision, de venir le rejoindre.

- Je pense, messieurs, commença-t-il, que nos troupes ne sont pas assez regroupées. Le mieux serait d'effectuer un repli stratégique afin de mieux nous organiser avant de repartir enfin à l'assaut de Budapest. Je prendrai moi-même la tête de l'offensive.
- Je ne pense pas, Sire, que nos troupes qui n'ont pas dormi depuis deux jours soient en état d'attaquer avant d'avoir pris un peu de repos, répondit le major Ostenburg.
- Il nous faut remettre l'offensive à demain matin, surenchérit Lehar.
- D'autant, dit le comte Andrassy, que refuser un armistice risque de faire penser que Votre Majesté tient absolument à ce que le sang coule.
 Cela ferait le plus mauvais effet sur les pays de l'Entente. Horthy essaye probablement de trouver une sortie sans perdre la face.
- Vous me  conseillez donc d'accepter le  cessez-le-feu qu’il propose.

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Le roi et la reine devant le convoi
Lorsque l'émissaire envoyé par Horthy, le colonel Svoy, arriva, il fut convenu avec lui d'arrêter les hostilités jusqu'à huit heures le lendemain matin.
La locomotive refit le trajet en sens inverse. Des passagers embarqués à son bord, seul Hegedüs manquait. Il restait avec le colonel Svoy pour déterminer la ligne de démarcation entre les troupes de Charles et celles de Horthy.

En maître du jeu, le général félon plaça les premières de telle sorte qu'elles se trouvassent, à la reprise des hostilités, sous le feu des secondes. Puis, sa besogne achevée, il retourna voir Charles.

- Je demande instamment à Votre Majesté de me relever de mes fonctions, demanda-t-il. Je viens d'apprendre que mes deux fils combattent parmi les troupes du régent.
- Vous auriez pu les rallier à notre cause, répondit Charles avec amertume.

Mais dans de telles conditions, il ne pouvait qu'accepter sa démission.

Le général Lehar semblait si confus de la défection de celui qu'il avait recommandé que Charles n'osa pas lui faire de reproche. De toutes façons il n'en était plus temps, il fallait organiser les forces pour la bataille qui devait le lendemain les mener à la victoire. Ils étaient tous réunis peu avant la tombée de la nuit, ministres et officiers, confiants en l'avenir.

- Vous irez avec le Docteur Gratz rencontrer la délégation de Horthy, à huit heures, ordonna Charles à Lehar. Ostenburg restera à mes côtés. Je dirigerai moi-même l'attaque, s'ils ne répondent pas à nos exigences. Il faut faire venir en renfort les troupes de Komarom.

Puis Charles se retira avec Zita, dans le wagon sanitaire qui était leur demeure depuis deux jours. Epuisés, ils ne tardèrent pas à s'endormir.

Les sentinelles avaient été postés pour veiller sur le sommeil de tous et dans le camp, après l'extinction des feux, ce fut le grand silence. Mais pendant qu'ils se reposaient, confiants eux aussi en l'avenir de leur pays, maintenant que leur Roi était parmi eux, les troupes du régent, suivant les instruction de Hegedùs, les encerclaient furtivement et prenaient leurs positions pour l'assaut du lendemain.
Il était sept heures et demie du matin quand un messager du régent arriva au camp royal pour annoncer qu'en réalité, la trêve avait pris fin à cinq heures du matin.
Le général Lehar et le Dr Gratz partirent immédiatement rencontrer les émissaires du régent et protester contre cette félonie. Mais à peine avaient-ils quitté le camp que les troupes de Horthy, placées sur les hauteurs, attaquèrent sans prévenir et donnèrent l'assaut à des troupes qui se défendirent d'autant moins qu'elles n'étaient pas en ordre de bataille et attendaient les renforts du régiment de Komarom.
Certains purent se saisir de leur armes et opposer malgré tout une résistance, mais en vain. Les troupes du régent savaient depuis la veille comment elles devaient opérer, Hegedùs leur avait révélé le dispositif de défense des troupes royales.
Les conditions de la reddition du Roi étaient même déjà convenues quand Lehar et Gratz arrivèrent à la négociation. Le régent exigeait que les hommes déposent les armes immédiatement et les remettent à ses troupes afin d'obtenir sa clémence. Quant à Charles, il ne lui restait qu'à signer son acte d'abdication !
Lorsqu'ils revinrent vers le train royal, ils trouvèrent la confusion la plus totale. Un groupe important de fidèles était autour du Roi et de la Reine, réfugiés dans la petite gare de Buda-Ors. Le canon se remit à tonner, des rafales de mitrailleuses partaient dans tous les sens. Le train royal fut pris pour cible. Boroviczeny, craignant pour la vie des souverains, donna l'ordre au conducteur de repartir en marche arrière.

- Il faut mettre le roi à l'abri, cria-t-il. Vite, embarquez, Majesté.

A ce moment-là, refusant l'idée de la défaite, le général Lehar et le major Ostenburg remontèrent le long du convoi qui ramenait les troupes vers l'arrière.
- Allez ! Tous au combat ! Nous devons nous battre jusqu'à notre dernière goutte de sang !
Certains hommes de troupe, reprenant courage, quittèrent les wagons pour se mettre en position d'attaque.
Mais au moment où Lehar et Ostenburg passaient à la hauteur du wagon royal, Charles leur cria :
- Arrêtez, revenez ici ! J'interdis que l'on continue à se battre. Cela n’a plus de sens maintenant.
Ils ne purent que s'incliner devant l'ordre du Roi. Leur nombre était supérieur, leur bravoure et leur foi sans pareilles, mais ils avaient perdu la bataille, trahis par la félonie de l'un des leurs.

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Charles IV dernier  roi apostolique de Hongrie
Charles et ses hommes étaient allés au combat comme les chevaliers des temps jadis, Horthy et les siens comme les combattants de l'ordre nouveau des dictatures qui s'installaient en Europe.

L'ensemble du convoi repartit en marche arrière vers la gare de Bickse, à une vingtaine de kilomètres de là. Charles, avant de partir, avait donné l'ordre aux troupes de se rendre afin de bénéficier de la clémence promise par le régent. Seuls les officiers et les ministres restaient encore avec eux. Zita, qui de son côté s'était occupé des blessés pendant la courte durée du combat, insista pour que l'on continuât à le faire. Personne ne parlait dans le wagon royal, chacun respectant le silence de l'autre. Il n'y avait pas de réponse aux questions qu'ils pouvaient se poser. Le général Hegedüs, étant du voyage, eût été le seul à pouvoir expliquer ce qui s'était passé. Personne à bord du train ne soupçonnait qu'il était le responsable du désastre qu'ils venaient de subir.

Le comte François Esterhazy, fidèle à sa tradition familiale, avait rejoint le convoi royal qui partait au combat deux jours auparavant. Il finit par rompre le silence.

- Je prie Vos Majestés de bien vouloir accepter l'hospitalité de ma demeure à Totis, leur dit-il, la voix voilée par l'émotion.
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A Tata, le château du comte François Esterhazy
Charles et Zita acceptèrent avec gratitude, car l'offre du comte Esterhazy n'était pas sans danger pour lui. Horthy et Gômbôs venaient de gagner la partie et ils feraient payer cher à ceux qui avaient soutenu la tentative de Charles. Sa promesse de mansuétude ne valait que pour les soldats.

Lorsque le train s'arrêta à la gare de Totis, Charles et Zita eurent la surprise de la voir noire de monde. Toute une foule était là qui criait :

- Vive le Roi ! Vive la Reine !

Mais ces acclamations ne sonnaient plus à leurs oreilles comme les jours précédents. Ils durent sourire et remercier tous ceux qui leur manifestaient ainsi à nouveau leur amour, mais dans leur cœur et dans leur âme, ils savaient bien que tout cela n'était plus que sentimentalité ; rien ne pouvait soulager leur détresse d'avoir échoué à donner à la Hongrie la paix et la justice.

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Une salle du château de Tata
Le comte Esterhazy avait fait prévenir de leur arrivée et avait ordonné que ses plus beaux équipages fussent à la gare pour les emmener. Et ce fut toujours sous les acclamations de la foule que Charles et Zita prirent place dans une superbe calèche de gala, menée par un cocher et accompagnée de deux laquais en grande livrée aux couleurs des Esterhazy. Les autres calèches de gala emportèrent les fidèles. Dans la foule qui ovationnait les souverains au moment de leur départ, le général Hegedüs n'était pas le dernier à se manifester. Mais sitôt les voitures hors de vue, il se précipita vers le télégraphe pour annoncer au régent la réussite complète de leur plan.

Pendant ce temps, à Hertenstein, les habitants du château étaient soumis aux interrogatoires de la police helvétique. Interrogatoires bien inutiles, car seul Werkmann était au courant du projet, sans y avoir prêté son aide, et il n'était pas prêt à déclarer quoi que ce soit.

Il avait passé de bien mauvais moments depuis leur départ. Tout d'abord, il lui avait fallu voir les enfants préparer une fête pour l'anniversaire de mariage de leurs parents à leur retour. Son cœur s'était serré à la pensée de leur déception quand ils apprendraient la vérité. Il lui avait fallu annoncer la nouvelle à l'archiduchesse Maria-Josefa.


Archiduchesse Maria-Josefa, née princesse royale de Saxe
(1867-1944)
Et puis il lui avait fallu faire face à la presse. A l'exception des français qui voyaient la restauration avec bienveillance, les journalistes étaient tous hostiles, la presse conservatrice suisse en tête. Et enfin il lui avait fallu affronter les autorités furieuses, s'estimant flouées par Charles.

- Le Roi a manqué à sa parole ! avait-il entendu plusieurs fois.


Il avait beau défendre la position de son maître, rien n'y faisait.
Le capitaine de frégate Schonta et le comte Ledochowski ne furent pas mieux traités. Tout l'entourage, regardé avec suspicion, était désormais indésirable en Suisse.

Et, alors que Charles et Zita arrivaient au château du comte Esterhazy, le Conseil Fédéral décidait de leur expulsion à tous.

Au château de Tata, le comte et la comtesse Esterhazy firent tout pour essayer d'adoucir le sort de Charles et de Zita. Dans la grande demeure illuminée, un dîner de gala fut servi dans le respect de l'Etiquette en vigueur à la Cour. Les Esterhazy, les Andrassy, les Boroviczeny, les Rakovski, furent une dernière fois à la hauteur du rôle que leurs familles avaient rempli auprès des Habsbourg pendant des siècles. Mais désormais, tout cela n'était plus qu'apparence. La réalité était à l'extérieur du château. Le Roi et la Reine de Hongrie étaient des prisonniers en sursis. Les gardes postés à l'extérieur étaient là, qui pour les protéger, qui pour les surveiller.

Quand tout le monde fut couché, vers deux heures et demie du matin, on frappa à la porte du château.

- Ouvrez, au nom du régent, dit une voix d'homme.
- Qui est là ? demanda le garde.
- Le lieutenant Kovary, de l'armée nationale.

Le garde ouvrit alors la porte du château et aussitôt une bande de cinq hommes armés s'engouffra dans la demeure, menaçant le garde de leurs baïonnettes, puis les hommes s'égayèrent à l'intérieur. 
Ils ouvrirent les portes des pièces du rez de chaussée, l'une après l'autre. Les gardes en faction dans la maison ne pouvaient retenir leur avance. Les intrus demandaient où se trouvaient le Roi et la Reine.

- Je vais lui fourrer une grenade dans la poche à celui-là, quand je le trouverai ! dit l'un des hommes.

Kovary arriva dans une pièce où dormait un lieutenant.

- Que voulez-vous et qui êtes-vous ? lui demanda-t-il.
- Nous sommes ici par ordre de Son Altesse le régent pour désarmer les gardes du Roi et nous charger de le garder à leur place.
- Je suis désolé, répondit le lieutenant, mais je n'ai d'ordre à recevoir que du Colonel Simenfalvy qui est seul autorisé à représenter le gouvernement.

Le comte Esterhazy, au premier étage, réveillé par tout ce vacarme, ordonna immédiatement de doubler la garde en faction devant l'appartement de Charles et de Zita, puis se précipita au rez de chaussée. 
Il fit irruption dans la salle où le lieutenant parlementait avec Kovary. Un pistolet dans chaque main, Esterhazy donna l'ordre au lieutenant de le désarmer.

Les gardes du château arrivèrent à la suite de leur maître. Les sbires de Kovary revinrent sur ces entrefaites et, après un corps à corps, ils furent faits prisonniers.

L'armée nationale, appelée par téléphone, vint les chercher. Avant de quitter le château, menottes au poignets, Kovary jeta :

- De toutes façons, on l'aura le Charles !

Le bateau de guerre anglais Glowworn descendait le Danube. A son bord, Charles et Zita regardaient défiler les paysages de ce qui avait été leur empire. L'automne avait rendu les berges du fleuve plus sévères. Au loin, les grands arbres dénudés, entourant les champs de terre noire retournée, augmentaient encore la tristesse du paysage. Puis ce furent les faubourgs de Belgrade, où avait été fomenté l'assassinat de François-Ferdinand, huit ans plus tôt. La capitale de la nouvelle Yougoslavie, enrichie des gains de la guerre, étalait ses nouveaux quartiers le long du fleuve.

L'hospitalité du comte Esterhazy n'avait été qu'un moment de répit. Le surlendemain, l'ordre était arrivé par la voix du colonel Simenvalfy. Il leur fallait gagner l'Abbaye de Tihany. L'envoyé de Horthy avait voulu procéder à l'arrestation des derniers fidèles de Charles, Andrassy, Rakovsky, Gratz et Boroviczeny. Le Roi s'y opposa. Il refuserait de quitter Totis si on arrêtait ses amis.

- Vos Majestés doivent fuir, leur avait proposé le comte Esterhazy. Il est
 encore temps de déjouer la vigilance des gardes. Au milieu de vos partisans, vous serez à l'abri.

Après avoir consulté Zita sur cette proposition, Charles répondit :

- Mon cher comte, je vous remercie de tout de que vous avez fait pour nous jusqu'à présent. Mais j'ai décidé d’obtempérer.

- Nous devons organiser une résistance dans le pays pour remettre Votre Majesté sur le trône, insista Esterhazy.

- Non, je ne veux pas déclencher une guerre civile, répondit Charles avec fermeté. Et puis, la décision n'est plus tant dans les mains de Horthy que dans celles de l’Entente.

Le comte comprit qu'il ne servait à rien d'insister. Le Roi et la Reine se rendaient pour leur éviter le pire.

Abbaye de Tihany
Abbaye de Tihany à l'époque
L'abbaye bénédictine de Tihany, perchée sur un promontoire rocheux dominant la presqu'île du lac Balaton, la « mer hongroise », avait été leur premier lieu de détention.

Le 25 octobre, le père abbé avait vu arriver un général de l'armée hongroise, un ordre de réquisition en mains, ordonnant que soit préparé un logement pour recevoir les époux royaux. Un régiment de gendarmerie avait pris possession de la presqu'île, interdite désormais à la circulation.
Le lendemain, le père abbé avait envoyé une voiture de l'abbaye pour aller chercher Charles et Zita, dont le train spécial était arrivé à la gare d'Aszofô.
Traités, le premier jour, comme des hôtes par le père abbé qui essayait d'adoucir leur séjour, ils furent soumis le lendemain à un régime de détention par trois officiers de l'Entente, arrivés le matin de bonne heure.
Surpris, Charles demanda à Simenvalfy la raison de leur présence.
Ils doivent s'assurer que le Roi n'a aucun contact avec l'extérieur et, par leur présence, ils garantissent la sécurité personnelle du Roi et de la Reine.
Les Hongrois sont tombés bien bas, rétorqua Charles, ils enferment leur Roi et font appel à l'Entente pour servir de geôlier.

Chambre du couple royal à Tihany
Charles et Zita avaient été enfermés dans des cellules, gardées jour et nuit par des soldats en armes. Trois pièces, au premier étage du monastère, leur avaient été affectées. Les deux petites chambres et le salon situé en angle, malgré un plafond à double voûte ogivale assez bas, étaient confortables. 

Salon du couple à Tihaly
C'était dans cette dernière pièce qu'ils avaient pu assister à une messe quotidienne, l'église baroque du monastère, située au bout du couloir, ayant paru aux autorités trop peu sûre pour les « dangereux malfaiteurs » qu'ils étaient. C'était aussi dans cette pièce que les moines, soumis à un contrôle strict, leur apportaient leurs repas.
Leur situation au premier étage de l'aile droite, loin de la porte d'entrée, au bout d'un couloir lui aussi tout en ogive, longeant le petit cloître, les soldats en faction permanente, la hauteur des murs, interdisaient toute tentative d'évasion qu'ils n'envisageaient d'ailleurs pas.
Vue depuis leurs cellules
Pendant trois jours, ils avaient été soumis à une détention de droit commun, comme des criminels, sans aucune possibilité de communiquer avec l'extérieur. La seule nouvelle qui leur parvint fut la note de la Conférence des Ambassadeurs, confortant la demande d'abdication formulée par Horthy.

A Monseigneur Czernoch et au ministre Kanya, venus tout exprès, Charles avait opposé un refus catégorique et leur avait remis une déclaration.

« ... Aussi longtemps que Dieu me donnera la force d'accomplir les devoirs, je ne saurai renoncer au trône de Hongrie, auquel me lie mon serment à la couronne ; je conserve tous les droits que me confère, en tant que Roi de Hongrie, la sainte couronne hongroise... »

Le 31 octobre, le gouvernement hongrois avait livré le Roi et la Reine aux puissances de l'Entente pour les emmener le plus loin possible de leur pays. De nouveau Charles avait émis deux protestations.
Avant de partir, il leur avait fallu faire leurs adieux à tous ceux qui avaient été avec eux jusque-là : Andrassy, Szecen et Boroviczeny qui, eux aussi, devenaient des proscrits et devaient fuir la vindicte du régent et de ses sbires.
Agnès von Boroviczeny, qui était arrivée dès qu'elle avait su sa Reine dans la détresse, et le comte Esterhazy, avaient seuls obtenu l'autorisation de les accompagner dans le premier voyage vers une destination inconnue de tous.
Le voyage avait commencé en train de Tihany à Baja. Là ils avaient été remis à la garde du commandant du Glowworn, le capitaine Snagge, pour la descente du Danube. Et comme chaque fois, éclataient des manifestations spontanées de loyalisme des populations venues pour saluer les souverains et, une fois encore, leur crier leur amour. 

Le Glow worm
Le Glowworn
Le Glowworn continua sa descente du fleuve jusqu'à Moldova. Partout sur les rives, la population, autrefois leurs sujets, s'était massée pour les ovationner. Encore et toujours des « Vive le Roi ! Vive la Reine ! ».

La descente du fleuve devenant périlleuse, il fallut faire appel à un pilote, mais tous refusèrent. Ils ne voulaient pas conduire leurs anciens souverains sur la route de l'exil. L'Entente dut alors mettre le prix et offrir 10 000 couronnes à un Serbe qui, enfin, se laissa convaincre.
A Moldova, le Glowworn était obligé de s'arrêter, le fleuve n'y étant plus assez profond. Le trajet jusqu'à Orsova se continua en voiture. En territoire roumain, l'accueil fut aussi chaleureux qu'en territoire serbe. Les paysans et les ouvriers se mettaient à genoux au passage de la voiture.

Les soldats furent obligés de dégager le quai de gare à coups de baïonnettes pour qu'ils pussent monter à bord du train qui devait les conduire jusqu'à Galata, à la frontière de l’Ukraine.

Maintenant, c'était à travers la plaine roumaine que se poursuivait le voyage. Craiova, Ploiesti, Briala furent traversées. Dans les faubourgs de Bucarest, où le train s'arrêta un instant, le ministre de l'Intérieur sollicita l'autorisation de rencontrer Charles, mais le capitaine Snagge la lui refusa par peur que ce ne soit pour se moquer de ses prisonniers. Manifestement, les subtilités de l'usage des Cours lui avaient échappé : bien qu'adversaire durant la guerre, le Roi de Roumanie ne pouvait que venir compatir, par l'intermédiaire de son représentant, au malheur des souverains détrônés.

A l'arrivée en gare de Galata, Agnès von Boroviczeny et le comte Esterhazy, les larmes aux yeux, prirent congé. C'était désormais au comte et à la comtesse Hunyadi d'avoir l'honneur d'accompagner le Roi et la Reine sur la route de l'exil.

Le Danube n'était plus un fleuve mais un immense delta que traversa le petit navire de croisière Princesse Maria, ancien navire de luxe autrichien, une prise de guerre. A son bord, les prisonniers et leur suite eurent la surprise de retrouver dans leurs assiettes, pour le déjeuner, des mets d'autrefois, d'avant la guerre, comme on leur en servait à Schönbrunn. Le cuisinier voulait ainsi manifester son attachement à la dynastie que l'on exilait et qu'il avait servie avant guerre, dans l'humilité des cuisines impériales, puis pendant la guerre, comme cuisinier de l'archiduc Max. C'était un dernier goût de la vieille Europe, le dernier hommage des humbles à qui Charles et Zita avaient manifesté tant de sollicitude, du temps de cette splendeur impériale qu'ils n'avaient acceptée que par devoir et pour mieux se mettre au service de ceux qui souffraient.

Charles et Zita avaient, pour partir en exil, descendu le cours du fleuve au nom duquel, depuis des siècles, était associée leur dynastie.

Le Princesse Maria vint se mettre à couple du Cardiff, croiseur britannique de 5000 tonnes. Le capitaine Snagge avait rempli sa mission. Charles lui avait donné sa parole d'honneur de ne pas chercher à s'échapper. Tout s'était bien passé. Il dut donner à nouveau sa parole au capitaine du Cardiff, Lionel Maitland-Kirwan. Tout cela était bien inutile. Si Charles avait voulu échapper aux autorités de l'Entente, il aurait accepté la proposition de ses partisans avant d'être interné à Tihany. Fuir ? Mais pour où ? L'Empereur d'Autriche, Roi de Hongrie, ne pouvait pas devenir un fugitif courant les routes de l'Europe. Si Charles venait de refuser, une fois de plus, d'abdiquer, ce n'était pas avec l'espoir de retrouver un jour sa couronne, mais par fidélité à l'engagement sacré qu'il avait pris. Il n'avait prêté qu'un seul serment dans sa vie de monarque et il devait lui rester fidèle jusqu'à la mort. Rien ni personne ne pouvait délier un serment juré devant Dieu. Si les hommes l'empêchaient d'y être fidèle, c'était leur affaire. Mais lui, Charles d'Autriche, ne se parjurerait jamais.

A bord du Cardiff
A bord du Cardiff avec le comte et la comtesse Hunyadi
Le jeune couple avait le cœur serré. Ils avaient appris que toute leur suite avait été expulsée de Suisse. A l'incertitude de leur sort s'ajoutait l'angoisse de les savoir à nouveau sur le routes. Où étaient les enfants ? Qui s'occupait d'eux ? Et les archiduchesses Maria-Teresa, Maria-Josefa, Maria-Annunziata, sans ressources, qu'allaient-elles devenir ? Quel pays allait accepter de les recevoir ? Et eux-mêmes, où les emmenait-on ?

Le passage du Bosphore les ramena deux ans en arrière. Mais ce n'était plus la belle Istanbul qui les avait fêtés. Le Sultan avait été déposé et la guerre perdue. La ville aux blancs palais, aux dômes étincelants, aux minarets altiers, n'était plus désormais qu'une suite de façades décrépites et lépreuses.
La Méditerranée orientale ne voulait pas les laisser partir. Des tempêtes se succédèrent, allant jusqu'à empêcher le Cardiff d'avancer. Une fois la Sicile dépassée, le temps se calma un peu.

A Gibraltar, aucun de ceux qui voulurent venir les saluer, entre autres le Gouverneur et son épouse, n'y fut autorisé.

Arrivés aux confins de la Méditerranée, ils apprirent enfin leur destination finale. La nouvelle était tombée : « Destination Madère, appareillage immédiat ! ». Mais là encore, les éléments ne voulaient pas les porter vers leur lieu d'exil. Il fallut remettre le départ au lendemain.

Du pont du navire, Charles et Zita regardaient s'éloigner les rivages de l'Europe, dans le silence d'un immense chagrin, celui de n'avoir pas réussi à sauver ce qui pouvait encore rester de l'Europe d'autrefois.


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Charles et Zita au moment de leur mariage