10/07/2020

La Courlande à Paris 2/2


Dorothée à 17 ans
Dorothée vit à Paris avec un mari qu’elle n’aime pas. Il la trompe avec des danseuses,  dépenses des sommes folles, vivant la vie de garçon dont il avait parlé. Mais pour le couple officiellement, tout n’était que fêtes, spectacles, dîners, concerts, la vie parisienne à l’apogée de la cour impériale. Le prince de Talleyrand avait perdu un million et demi de francs, dans la faillite de son banquier, Simons de Bruxelles. Cela ne l’empêchait en rien, presque ruiné, de continuer son train de vie luxueux. Elle est enceinte de son premier enfant, Napoléon-Louis, qui naîtra le 12 mars 1811, une semaine avant le roi de Rome. L’empereur et l’impératrice seront parrain et marraine du petit Talleyrand-Périgord.

La duchesse étant partie pour s’occuper de ses immenses intérêts et revoir son château de Löbikau, Talleyrand s’intéresse enfin à sa nièce et écrit d’elle : « Je parle souvent de vous à Mme de Périgord. C'est une aimable personne. Elle dit et entend bien. Sa grossesse ne l'incommode pas trop. Je loge près d'elle. Il ne serait pas aisé de trouver dans tout le château de quoi causer aussi bien » ( dans Françoise de Bernardy)

Dorothée, ayant jugé la nullité de son mari depuis bien longtemps, se laissa séduire par le charme de son oncle. Ils apprirent à se connaître et s’apprécier. Il est vrai que Dorothée portait en elle les espoirs de la Maison de Talleyrand-Périgord. Les éloges à son encontre ne cessent. Le prince de Clary et Aldigen, envoyé de l’empereur François Ier d’Autriche, dit d’elle : « Mme Edmond de Périgord a vraiment un succès étonnant, quand on pense aux préventions qui devaient nécessairement exister contre elle. Tout le monde l'aime et la loue. Elle a encore l'air un peu pincé, une manière de parler qu'on pourrait croire affectée,... Elle vainc tout cela par sa gentillesse, sa bonne tenue, sa conduite. Ses yeux sont magnifiques et, dans quatre ou cinq ans, après qu'elle aura eu des enfants, ce sera une des plus jolies femmes de Paris. Elle est extrêmement raisonnable pour seize ans, aime à s'occuper et a, dit- on, autant d'ordre dans sa maison que son mari en a peu »  Petit-fils du prince de Ligne, le prince s’y connait en manières et jolies femmes.
Stendhal n’est pas en reste : « 1er janvier 1811... A midi en grande tenue aux Tuileries. Belle foule. J'ai été content à la messe de la belle figure de Madame la comtesse de Périgord; elle avait une physionomie pure. Si je ne craignais pas d'être entraîné par mon goût actuel pour les femmes allemandes, j'expliquerais ces qualités parce qu'elle est Allemande » ( Stendalh. “Journal 1801-1817”)
1811, année calme dans l’épopée napoléonienne, précède la tempête qui va emporter l’empire français. Talleyrand, toujours en demi-disgrâce, complote en prévoyant avec un an d’avance que la guerre éclatera à nouveau en 1812. Dorothée est toujours en faveur à la cour. A Napoléon qui reproche l’attitude de son mari et de son oncle, « Du reste, ces pauvres Périgord me sont, comme vous le savez, depuis longtemps indifférents » lui dit-il, elle répliqua « Sire, mon mari et mon oncle, ont toujours servi Votre Majesté avec zèle, et il ne tient qu'à Elle de continuer à les utiliser. En tous cas, leurs services méritaient au moins que Votre Majesté ne se moquât pas d'eux » ("Mémoires de la comtesse de Kielmannsegge". Tome I. page 85 et 86).  Surpris par sa réponse l’empereur cessa ses attaques et fut même extrêmement aimable avec elle. Ce n’était pas sa faute si Edmond dépensait de façon immodérée, achetait des collections de cravaches, dépensait plus de 100 000 francs en achats de camées, et jouait l’argent de sa femme qu’il négligeait. En 1812, il reçoit le commandement du 8ème chasseur à cheval à Brescia et s’en va rejoindre son poste. 
Dorothée, au cours de l’été 1811, se convertit au catholicisme. Cela surprend quand on connait le peu de religion des princesses de Courlande. Mais rien ni personne ne l’y obligea. Peut-être eût-elle la révélation de la religion romaine ? Ce fut fait sans aucune ostentation. Un simple curé de village la baptisa et lui donna la communion. Elle fut dès lors une catholique convaincue et pratiquante.
Dorothée était trop intelligente pour n’avoir pas remarqué que le prince de Talleyrand était le personnage le plus intéressant de son entourage. Elle dit de lui : « Il y avait, sous la noblesse de ses traits, la lenteur de ses mouvements, le sybaritisme de ses habitudes, un fond de témérité audacieuse qui étincelait par moments, révélait tout un ordre nouveau de facultés, et le rendait, par le contraste même, une des plus originales et des plus attachantes créatures. »  ( Duchesse de Dino - Mémoires ) Le charme du “Diable Boiteux”, selon l’expression de Sacha Guitry, commençait à jouer. Et d’ajouter : “C’était ce courage plein de sang froid et de présence d’esprit, ce tempérament hardi, cette bravoure instinctive qui inspire un goût irrésistible pour le danger sous toutes ses formes, qui rend le péril séduisant et donne tant de charme aux hasards” ( Dans Talleyrand par Jean Orieux - Flammarion 1970 ) C’est une explication de l’énigme Talleyrand. 

1812 commence bien pour le prince de Bénévent. Napoléon lui achète son hôtel de la rue de Varenne pour le prix de 1 280 000 francs, il lui fait remettre sa dette fiscale de 650 000 francs et enfin il le dédommage à hauteur de 1 500 000 francs des frais que lui a coûté la famille royale espagnole hébergée par lui dans son château de Valençay. Dégagé de ses dettes, il achète l’Hôtel de Saint-Florentin à l’angle de la rue de Rivoli. Ce sera sa demeure parisienne jusqu’à la fin.  


Façade rue de Rivoli de l’Hôtel Saint-Florentin



Grand escalier de l’Hôtel Saint Florentin
Le 9 avril, Dorothée met au monde son deuxième enfant, Dorothée, qui mourra en 1814.

Les relations conjugales entre Dorothée et Edmond ont pratiquement cessé. Cela ne les empêchera pas toutefois d’avoir encore deux enfants Alexandre Edmond, né le 15 décembre 1813 et Pauline Joséphine, née le 29 décembre 1820, qui épousera le comte Henri de Castellane. La nombreuse descendance actuelle d’Edmond et Dorothée de Talleyrand-Périgord sera examinée plus tard.

La France est à quelques mois de la désastreuse campagne de Russie, qui débutera le 24 juin 1812. Mais la vie à la ville comme à la cour est encore brillante. Le 6 février, grand bal aux Tuileries La comtesse Kielmannsegge, amie de la duchesse de Courlande et grande admiratrice de Napoléon, note : “La duchesse de Courlande, la comtesse de Périgord et moi, nous nous rendîmes ensemble à la fête.” Grand bal à nouveau le 11 février. C’est mardi-gras. Les fêtes continueront jusqu’au début mai 1812. Ce furent les dernières de l’Empire. La duchesse brilla de tous ses diamants, saphirs et opales.  Devant l’imminence de la guerre, toutefois, le 4 juin, elle repartit dans ses états de Saxe à la fin du printemps. 

Nommée dame du Palais pour le service de juillet, août  et septembre, Dorothée va vivre dans l’entourage direct de Marie-Louise. L’empereur parti en campagne, Talleyrand resté en France continua sa vie familiale, à Paris et à la campagne, entourée de son frère cadet, Boson de Talleyrand-Périgord, de sa nièce Georgine, fille de ce dernier, de Charlotte que l’on suppose être sa fille naturelle, sans que l’on connaisse exactement l’origine de l’enfant apparue un jour comme par miracle dans son entourage. 


Charlotte de Talleyrand-Périgord par Proudhon en 1805

Talleyrand qui adorait Charlotte la dota richement et la maria à un de ses neveux, le baron Alexandre Daniel de Périgord, en 1820. Dorothée sembla délaisser, à moins qu’elle n’en ait été relevée, son service auprès de l’impératrice et se joignit au groupe de son oncle. 


Marie-Louise en 1812 par Lefèvre

Le double jeu commencé par ce dernier avec les puissances hostiles à Napoléon prit une autre dimension. En  correspondance avec le tsar, il n’en assiste pas moins au Te Deum pour célébrer la victoire de la Moscowa. Sa vie est en danger permanent. Napoléon sait qu’il le trahit mais il ne peut pas se défaire de lui. Napoléon sait que Talleyrand a déjà le nom des Bourbons dans la tête et qu’à la moindre faiblesse du pouvoir impérial, il fera tout pour le retour. Apprenant la retraite de Russie, il dira : “ C’est le commencement de la fin”. Il pourra payer de retour l’Autriche et la Russie dont il a reçu tant de pots-de-vin. 

Le 18 décembre 1812, après le coucher de l’impératrice, Dorothée, en service au palais ce jour-là, entendit du bruit dans la pièce à côté. En ouvrant la porte elle eut la surprise de voir l’empereur et Caulaincourt. On les croyait à Varsovie, ils étaient à Paris. Elle en informe aussitôt Talleyrand. 

L’année 1813 voit les choses se précipiter. L’empire est ébranlé et le prince de Talleyrand pose prudemment ses premiers jalons vers les Bourbons. Sa maîtresse du moment, Aimée de Coigny (1769-1820) qui a survécu à la Révolution et rallié le régime impériale, avait conservé des liens avec les Emigrés et les Bourbons. Femme brillante et caustique on lui doit cette répartie à Napoléon lui demandant en public : « Madame de Coigny, aimez-vous toujours autant les hommes ? » Elle répond : « Oui, sire, surtout lorsqu’ils sont bien élevés ». Napoléon se méfiait d’elle et ne voyait pas ses relations avec le prince de Bénévent d’un bon oeil. Ce dernier, prudent, ne se laissa pas convaincre tout de suite d’envisager une solution Bourbon aux problèmes de l’empire français. Il tenta de raisonner Napoléon en lui disant, devant l’alliance qui se dessinait à nouveau en la Russie et la Prusse : “Négociez. Vous avez maintenant en mains des gages que vous pouvez abandonner, demain vous pouvez les avoir perdus et alors la faculté de négocier sera perdue aussi.” Napoléon lui offrit de reprendre le portefeuille des Affaires étrangères. Il refusa en disant “je ne connais pas vos affaires - Vous les connaissez, s’écria furieux Napolaon, mais vous voulez me trahir” Et Talleyrand, glacial de répondre : “Non, Sire, mais je ne veux pas m’en charger parce que je les crois en contradiction avec ma manière d’envisager la gloire et le bonheur de mon pays” ( Mémoires d’Aimée de Coigny) Tout était dit.

Aimée de Coigny
Dorothée,  en ce début d’année vit revenir son mari rescapé de la Campagne de Russie. Il ne lui restait que 75 hommes du régiment de 800 qu’il avait avant la campagne. Le retour d’Edmond, s’il ne fut pas du goût de sa femme, permit à celui-ci de reprendre ses droits conjugaux. Mais il dut repartir pour l’Allemagne, où lors de la bataille de Milberg, le 16 septembre 1813, il fut fait prisonnier. En raison de sa qualité de gendre de la duchesse de Courlande, il fut assigné à résidence à Berlin, dans le palais de sa belle-mère. Rien ne l’empêcha de continuer sa “vie de garçon”, à laquelle il tenait tant et qu’il n’avait jamais abandonnée. Dorothée, enceinte, a une grossesse difficile. Elle est condamnée à la chaise longue. Le 15 décembre nait son deuxième fils Alexandre-Edmond. 

Que reste-t-il de l’entourage féminin de l’oncle Talleyrand ? Presque personne. La duchesse de Courlande est sur ses terres de Saxe et de Silésie, Aimée de Coigny est suspecte, Madame de Laval est exilée. Dorothée et Charles-Maurice apprennent à mieux se connaître encore dans leurs tête-à-tête et s’apprécier. 
Lorsque la duchesse rentre à Paris, fin 1813, elle ne s’installe pas chez Talleyrand, rue Saint-Florentin. Elle loue un hôtel rue du Faubourg-Poissonnière.  Elle est trop fine, et trop experte en hommes, pour ne pas réaliser que quelque chose a changé chez son amant. Il lui parle bien trop de Dorothée. Mais il continue à lui envoyer des billets passionnés. A la veille de la Campagne de France qui se termina par la chute de Napoléon, Talleyrand écrit à la duchesse : “J’irai vous voir ce matin. Nous sommes bien près d’une crise terrible. Dieu nous protègera. Adieu. Je vous embrasse de tout…”

Le 25 janvier 1814, Napoléon entre en campagne. La bataille de Leipzig, du 16 au 19 octobre 1813, dite “La Bataille des Nations” avait vu Napoléon vaincu pour la première fois. Il avait toutefois sauvé son armée, ce qui lui permettait de repartir en campagne contre la coalition des armées russe,  autrichienne et suédoise, commandées par Schwarzenberg,  Blücher et Bernadotte. Après une série de premières victoires, la campagne se solde par la défaite des armées françaises et l’entrée des troupes alliées dans Paris le 31 mars 1814. Napoléon, déchu par le Sénat le 3 avril, est contraint d’abdiquer par ses maréchaux, le 6 avril. Le 11 avril est signé le Traité de Fontainebleau. Napoléon conservant le titre d’empereur se voit attribuer la souveraineté de l’île d’Elbe.
Abdication de Napoléon
Il n’est pas possible d’analyser ici l’action de Talleyrand durant cette période. Traître à l’empereur, fidèle à la France, vendu aux Bourbons et aux Alliés ? Il va occuper une part prépondérante de la vie française et internationale dans les mois et les années qui suivent.
Dès le 9 février, il avait expédié toute sa maisonnée à Rosny. Le château appartient à Edmond mais celui-ci toujours prisonnier en est absent. La duchesse de Courlande, la comtesse Edmond de Talleyrand-Périgord et ses enfants, la princesse de Talleyrand et Charlotte s’y installent. 
On ignore si la duchesse de Courlande et Dorothée ont pris une part quelconque dans les négociations entreprises par Talleyrand pour faciliter l’entrée des armées alliées dans Paris. Après tout, ne sont-elles pas des amies proches du tsar et du roi de Prusse ? Alexandre Ier s’est installé au premier étage de l’hôtel Saint-Florentin, Talleyrand résidant à l’entresol duquel il préside le nouveau gouvernement de la France. Il avait refusé d’être le ministre des Affaires étrangères de Napoléon, le voici chef du gouvernement provisoire de la France, attendant l’arrivée du comte d’Artois, Lieutenant-Général du Royaume, et de Louis XVIII désormais roi de France en exercice. Ses premières mesures sont libérales. « Il fait rendre les conscrits des dernières levées napoléoniennes à leur famille, libérer les prisonniers politiques et les otages, échanger les prisonniers de guerre, il rétablit la liberté de circulation des lettres, facilite le retour du Pape à Rome et celui des princes espagnols à Madrid, rattache les agents de la police générale de l'Empire, devenus odieux, à l'autorité des préfets. Il s'efforce surtout de rassurer tout le monde et maintient autant que faire se peut tous les fonctionnaires dans leur poste. Deux préfets seulement sont remplacés. » (Emmanuel de Waresquiel, Talleyrand, le prince immobile) 
Allégorie du retour des Bourbons en 1814, Louis XVIII relevant la France de ses ruines
Le 1er mai, Talleyrand a rejoint Louis XVIII à Compiègne. Il dut faire antichambre plusieurs heures pour s’entendre déclarer par le monarque : « Je suis bien aise de vous voir ; nos maisons datent de la même époque. Mes ancêtres ont été les plus habiles ; si les vôtres l'avaient été plus que les miens, vous me diriez aujourd'hui : prenez une chaise, approchez-vous de moi, parlons de nos affaires ; aujourd'hui, c'est moi qui vous dis : asseyez-vous et causons » Dans la même conversation, Louis XVIII lui aurait demandé comment il a pu voir la fin de tant de régimes, ce à quoi Talleyrand aurait répondu : « Mon Dieu, Sire, je n'ai vraiment rien fait pour cela, c'est quelque chose d'inexplicable que j'ai en moi et qui porte malheur aux gouvernements qui me négligent. »  
Louis XVIII en 1815, par Gérard
“La Divine providence nous ayant ramené en nos états…” dira-t-il. La divine providence avait, entre autres noms, celui de Talleyrand, ce dont le monarque semblait ne pas se souvenir. 

Pièce de réception de l’Hôtel Saint-Florentin
Mais auparavant, le 10 avril 1814, jour de Pâques, Talleyrand avait donné un grand repas en son hôtel. Le Tsar y était présent, la duchesse de Courlande et sa fille la princesse Whilhelmine aussi. Talleyrand avait aussi convié son frère Archambaud, beau-père de Dorothée. Il écrivit : « J'engage Archambault et je veux que Dorothée y soit la première puisque Archambault y dîne. C'est elle qui le reçoit chez moi »
Désormais Dorothée n’est pas invitée chez lui, elle est la maîtresse de maison. La prodigieuse carrière de Dorothée de Biron, princesse de Courlande et comtesse Edmond de Talleyrand-Périgord commence. Elle n’a pas encore 21 ans. Elle est devenue une beauté. 
Dorothée en 1816, par Gérard