27/01/2021

La duchesse de Sagan



                                                    La duchesse de Sagan en 1850 

Le prince de Talleyrand était riche à millions. Pots-de-vin, prébendes, agiotages, activités toutes condamnables et condamnées aujourd’hui, avaient permis de constituer cette fortune. Il en devait aussi une grande partie à Napoléon. “ Je ne me rappellerai pas moins jusqu’à ma dernière heure qu’il a été mon bienfaiteur et que la fortune que je lègue à mes neveux vient en grande partie de lui. Mes neveux doivent non seulement ne pas l’oublier mais l’apprendre à leurs enfants et à ceux qui naitront d’eux…” L’empereur avait été généreux avec lui et Talleyrand avait la grandeur de le reconnaître. Il y a chez lui de l’affection et de l’admiration pour Napoléon. Il dira, à propos de ceux qu’on l’accuse d’avoir trahis, comme l’empereur, “ Je n’en ai abandonné aucun avant qu’il se fût abandonné lui-même.” Et c’est là, son secret. Il n’a abandonné Napoléon, voire après Erfurt aidé à précipiter sa chute, que quand il a compris que la politique impériale menait la France à la catastrophe. A Vienne, en 1815, il a sauvé les meubles. 


Valençay 

 Il devait à Napoléon Valençay et son immense domaine. Il lui devait aussi l’hôtel de Saint-Florentin. Il avait reçu des sommes énormes en traitements, remises de dettes et cadeaux. Il laissait à Dorothée et à ses héritiers une fortune considérable. Elle eût été encore plus considérable si le prince de Talleyrand avait été économe. Mais a-t-on jamais vu un grand seigneur économe ? Il avait perdu beaucoup d’argent au jeu mais ce n’était rien par rapport à la dépense qu’il fit tout au long de sa vie pour tenir un train de vie qui correspondait à sa situation. Il dépensait sans compter mais avec toujours le même but, assurer la grandeur de sa maison et de sa personne et à travers lui celle de la France. Des millions étaient passés par ses mains. 


Plan de l’Hôtel de Saint-Florentin 

En septembre 1837, à Valençay, il avait rédigé son testament. Il avait institué la duchesse de Talleyrand, Doorthée, sa légataire universelle. Elle recevait non seulement ses biens mobiliers et immobiliers mais aussi les Mémoires du prince qui ne devaient être publiée que 30 ans après sa mort. Il associait à ce legs des Mémoires, Adolphe de Bacourt, qui en devenait le dépositaire à la mort de Dorothée. Le 3 juillet, soit quarante jours après les funérailles de Talleyrand, elle vendait l’hôtel de la rue Saint-Florentin. L’acquéreur en était le baron James de Rothschild, “un acquéreur très solvable et qui paye comptant” pour le prix de 1 181 000 francs. C’était moins que ce qu’elle aurait obtenu, si elle avait eu la patience d’attendre. Il est difficile de faire une comparaison entre le prix de l’époque et ce qu’il serait aujourd’hui. La valeur marchande de l’Hôtel Saint Florentin serait plus proche de deux ou trois cent millions d’euros. Le 9 juillet, Dorothée vendait la bibliothèque. Elle avait hâte de quitter Paris où elle n’avait plus aucune raison de résider. Toute princesse et duchesse qu’elle était, elle ne représentait plus rien pour une société qui la jalousait et la méprisait en même temps. En réalité, Dorothée avait anticipé ce qui se passerait à la mort du prince. Elle avait quitté l’hôtel Saint-Florentin et s’était installé le 21 juin en l’hôtel de Gallifet, rue de Grenelle, aujourd’hui l’Institut Culturel Italien. Le 27 juin, elle partait, avec Pauline, pour Bade, où elle retrouvait la grande-duchesse Stéphanie. Bacourt était là, en sa qualité d’ambassadeur. Elles y passèrent l’été avec une excursion à Heildeberg pour voir Whilihelmine, duchesse de Sagan, sa soeur. 



Hôtel de Gallifet 

 Dorothée avait besoin de retrouver l’Allemagne de son enfance et de renouer les liens avec sa famille. De retour à Paris début septembre, elles n’y restèrent que peu de temps pour se réfugier à Rochecotte, le château cher à son coeur. Elle passèrent par Valençay où régnait désormais son fils Louis de Talleyrand-Périgord, duc de Valençay. Bien avant sa mort, en 1829, le prince avait fait don du domaine, château, bois et terres, à son neveu Louis auquel le roi Charles X avait octroyé le titre de courtoisie de duc de Valençay. Comme Talleyrand s’était réservé l’usufruit du domaine, Louis en devint le très riche propriétaire à 27 ans. Il avait épousé le 26 février 1829, suivant le conseil de son oncle, Alix de Montmorency, fille du duc de Montmorency et de la duchesse, née Goyon de Matignon. Un Périgord épousant une Montmorency, il était difficile de faire mieux. Louis de Talleyrand-Périgord avait été un élève sérieux au lycée Henri IV. Il ne poursuivit pas d’études supérieures. Son frère Alexandre Edmond, réussit le concours d’entrée à l’école navale en 1827. Il sera un excellent officier de marine jusqu’au mois de juin 1838, suite à un duel qu’il eût, lui légitimiste, avec un officier orléaniste. Pauline de son côté était loin d’être dépourvue. Elle avait reçue le domaine de Pont-de-Sains avec château, terres et forges que Talleyrand avait donné à son épouse en cadeau de mariage. Elle est un parti plus qu’enviable. Tous les enfants largement pourvus à la mort de l’oncle ont aussi de grandes espérances du côté de leur mère. A 19 ans, il est temps de songer au mariage. Les prétendants se pressent, un fils de duc, Jules de Clermont-Tonnerre, deux ducs, Saulx-Tavannes et, Guiche deux marquis, Biron et Castellane. Dorothée ouvrait la possibilité du mariage sans y forcer sa fille. Celle-ci tomba amoureuse d’Henri de Castellane, auditeur au Conseil d’Etat, député du Cantal. Il avait six ans de plus qu’elle, son père était maréchal de France, il était catholique, très lié au comte de Falloux. Tout convenait et Pauline convola rapidement, le 10 avril 1839, en l’église Saint-Thomas d’Aquin, à Paris. Il restait Edmond Alexandre à marier, ce fut fait le 8 octobre 1839 avec Valentine de Sainte-Aldegonde. Il sera parlé plus loin de ce que furent les vies et la descendances des trois enfants légitimes de Dorothée.



Henri de Castellane 

La duchesse de Talleyrand était désormais libre. Sa responsabilité de mère était dégagée, elle pouvait ne songer qu’à elle-même, après avoir vécu si longtemps dans l’ombre d’un grand homme, encombrée d’un mari peu encombrant dans son exil florentin. 1839 fut donc une année de profond changement pour elle. Adolphe, comte de Bacourt, en novembre partit occuper son poste d’ambassadeur de France à Washington. Le 29 novembre sa soeur aînée Whilhelmine, duchesse de Sagan, mourut. Sa soeur Pauline, princesse de Hohenzollern-Hechingen devant à son tour duchesse de Sagan. 1840 fut l’année du retour à sa patrie allemande. Son “allemanderie”, comme disait Talleyrand, ne l’avait en fait jamais quittée. Avec Louis, elle partit pour la Prusse. A Berlin elle retrouva son ami d’enfance, devenu le roi Frédéric-Guillaume IV, époux de la princesse Elisabeth de Bavière, sœur de l’archiduchesse Sophie. Puis ce fut la Silésie. Ils arrivèrent dans son fief de Günthersdorf, où tout lui appartenait. Elle redécouvrait la société féodale de son enfance, oubliée depuis 1807 dans une France qui l’avait abolie en 1789. Louis, la découvrant, en était plus qu’étonné. “Günthersdorf - le 13 juin 1840 - Me voici dans mes états. C’est une impression très singulière que de trouver un chez-soi, à une distance si grande des lieux où on passe habituellement sa vie, et de trouver ce chez-soi tout aussi propre et aussi bien tenu, quoiqu’excessivement simple, que si on y habitait toujours !” (Duchesse de Dino) Le régisseur du domaine était un ancien officier prussien, Mr de Wurmb gentilhomme westphalien, marié à une amie d’enfance de Dorothée du temps de Berlin, “la fille de Mr de Goecking, conseiller d’état au service de la Prusse, auquel le feu roi avait spécialement délégué ma tutelle.” 

Château de Günthersdorf 

Dame de Günthersdorf, elle se doit de connaître ceux qui se dévouent pour elle. “Après le déjeuner Mr de Wurmb m’a priée de recevoir tous les employés de mes propriétés, qui de différents points, s’étaient réunis pour me saluer. Alors a commencé une longue défilade. C’est un véritable état-major, tout cela à ma nomination, et recevant des traitements de ma bourse. C’est ainsi que cela se pratique ici dans les grandes propriétés. Un architecte, un médecin, deux baillis, deux fermiers généraux, un régisseur en chef, un garde général, quatre prêtres catholiques, trois pasteurs protestants, le maire de la ville, mais tous de vrais messieurs, très bien élevés, parlant et se présentant parfaitement. J’ai fait de mon mieux pour que chacun fût content de moi.” Dorothée et Louis découvrirent tout ce qui dépendait d’elle, les fermes, les églises, les temples, les villages. Ils visitent d’autres propriétés au-delà de l’Oder qui lui appartiennent aussi. 



Château de Günthersdorf aujourd'hui 

Le 21 juin 1840, ils découvrirent enfin Sagan, “vraiment beau…l’habitation est grandiose.” “ Quelle impression singulière cela me cause ! Ici où ont demeuré mon père, ma soeur, où j’ai tant été dans mon enfance, être à l’auberge.” Elle n’est pas descendue au château car les raisons qui l’amènent à Sagan ne relèvent pas d’une visite familiale. En fait, les affaires de Pauline, nouvelle duchesse de Sagan, sont compliquées et il y a comme un air de liquidation de biens. Dorothée, sans intervenir directement, s’intéresse à ce qui doit revenir à ses fils, si le fils de Pauline décède sans postérité. “ J’ai reçu avant-hier, à Günthersdorf, une lettre qui m’a décidée à venir ici. Mr de Wolff ( homme d’affaires de Whilhelmine) m’écrivait de Berlin qu’il se passait ici des choses très irrégulières et opposées à l’intérêt de mes enfants, qu’il fallait s’y rendre pour les faire rectifier, et qu’il m’engageait à y aller de mon côté….J’ai tout reconnu, excepté ce qu’on s’est un peu empressé d’enlever et qu’on sera peut-être obligé de rapporter. Le vieux homme d’affaires de ma soeur pleurait à chaudes larmes. Il est au plus mal avec celui de ma soeur, la princesse de Hohenzollern…” (Duchesse de Dino) 


Sagan tel que l'a connu Dorothée 

Dans son testament Whilhelmine a laissé ses biens et ses droits seigneuriaux à Pauline mais avec une clause de substitution au profit de Louis et Alexandre de Talleyrand-Périgord, pour le cas où leur cousin Constantin, prince de Hohenzollern n’aurait pas d’héritier légitime. Il est marié à la princesse Eugénie de Leuchtenberg, fille du prince Eugène et d’Auguste de Bavière, mais le couple n’a pas d’enfant. Il y a de grandes chances pour que la substitution soit effective. Elle donc constate que l’on enlève des meubles et que l’homme d’affaires de sa soeur vend tout ce qu’il peut vendre. Elle y remédiera en temps utiles. Elle y retrouve “une comtesse Dhona, qui a été élevée d’abord chez ma mère, puis chez ma soeur aînée, mariée dans le pays à un homme très comme il faut. Cette jeune femme était comme l’enfant de la maison.” Et pour cause ! Elle est la fille illégitime de sa soeur Pauline de Hohenzollern et de son ex beau-frère, Louis de Rohan. Elle est donc sa nièce. 


Château de Sagan aujourd’hui 

La Prusse, l’Autriche, la Silésie l’appellent. Ce sont ses pays d’élection. Après en être partie depuis trente cinq ans, avoir vécu la vie plus plus brillante qui soit en France, sur les marches du pouvoir, elle découvre que l’Europe orientale est sa patrie. Sagan, le lieu d’un rêve qu’elle n’avait pu atteindre jusque là, devenir la maîtresse incontestée de ce qui fut un duché souverain et qui allait être à elle. 


Salle du trône à Sagan 

Le château de Sagan avait, entre autres, appartenu à Wallenstein, figure illustre de la Guerre de Trente Ans, puis aux princes Lobkowitz, illustre famille de Bohème il fut acheté en 1786 par le père de Dorothée. Le duché de Sagan est issu de la partition de la Silésie à l'époque du démembrement territorial du royaume de Pologne appartenant à la dynastie des Piast soit au XIIème siècle. Il est impossible de raconter ici l’histoire de ce duché de Basse-Silésie. Au XIXe siècle, il était encore un duché souverain, comme l’était le duché de Teschen en Haute-Silésie, appartenant à l’archiduc Charles d’Autriche. 


Sagan au XVIIIe 

La princesse de Hohenzollern avait accepté de céder à sa sœur la propriété du duché de Sagan, château, terres, bois, villages, soit 23 000 hectares dont 20 000 hectares de forêts. Il lui fallut attendre un peu pour que son neveu lui cède ses droits féodaux. Le 8 janvier 1845, Pauline décédait à Vienne. Par une ordonnance du 19 juin 1846, le roi de Prusse, en sa qualité de duc de Silésie confirmait le titre de duchesse de Sagan à Dorothée de Biron, duchesse de Dino et duchesse de Talleyrand, avec dévolution à ses descendants mâles par ordre de primogéniture. 


 

Plan du parc de Sagan 

Mais avant de devenir duchesse de Sagan, de 1841 à 1843, elle sera un peu partout en Europe. En France, il y a Paris où elle a acheté un hôtel au 73 rue de Lille car il lui fallait bien un pied-à-terre, Rochecotte, son lieu de prédilection et Nice où elle soigne sa fille Pauline. Elle se rend aussi fréquemment chez ses amis, dont les châteaux sont près du sien. Elle est proche des princes d’Orléans, ce qui lui vaut un surcroît d’inimitié de la part de la vieille société légitimistes. Elle est en Prusse où la famille royale la considère comme l’un des leurs. Les souverains lui ont fait l’honneur de venir à Günthersdorf. Elle est en Autriche où elle retrouve Metternich, le vieil ami de sa famille, les Esterhazy, le maréchal Marmont, vieille figure de la période impériale. Elle est, là-aussi, reçue à la cour : “Je suis depuis quelques jours ici. J’ai eu avant-hier l’honneur de faire ma cour à l’archiduchesse Sophie, que j’avais connue avant son mariage. Elle m’a reçue à merveille. Il est impossible d’être plus gracieuse, plus aimable, plus animée, facile et spirituelle de toutes manières. Elle m’a beaucoup questionné sur notre famille royale, et en a parlé dans des termes très convenables, avec beaucoup de mesure et de bienveillance. J’ai été charmée de cet entretien.” (Vienne le 14 novembre 1843 ) 


L’archiduchesse Sophie en 1850 

Elle a quitté la France définitivement le 23 mai 1843. Elle a 50 ans et elle étonne encore par sa beauté. Elle y reviendra faire des séjours pour voir ses enfants et ses amis. Rochecotte n’est plus son lieu favori, c’est désormais Sagan. Elle y a installé une partie de ses meubles et tableaux de Rochecotte. Elle y mène une vie princière, sans avoir à répondre de quoi que ce soit à qui ce soit. Son seul souverain est son ami le roi de Prusse. C’est peut-être cette amitié qui l’a décidée à s’installer en Silésie. “Avant-hier, j’ai été à la chasse en traîneau; on a tué deux cent quatre vingts pièces de gibier…Ma vie ici est simple, tranquille et, je l’espère utile. “( Sagan le 24 janvier 1844) 


Hôpital Dorothée à Sagan 

Pour l’utilité, elle fera construire un hôpital qui existe toujours. Elle exerça aussi une action bienfaisante. Le terrible hiver de 1847-1848, suivi du typhus, avait répandu misère et faim dans ses Etats. Elle multiplia les secours. Elle donna du travail aux chômeurs. Elle provoqua en février 1848 la réunion à Sagan des principaux seigneurs catholiques de la Silésie, sous la présidence du cardinal évêque de Breslau. Un refuge pour 4 000 orphelins fut créé. Comme à Rochecotte et à Valençay, elle était aimée par ceux qui dépendaient d’elle. Son autorité morale et son ascendant sur ses sujets étaient incontestables. Elle tient cour, donne des audiences à ses sujets. Mais pour la tranquillité, on peut avoir des doutes. 


Salon à Sagan 

Elle a un train de vie somptueux, riches équipages, avec une voiture à six chevaux pour elle, domesticité innombrable, table luxueuse. Elle reproduit la grande vie qu’elle a mené avec Talleyrand. Les hôtes de la duchesse de Sagan repartent éblouis après un séjour chez elle. Elle détonne dans le milieu rigoriste, et économe, de l’aristocratie prussienne. Mais nul ne fait de reproche. A Paris, elle n’était que duchesse sans pouvoir ni influence, depuis la mort du prince. Ici elle règne, et qui commettrait un crime de lèse-majesté en critiquant une souveraine. 


Autre salon avec le portrait de Talleyrand 

Mais Dorothée n’aurait pas été elle-même si un nouvel homme n’était pas entré dans sa vie. Adolphe de Bacourt n’était plus qu’un ami très cher. Ses amants ont jusque là été des hommes modérés et, mis à part Talleyrand, appartenant à la moyenne noblesse. En 1843, elle rencontre le prince Félix Lichnowsky. Grande famille de Silésie par son père, grande famille hongroise par sa mère, une Zichy, cousine de la princesse Metternich. 


Prince Félix Lichnowsky 

C’est un aventurier qui a 20 ans de moins qu’elle. Officier prussien, il se battit aux côtés de don Carlos, prétendant au trône d’Espagne, et fut blessé. De retour en Prusse, il se bat en duel contre le duc de Nassau, ce qui lui vaut d’être exilé en Belgique. Il étonne. “Une espèce de fou qui fait ici les cent coups” écrira le 31 janvier 1841, la reine Louise à sa mère. Il courtise une Ligne, puis une d’Arenberg. Dorothée et lui se rencontrent en août 1843. Tout les rapproche, un catholicisme intransigeant, une vision cosmopolite du monde, l’intelligence, l’ambition. Ils sont à leurs yeux bien au-dessus des membres de leur classe. Le roi de Prusse est leur ami à tous les deux, la reine un peu moins. Etrangement dans ses Mémoires, Dorothée n’en parle pas. Et pourtant elle est tombée sous le charme de cet homme beau, spirituel, élégant avec une grande connaissance du monde. Il aime la politique, elle aussi. Il sera élu en 1847 à la Diète qui préparait l’unification de l’Allemagne sous l’égide de la Prusse. Puis en 1848, à l’Assemblée de Francfort. Le 18 septembre, pris dans une émeute populaire, il est sauvagement battu et meurt le soir même dans de grandes souffrances. Lui qui avait défié en duel les grands noms d’Europe était assassiné par ceux qu’ils devait considérer comme “la canaille.” 



Mort du Prince Félix Lichnowsky 

Dorothée aura du mal à se remettre. Sur l’image mortuaire de Félix, elle écrivit : “ Que Dieu l’ait en sa Sainte Garde et me le rende bientôt dans l’éternité qui approche.” 1848 vit aussi la révolution en France qui mit fin à la Monarchie de Juillet. Ses amis Orléans étaient sur les routes de l’exil après “le coup de foudre de l’abdication de Louis-Philippe…La pauvre Madame Adélaïde est morte à temps et Dieu a récompensé sa tendresse fraternelle en lui évitant cette amère douleur”. ( Berlin le 28 février 1848) Puis c’est au tour de Metternich d’être chassé du pouvoir. L’Europe entière tremble. “Les choses se gâtent, ici, de plus en plus. On a fait l’autre nuit, sauter méchamment des pétard près du château. Nos précautions sont prises, ma défense armée organisée, et, s’il faut périr, ce ne sera pas sans lutte. Je ne m’enfuirai pas, je n’ai aucune peur personnelle, parce que j’ai une grande indifférence pour moi-même; et puis, le courage et la détermination en imposent toujours.” ( Sagan - 1er octobre 1848) Elle le prouva car quand le peuple de Sagan attaqua la caserne et l’hôtel de ville, c’est à elle que l’on fit appel pour rétablir l’ordre. Et elle réussit. Le réveil des peuples comme sont qualifiées les émeutes et révolutions partout en Europe changèrent beaucoup de choses. Le règne de la Sainte-Alliance était fini, le Traité de Vienne de 1815 déchiré. Le monde dans lequel Dorothée avait vécu mourait. Toutefois, les évènements passés et l’Autriche revenu à une situation autocratique sous le règne de François-Joseph, la Prusse voyant son étoile monter dans le monde allemand, la France s’étant donné un empereur, Dorothée ne changea rien à son train de vie. Ses Mémoires sont pleins d’évènements mondains, d’anecdotes, de noms d’amis royaux ou princiers. Ils sont passionnants car ils nous livrent une vision riche et vivante du monde aristocratique et princier avant 1870, date qui fit basculer l’équilibre établi entre les puissances européennes, donnant à la chère Prusse de Dorothée une ascendance dans la vie internationale, qui se terminera par la catastrophe de 1914. 


Sagan vu du parc 

Mais Dorothée, avec amis et amants, avait aussi une famille qui comptait pour elle, ses enfants, ses petits-enfants, ses neveux. La sémillante duchesse de Dino était devenue, tout en restant aussi belle, la duchesse de Sagan, à la tête d’un clan où tout n’allait pas toujours bien. Son immense fortune, que l’on a du mal à imaginer et à évaluer, ne pouvait pas être sans poser de problèmes. Elle était bien gérée et malgré son train de vie quasi royal, elle n’était en rien diminuée. Mais elle avait des enfants avec des besoins et des souhaits qui venaient la contrarier. Au féodalisme prussien s’opposait l’égalitarisme français. Les biens les plus visibles de la fortune de Dorothée, en France, étaient sa propriété de Rochecotte et son hôtel particulier de Paris, Valençay appartenant à son fils Louis. En Silésie, il y avait Günthersdorf et Sagan, deux châteaux, des dizaines de milliers d’hectares de terre et de bois, des villages entiers. Des milliers de personnes dépendaient directement ou indirectement d’elle. Et il y avait les collections de tableaux, de meubles, et probablement des comptes bancaires un peu partout. 


Louis de Talleyrand-Périgord 


L’aîné de ses enfants, Louis, fut maire de Valençay de 1836 à 1875. Il fut créé Pair de France en 1845. Enfant sérieux, élève appliqué, il se révèle dans la vie un mondain prodigue au point que sa femme, Alix de Montmorency, se sépara de lui par jugement en date du 28 août 1846. On le dit "petit, mal fait, mais ayant plus grand air qu'un souverain, d'une politesse exquise, d'une élégance raffinée". 



Alix de Montmorency-Périgord par Claude Marie Dubufe 

Il était duc de Valençay par courtoisie, il sera duc de Talleyrand à la mort de son père, en 1872. Conformément aux vœux de sa mère, il sera prince de Sagan du vivant de cette dernière, puis duc de Sagan. Il fut membre de la Chambre des Seigneurs de Prusse, à laquelle il ne mit jamais les pieds. 




Alexandre de Talleyrand-Périgord, duc de Dino 

Le second, Alexandre, filleul de l’empereur de Russie, Alexandre Ier, sorti de Navale, restera dans la marine jusqu’en 1835. On le retrouve engagé comme officier d'état-major à la suite de l'armée sarde, en 1848, puis capitaine au ler régiment de la Légion étrangère en 1855. Il participe à la campagne de Crimée et se trouve présent au siège de Sébastopol. 



Valentine de Sainte-Aldegonde 


Son épouse et lui défraient la chronique à Florence. Valentine de Sainte-Aldegonde, belle, intelligente mais ambitieuse et cupide, avait été courtisée, avant d’épouser Alexandre, par le fastueux et extravagant prince Demidoff qui n’en voulut pas aux mariés car pour leurs noces il offrit deux fourgons de bonbons, remit à l’église un vase en or, dota six jeunes filles, fit distribuer 6.000 francs aux pauvres, châles et dentelles aux paysannes. A la mariée, il offrit une parure en diamants de 30.000 francs. En 1840, il avait épousé la princesse Mathilde Bonaparte, fille du roi Jérôme et de Catherine de Wurtemberg. Dire que le couple ne s’entendait pas est un euphémisme. Le prince Demidoff eut des maîtresses, sa femme des amants. Et parmi les maîtresses se trouvait Valentine de Talleyrand-Périgord, à qui la princesse Mathilde fit une scène violente au cours d'un bal, ce qui lui valut en retour, de la part de son mari, une paire de gifles administrées en public. A la mort de son père, en 1872, Alexandre devint troisième duc de Dino. 



Prince Demidoff 

Pauline de Talleyrand-Périgord, marquise de Castellane, n’était pas dans une situation plus brillante que ses frères. Elle avait épousé un jeune homme bien sous tout rapport, elle se retrouvait avec un mari qui la ruinait. Il fit construire, entre autres, comme il était député du Cantal, un château au milieu de nulle part. Pauline, amoureuse et inconsciente, n’en était pas moins heureuse avec lui. Mais il mourut d’une chute de cheval le 16 octobre 1847. Pauline, dès lors, vivra à Rochecotte, dans la dévotion, liée au catholicisme libéral représenté par le comte de Falloux et Mgr Dupanloup, évêque d’Orléans, qui avait obtenu la rétraction de Talleyrand. La décision de Dorothée de donner Sagan à Louis mit le feu aux poudres. Alexandre et Pauline s’opposèrent à la décision leur mère. En fait, la duchesse de Sagan n’avait pas le choix car le duché devait revenir à son fils aîné, selon les termes mêmes du protocole l’investissant comme souveraine, à la suite de ses soeurs. Mais à la loi féodale germanique s’opposait la loi française qui imposait l’égalité entre les héritiers. Sagan représentait à lui tout seul une très grande part de l’héritage de Dorothée. Le héritiers du duc Robert de Parme se trouveront également dans la même situation en 1906, à sa mort. Une fortune colossale répartie entre plusieurs états aux lois différentes. Les princes Sixte et Xavier de Bourbon-Parme intentèrent un procès à leur frère aîné, qui était considérablement avantagé du fait des conflits de lois. Le 14 septembre 1847, la mère et ses enfants signèrent un pacte de famille, pour mettre fin à cette querelle d’héritage. Louis, qui avait déjà Valençay, mais non du fait de sa mère mais de son grand-oncle, reçut Sagan avec ses droits patrimoniaux et seigneuriaux. Alexandre reçut Günthersdorf. Pauline eut Rochecotte. Adolphe de Bacourt avait aidé à cette transaction car il avait considéré que l’aîné recevait bien trop et les cadets pas assez. Il y avait aussi de sa part un certain ressentiment contre Dorothée. Elle avait choisi la Prusse pour s’installer définitivement et avait un amant flamboyant, le prince Félix Lichnowsky. Françoise de Bernardy, la biographe reconnue de la duchesse de Sagan, rapporte une lettre écrite par Dorothée à l’été 1846. A défaut de ses enfants, fâchés contre elle, elle recevait à Sagan “ma soeur (Jeanne, duchesse d’Acerenza), mes nièces et neveux (les Biron, descendants du frère cadet du duc de Courlande), mon beau-frère (Schulemburg, veuf de Whilhelmine), des voisins (dont Lichnowski)... m’apportent assez de mouvement et de diversité pour que ma vie retirée ne soit pas solitaire.” La tourmente passée, Dorothée pouvait à nouveau recevoir sa famille, à l’exception d’Alexandre qui ne renoua pas avec elle. Dorothée avait onze petits-enfants, cinq chez son fils aîné, Louis, quatre chez Alexandre et deux chez Pauline. La première, Valentine, était née en 1830, le dernier, Archambaud, en 1845. Elle eut la joie de voir se marier certain de ses petits-enfants, Valentine de Talleyrand-Périgord en 1852 avec le vicomte Etchegoyen, Boson de Talleyrand-Périgord en 1858 avec Jeanne Seillière, à l’occasion duquel Napoléon III l’autorisa à porter en France le titre de prince de Sagan, Clémentine de Talleyrand-Périgord en 1860 avec le comte Orlowski et enfin Marie de Castellane en 1857 avec le prince Radziwill. 


 

 Marie de Castellane 

Le mariage de Marie de Castellane fut une grande joie pour Dorothée. Sa petite-fille Clémentine en épousant le comte Orlowski, de 25 ans son aîné, faisait un beau mariage car son mari était noble et très riche. Mais le 3 octobre 1857, à Sagan, Marie faisait un mariage rêvé. Son mati était Antoine, prince Radziwill. Il devait servir dans l’armée prussienne, être général d’artillerie, aide de camp de l’empereur d’Allemagne, Guillaume Ier. Il sera le chef de la maison princière de Radziwill. Il avait tout pour plaire à Dorothée. Il était d’une famille non seulement richissime mais de rang souverain comme elle, les Radziwill étant une des familles les plus importantes de Pologne-Lituanie, mais il était surtout le petit-fils de sa marraine, la princesse Louise de Prusse, épouse du prince Antoine Radziwill. Il ne déplaisait pas à Marie mais l’idée de se marier pour aller vivre si loin de la France ne lui convenait pas. Elle finit pas être conquise par les manières et la gentillesse du prince et de sa famille. Marie n’eut pas à regretter ce mariage célébré en présence du roi de Prusse, son union fut heureuse. Sa descendance s’est alliée avec les premières maisons de Pologne : princes Czetwertynski, Czartoryski, Lubomirski, comtes Palffy et Tyskiewicz, et bien d’autres Radziwill. Elle mena une vie mondaine de premier rang à Berlin. En Silésie, elle avait le château de Klienitz, offert par sa grand-mère, situé au nord de Sagan. 



Château de Klienitz 

Françoise de Bernardy rapporte la lettre écrite par Dorothée le 24 septembre, avant le mariage : “ J’ai beau être occupée ici de tous les arrangements matériels d’une noce, ayant ma grosse maison à diriger, ma fortune à gouverner, celles des autres à sauvegarder; du monde à recevoir, à amuser, le roi à attendre…” Tout était en l’air au château de Sagan. 



La bibliothèque de Sagan


 Un cabinet à Sagan 


Un cabinet salon 

Un autre cabinet 

Dorothée connut de son vivant quatre de ses arrières petits-enfants, dont Hélie de Talleyrand-Périgord (1859-1937) duc de Talleyrand, duc de Sagan qui épousera la richissime Anna Gould, divorcée d’un autre arrière-petit-fils de Dorothée, le célèbre Boniface de Castellane (1867-1932). La descendance de Dorothée est nombreuse. Elle est tout un Bottin Mondain à elle seule, qui a fait et aurait encore fait le bonheur de Marcel Proust. 


Stéphanie de Beauharnais
Grande-duchesse de Bade 

Il y eut aussi les grands amis. Stéphanie de Beauharnais, grande-duchesse de Bade, était de son premier cercle. Elle se retrouvaient en Allemagne et à Nice. Stéphanie ne séjourna jamais dans une aucune des résidences de Dorothée. A la mort de la grande-duchesse en janvier 1860, la duchesse de Sagan écrivit : “Elle était bonne, aimable. Elle était restée pure dans les circonstances difficiles de sa jeunesse ; elle était restée fidèle, elle avait goût et confiance en moi, elle m’avait souvent défendue, c’était une contemporaine, bien des souvenirs agréables ou intéressants se rattachaient à elle ; ses défauts qui n’étaient que des faiblesses ne m’ont jamais fait souffrir. Enfin, j’ai des larmes dans les yeux et dans le coeur.” Il faut rappeler que Stéphanie de Beauharnais, princesse impériale de France, avait été marié au grand-duc de Bade, de par la volonté de Napoléon. Mal reçue à Bade, au début, elle avait su conquérir toute la famille de son mari, dont sa belle-soeur, la reine de Bavière. Elle était une figure majeure et respectée de la société royale de l’époque, sans avoir aucune participation aux évènements politiques. 



Baron de Barante par Ary Scheffer 

Il y avait le baron de Barante (1782-1866), son ami depuis 1817. Anatole France disait de lui "Homme de beaucoup de tact, de sens et de finesse, homme de second plan mais qui a bien son originalité : c'est un janséniste aimable.” Il ne fut jamais son amant. “Personne dans ce qu’on est convenu d’appeler mes amis ne m’inspire confiance suffisante pour que j’accepte absolument leur avis. Vous seul m’auriez trouvé docile car vous seul m’auriez trouvée confiante et sans réserve. ” Il dit d’elle “Je vous écrit d’Orléans où je suis venu passer deux jours avec Mme de Talleyrand. Elle se conserve merveilleusement et ne vieillit pas. Elle aime mieux sa vie princière et féodale de Sagan que le séjour en France, et en vérité cela se conçoit” . 


François Guizot par Nadar 

Il y eût François Guizot (1782-1874), l’homme d’Etat de la Monarchie de Juillet. Elle a été amoureuse de lui mais il lui avait été enlevé par l’amie rivale, la princesse de Lieven. Il écrivit : “Je l’ai beaucoup vue. Elle s’est prise ou reprise de goût pour moi. Encore belle à 65 ans, les mêmes yeux, la même taille. Toujours Circée. Et le même esprit : toujours grand, libre, ferme, simple, sympathique... C’est dommage qu’elle soit devenue une grande dame allemande et qu’elle vive presque toujours en Silésie.” Il se sont échangé des centaines de lettres. La princesse Lieven morte, il retourna à Dorothée. Il avait 70 ans, elle en avait 64. A sa mort, il dit d’elle “C’était un esprit supérieur, une grande âme à travers tous ses emportements, et d’une société charmante. Après nous être beaucoup rencontrés, elle et moi, dans le cours de notre vie, et avec goût l’un près de l’autre, vie bien incomplète et bien courte » (du 24 septembre). “J’ai une peine infinie à me persuader que je ne verrai plus ces yeux tour à tour si brillants et si profonds, que je ne jouirai plus de cette conversation, riche, simple, ferme, qui avait la grâce dans la forme et laissait toujours entrevoir plus qu’elle ne disait. Le coeur est comme les yeux. Il ne croit pas tout de suite, au vide qui l’attend” (du 30 septembre). “Toute incomplète qu’a été ma relation avec elle, la trace est profonde” Bacourt, son ami amant, lui resta fidèle jusqu’à la fin. Il ne se maria jamais. Il aida Dorothée à mettre de l’ordre dans ses affaires, à la veille de sa mort. Le 9 septembre elle lui remit la garde des papiers de Talleyrand et en particulier de ses Mémoires, dont Bacourt était co-dépositaire. Le prince avait prescrit d’attendre trente ans après sa mort pour les publier. Selon ses ordres, il réunit ses textes et correspondance à publier. Il fut son exécuteur testamentaire. Il y eut bien d’autres amis. Il y eut aussi bien des amants, connus ou inconnus. La duchesse de Sagan allait bientôt quitter la scène de ce théâtre dont elle avait été la prima donna si longtemps. En 1857, déjà, au moment du mariage de Marie de Castellane, elle sentait sa santé décliner. “Ma santé me laisse dans une continuité de souffrances qui, jusqu’à présent, ne vont pas à l’état d’infirme proprement dit…”. La foi de sa fille Pauline l’édifiait et l’aidait à se préparer à mourir : “Elle voit plus clair au-delà de ce monde que dans ce monde. Ma vie est bien moins sérieuse, plus exigeante, l’avenir est, pour moi, à la fois certain et obscur. J’y crois, mais je n’y vois pas.” (6 mars 1861) Aujourd’hui, on dirait qu’elle n’a que 68 ans, mais à l’époque, elle appartenait à la catégorie de ceux qui ont vécu vieux. Elle appelle sa vie “mon pèlerinage”. Mais il fallut un accident pour abattre la duchesse de Sagan. Fin 1861, sa voiture versa et il fallut un long moment pour porter secours à Dorothée, prise sous un orage de grêlons. Pour se remettre de ses contusions, elle partit prendre les eaux à Ems, la station de cure des têtes couronnées, puis à Schlagenbad, dans le grand-duché de Hesse, aux eaux connues pour leur vertus contre les rhumatismes depuis le XVIIIe. “Ems m’a fait grand mal. Je ne pense pas que Schlangenbad fasse merveille. Je ne vois aucune issue ; mais il y a une fin et peut-être est-elle proche. J’ai encore quinze jours à passer ici, puis je rentrerai dans mes foyers plus malade que je n’en suis sortie. Il ne me reste plus qu’à me cacher, à souffrir, à me souvenir, et à attendre en me préparant le mieux que faire se peut. J’y mets beaucoup de bonne volonté. Cela suffit-il ?” Ecrivit-elle à Barante, dans sa dernière lettre. Avant de partir en cure, elle avait écrit dans ses Mémoires : “Voici le joli mois de mai arrivé tout plein de soleil, de verdure et de parfum. Eh bien ! Tout cela me semble une dérision car ce soleil n’éclaire pour moi que des souffrances qui augmentent à chaque instant de cruauté. Je n’ai, pour ainsi dire, plus un moment de vrai répit. Cependant voici deux jours que je suis sortie; mais hier après une tournée d’une demie-heure dans le parc, je suis rentrée pour être torturée avec une arme incessante qui vient de me ressaisir”. Ses Mémoires prennent fin là. Elle ne fit pas appel à sa famille bien qu’elle sentît la fin approcher. La nouvelle de sa maladie ayant été divulguée par la presse allemande, ils arrivèrent à Sagan. Mais Dorothée était morte dans les bras de Bacourt le 19 septembre 1862, après lui avoir remis ses Mémoires - un monument où sont commentés et décrits les dessous de la politique européenne, le commérages mais aussi les secrets des cours et des salons, trente ans de lectures et voyages, visites et réceptions, hommes et monuments - pour les transmettre à sa petite-fille Marie, princesse Radziwill, qui les fit publier en 1909, témoignage monumental de trente ans d’Histoire, de la vie de la France, sous la Restauration en particulier, mais aussi de la vie dans toutes les cours, petites et grandes de l’Europe. Elle souhaitait que son cœur repose près de la tombe de Talleyrand à Valençay. Cela ne fut pas respecté. Elle est inhumée dans le caveau de l’église Kreuzkirche à Sagan.

Kreuzkirche où sont enterrées Dorothée et Whilhelmine 

Que reste-t-il de l’immense fortune de la duchesse de Sagan, aujourd’hui ? Rien par rapport à ce qu’elle a été mais sa descendance en vécut certainement très bien avec les aléas de l’effondrement du monde aristocratique en France en 1918 et en Europe orientale en 1945. 


Sagan avant la Deuxième Guerre Mondiale 

En 1951, l’état polonais accorda une indemnité de six millions de dollars pour la nationalisation du domaine constituant l'ancien duché de Sagan. Cette indemnisation, qui donna lieu à différents procès et jugement quant à sa répartition entre Jean Morel, héritier de Boson de Talleyrand-Périgord (1867-1952) duc de Sagan et Violette de Talleyrand-Périgord, nièce de ce dernier, fit l'objet d'un recours devant la cour de cassation en en 1976. 



Hélie de Talleyrand-Périgord, 5ème duc de Sagan 

Il n’existe plus de Talleyrand-Périgord. Boson de Talleyrand-Périgord (1867-1952) frère d’Hélie que Dorothée avait connu, 6e duc de Talleyrand, 5e duc de Sagan, dit “duc de Valençay” reconnut le 10 mai 1947 et légitima par mariage subséquent en 1950 Jean Morel (1929-2014), fils de sa troisième épouse, Antoinette Morel, qui porta le nom de Talleyrand-Périgord. Sur demande d'Hélie de Talleyrand-Périgord (1882-1968), 7e et dernier duc de Talleyrand, 7e et dernier duc de Dino (1952), dernier duc de Sagan (1952), cousin issu de germain des précédents, la reconnaissance et légitimation furent annulées par jugement rendu par le Tribunal Civil de la Seine en date du 26 mars 1953 et décision de la cour d'appel de Paris en janvier 1955. Jean Morel resta néanmoins héritier universel du duc de Talleyrand et de Sagan. Hélie de Talleyrand-Périgord mourut sans descendance. Sa cousine, Violette, fille du 5ème duc de Sagan et d’Anna Gould, reprit le titre de duchesse de Sagan, par courtoisie, mariée en premières noces au comte James de Pourtalès puis à Gaston Palewski, président du Conseil Constitutionnel de 1965 à 1974, par ailleurs amant de Nancy Mitford. Violette de Talleyrand-Périgord fut la dernière à porter le nom sans avoir à en demander l’autorisation. Son fils, Hélie de Pourtalès, né en 1938, fut autorisé par décret du 13 octobre 2005, à ajouter à son nom patronymique celui de Talleyrand-Périgord, afin de s'appeler Pourtalès de Talleyrand-Périgord. Que reste-t-il de Dorothée dans la mémoire universelle ? Elle continue d’exister grâce à Marcel Proust qui fut fasciné par elle. Il connut et rencontra ses petits-fils dans le monde avec une gaffe monumentale, le jour où confondant le duc de Sagan et le duc de Brissac, fit, se croyant spirituel, au premier une remarque sur la dot de sa femme née Anna Gould. Sagan, outré, ne l’oublia pas. Enfin, Françoise Sagan n’est Sagan que d’emprunt mais le nom résonne encore grâce à elle. Dorothée de Biron, princesse de Courlande, comtesse Edmond de Talleyrand-Périgord, duchesse de Dino, duchesse de Talleyrand et enfin duchesse de Sagan, fut une femme libre, libre dans sa pensée et libre dans ses amours. Profondément attachée à la société aristocratique qui était la sienne, elle n’en respectait les règles que tout autant qu’il lui convenait de le faire. Elle fut certainement une des plus grandes figures du XIXe siècle.


Violette de Talleyrand-Périgord
dernière duchesse de Sagan








16/01/2021

L'apothéose de Dorothée 2/2

 

Caricature de la duchesse de Dino et du prince de Talleyrand à Londres

Pendant de longues années, Dorothée avait souffert de l'ostracisme qui frappait le prince, tenu par la branche aînée des Bourbons à l'écart du pouvoir. Maintenant ses rêves les plus chers prenaient corps. Tant de luttes, d'intrigues, de stratégies et de tactiques compliquées, de compromissions même que, dans son for intérieur, elle devait déplorer, produisaient enfin leurs fruits. Elle arrivait à Londres avec une âme de triomphatrice, dans une euphorie et une exaltation conquérantes, car il lui fallait défendre la place si âprement acquise. 

Princesse de Lieven ( 1785-1857) par Claude Marie Dubufe

Elle avait retrouvé son monde de Vienne, le prince Esterhazy, ambassadeur d’Autriche, le baron von Bülow, ambassadeur de Prusse et d’autres. Bien sûr la princesse de Lieven, maîtresse de Metternich qu’elle partageait avec la soeur de Dorothée, Whilhelmine du temps du Congrès, était de son entourage. La princesse de Lieven dont le mari était ambassadeur à Londres depuis 1812 fut une des grandes figures du monde diplomatique européen. Elle fut liée à Dorothée, sans jamais vraiment en être l’amie. La duchesse de Dino fréquentait chez lord et lady Holland, lady Jersey, lady Stafford, la duchesse de Cumberland, née princesse Frédérique de Mecklembourg-Strelitz, belle-soeur du roi et future reine de Hanovre, et tant d’autres. 

La reine d'Angleterre par William Beechey

Elle était reçue par la reine, née Adélaïde de Saxe-Meiningen ; à Brighton  quand la Reine y séjournait ; à Windsor d'où la souveraine la menait aux courses d'Ascot. « J'ai été à Brighton passer quelques jours chez la Reine qui me traite avec beaucoup de bonté ainsi que la duchesse de Cumberland et la duchesse de Kent. Toutes ces princesses sont allemandes et c'est un grand bien en pays étranger d'avoir des souvenirs et une langue d'enfance en commun. » 

La reine, qui était aimée du peuple anglais pour sa piété et sa modestie, était une femme de vertu qui refusait de recevoir à sa cour les femmes de réputation douteuse. Et pourtant, elle reçut, et fort bien, la sulfureuse duchesse de Dino, qui écrit « Je suis reçue avec une bonté parfaite et M. de Talleyrand l'est au gré de mes désirs. Je ne me plains que d'un peu trop d'empressement dans le public. Chaque matin les journaux vous relatent et cette évidence de détail me paraît une vraie calamité. M. de Talleyrand s'en arrange très bien. »

Selon madame de Boigne, Londres permettait aussi un éloignement d’Adolphe Piscatory, l’amant moins aimé désormais. L’ambassadeur de France à Londres ne pouvait se contenter de sa seule nièce pour traiter les affaires courantes et extraordinaires. Il lui fallait du personnel supplémentaire. Le 25 novembre 1830, un nouveau secrétaire de vingt neuf  ans arriva à l'ambassade. Il se nommait Adolphe de Bacourt qui plut à Talleyrand pour qui il devint vite le collaborateur de prédilection.  Né en 1801, il avait été en poste à Stockholm en 1822, puis à La Haye.  “Je connais peu de gens dont l'esprit puisse être comparé à celui de M. de Bacourt et je n'en ai jamais rencontré de plus honnête” dira de lui Talleyrand. Mais il n’est pas qu’un jeune secrétaire d’ambassade de 30 ans, doué et dévoué, il est aussi un jeune homme svelte, distingué, élégant, d’une grande politesse, sans aucune obséquiosité. La duchesse de Dino ne mit pas longtemps à remarquer ses qualités, car ils travaillaient ensemble. Elle sut l’apprécier et il ne fut pas insensible au charme de cette grande dame. Dorothée était belle, dans sa maturité, elle était intelligente et cultivée. Elle représentait aussi ce grand monde aristocratique et princier, fait de grandes manières et de désinvolture. De l’admiration mutuelle à l’amour, il n’y eut qu’un pas, facilement franchi. Adolphe de Bacourt et la duchesse se connaissaient avant sa venue à Londres mais elle ne l’avait sans doute pas regardé avance autant d’intérêt.

Adolphe de Bacourt (1801-1865)

Selon Charles de Rémusat, « Dorothée de Courlande avait alors trente-neuf ans, et était encore dans presque tout l'éclat de sa beauté, qui n'avait jamais eu celui de la jeunesse. Elle était d'une taille moyenne mais élégante, et son port et sa démarche avaient une dignité gracieuse qui la faisait paraître plus grande qu'elle ne l'était en effet. Elle était maigre, et son teint légèrement foncé et maladif avait toujours besoin d'un peu de rouge. Les traits étaient beaux, sans une parfaite régularité. Le plus saillant était, un nez d'oiseau de proie, mais délicat et comme ciselé avec finesse. Sa bouche, aux lèvres un peu épaisses, mais expressives, laissait sortir, à travers de belles dents blanches, une parole embarrassée, que ne déparait pas un léger défaut de prononciation. Mais ce qui illuminait son visage, un peu petit et terminé en pointe, c'étaient, au-dessous d'un large front, cerné de cheveux d'un noir de jais, d'incomparables yeux d'un gris bleu, armés de longs cils, entourés d'une teinte bistrée, et dont le regard enflammé et caressant avait toutes les expressions. Elle les clignait un peu, sa vue étant assez basse, et elle en augmentait ainsi la douceur, et cependant la vivacité en était telle que, lorsqu'on l'avait perdue de vue, on aurait juré qu'elle avait de grands yeux noirs comme du charbon. La séduction de sa bouche et de ses yeux était extrême, sans autre défaut que de trop ressembler à une séduction. Elle était toujours assez parée, le fard relevant ses regards. » ( Dans Louis J. Arrigon 1949 Revue des Deux Mondes)


La duchesse de Dino

Il est difficile de savoir quand Talleyrand réalisa ce qui se passait dans sa maison. En avril 1831, Adolphe fut cloué au lit et Dorothée se transforma en infirmière dévouée. En fût-il informé et jaloux ? Probablement. 


Lettre de Dorothée à Madame Adélaïde, envoyée de Londres

Le 15 novembre 1831 était signé le traité définitif relatif à la Belgique.  Le 29 novembre insulté à la chambre de Lords, Talleyrand, se vit défendu dans un vibrant hommage par le duc de Wellington : “ Il n’a pas existé d’hommes dont le caractère privé eût été plus honteusement diffamé  et le caractère public plus méconnu et plus faussement représenté que le caractère public et privé du prince de Talleyrand.” Talleyrand répondit : “J’en suis d’autant plus reconnaissant à Mr le duc que c’est le seul homme d’état dans le monde qui ait jamais dit que du bien de moi.”

Outre la création du royaume de Belgique, le grand succès de l’ambassade à Londres fut de poser les bases de ce qui sera l’Entente Cordiale. “ Une alliance intime entre la France et l’Angleterre a été au début et à la fin de ma carrière politique mon vœu le plus cher, convaincu, comme je le suis, que la paix du monde, l’affermissement des idées libérales et le progrès de la civilisation ne peuvent que reposer sur cette base.” Mme de Boigne constate cette réussite exceptionnelle dans ses mémoires : "L'attitude prise par M. de Talleyrand à Londres avait tout de suite placé le nouveau trône très haut dans l'échelle diplomatique. Tous les collègues de M. de Talleyrand en Angleterre le connaissaient d'ancienne date. Il tenait une très grande maison dont la duchesse de Dino faisait parfaitement les honneurs ; ils avaient, l'un et l'autre, réussi à se mettre en tête de tout ce qui menait la mode". 

Le 30 juin 1832, Dorothée et lui reviennent en France, à la suite de sa demande de congé, probablement pour éloigne Dorothée de Bacourt. Ils passent l’été dans des villégiatures différentes, lui à Bourbon-l’Archambaud, elle à Bade. « La société de Mme la Grande Duchesse avec laquelle je suis fort liée depuis des années ; quelques Allemands, et deux ou trois autres personnes sans couleur tranchée, suffisent fort à mes devoirs sociaux qui, pour une personne qui commence sa journée à six heures et la finit à six, ne sont pas très impérieux. » La grande-duchesse n’est autre que Stéphanie de Beauharnais, princesse impériale de France, mariée à Bade par la volonté de l’empereur. Dorothée rétablit sa santé en compagnie du milieu de sa jeunesse, celui des principautés allemandes. Ils se retrouvent enfin à Rochecotte “où l’air est si pur”. 

Le Boiteux guidant l'Aveugle - Talleyrand et Lord Palmerston, caricature de 1832

A leur retour en Angleterre, ils ne trouvent pas le même accueil qu’à leur arrivée. Leur situation mondaine est inchangée mais la situation politique du pays y est tendue, suite à la réforme électorale.  Début 1833, ils reçoivent Prosper Mérimée qui écrivit plus tard à propos de Talleyrand : “ Il m’a gracieuseté beaucoup…C’est un gros paquet de flanelle enveloppé d’un habit bleu et surmonté d’une tête de mort recouverte de parchemin…” Il recueillit de la bouche du prince à qui il demandait si la Révolution avait produit de bons ou de mauvais effet sur le peuple français : “On avait de la débauche avant la Révolution mais on avait de la grâce. On était coquin mais on avait de l’esprit. Maintenant on est débauché grossièrement et coquin platement.” Puis en septembre c’est au tour de Thiers, un grand ami de la duchesse, de venir les voir. 

Mais la mort rodait au tour du prince. Sa grande amie, la princesse de Vaudémont meurt le 1er janvier 1833. “Je perdais une amie avec laquelle j’étais lié depuis cinquante ans.” Puis c’est autour du prince de Dalberg de mourir.

Talleyrand demande un nouveau congé pour raison de santé et pour la nécessité de s’occuper de ses affaires. La réalité est que l’atmosphère est très tendue à l’ambassade. La jalousie du vieux barbon est patente. Il accable son secrétaire, Bacourt, de sarcasmes. Il fallait partir et c’est à Valençay qu’ils se réfugièrent. L a princesse de Lieven donna un dîner d'adieu à Talleyrand et à la duchesse ; ils y parurent avec une figure bouleversée. « Je dois vous faire part, écrivait la princesse à lord Grey, de la tragique manière dont lui (Talleyrand) et Mme de Dino prennent tous les deux leur départ. » On peut aisément imaginer Dorothée triste de quitter son amant et Talleyrand peu fier de lui.

L’amant éloigné, la jalousie se fait moins pressante. Il ne sait probablement pas que lorsque Bacourt écrit à Dorothée, il l’appelle “mon ange, ma jolie pie borgne” et qu’il lui déclare “Je vous avoue que c'est cette idée qui m'inspire une telle déplaisance de rentrer sous le joug de la mauvaise humeur de M. de Talleyrand. Vous avez  beau me le dépeindre comme étant devenu un mouton et d'ailleurs il y a entre nous un fossé qui ne peut se combler. Je puis lui pardonner les torts qu'il a eus à mon égard, les mettre sur le compte de son âge, de sa santé, des affaires, mais je n'en ai pas moins pris la détermination de vivre ici de clerc à maître et de ne jamais redevenir pour lui ce que j' ai été…Une fois hors des affaires et placés tous les deux sur un terrain neutre, les positions changent et nous pouvons très bien vivre en paix. Aussi je ne  veux pas que vous m'accusiez, mon amie, de chercher à placer une barrière insurmontable à notre réunion… J'abonde encore bien davantage dans Votre opinion sur la nécessité, pour les gens qui s'aiment, de fuir le monde et de choisir un petit coin bien caché." L’amour de Bacourt pour Dorothée peut aussi déranger Talleyrand sur un point de vue religieux. Dorothée, convertie au catholicisme, n’avait jamais été une fervente paroissienne. Adolphe la remet sur le chemin de la foi. Et Dorothée de dire : “Il est plaisant d'être aimée par des âmes chrétiennes car elles ont une fidélité qui n'appartiennent qu'à elles.” Le voltairien qu’a été Talleyrand jusqu’à la fin n’appréciait sans doute pas cette conversion. 

1834 voit un évènement heureux, au mois de mars, Pauline, la “minette” du prince fait sa première communion à Londres et lui demande sa bénédiction. 

Mais il va falloir quitter Londres et bientôt la vie. “La pâleur livide, la lèvre inférieure pendait, ses épaules se courbaient en avant; sa claudication était si forte qu’à chaque pas, le corps oscillait de droite à gauche comme s’il avait tomber.” Tel était le prince en 1833. Ils quittèrent Londres le 18 août 1834. Le retour à Paris ne fut pas triomphal. Ils n’avaient pas perdu l’amitié et la faveur du roi et de sa soeur. La famille royale les reçoit à dîner le 11 décembre 1834. Mais le public était monté contre lui. Chateaubriand écrivit : “Sa momie avant de descendre à la crypte a été exposée un moment à Londres comme représentant de la royauté-cadavre qui nous régit.” Il oublie que la France doit beaucoup à cet homme complexe aux mille faces qui a su la préserver et qu’il fut un diplomate bien plus brillant que le vicomte.

Pour Dorothée, Londres fut le grand moment de sa vie.  "Ces quatre années m'ont placées dans un autre cadre, offert un nouveau point de départ, dirigée vers une nouvelle série d'idées ; elles ont modifié le jugement du monde sur moi. Ce que je dois à l'Angleterre ne me quittera plus, j'espère, et traversera, avec moi, le reste de ma vie" 

Valençay fut leur refuge. Ils y menaient la vie un peu ennuyeuse des châtelains, remplie toutefois d’obligations, et entrecoupée de visites. 


Valençay

 

Bureau de Talleyrand à Valençay

PhotIls en eurent deux qui ne leur ont pas laissé d’impression favorable. George Sand vint presque en catimini et écrivit ensuite un article affreux sur le couple. Balzac vint le 28 novembre 1836. “M. de Balzac, qui est un tourangeau, est venu dans la contrée pour y acheter une petite propriété…Malheureusement il faisait un temps horrible, ce qui m’a obligée à le retenir à dîner. J’ai été polie mais très réservée. Je crains horriblement tous les publicistes, gens de lettres, faiseurs d’articles; j’ai tourné ma langue sept fois dans ma bouche avant de proférer un mot, et j’ai été ravie quand il est parti. D’ailleurs, il ne m’a pas plu. Il est vulgaire de figure, de ton, et je crois, de sentiments; sans doute, il a de l’esprit, mais il est sans verve ni facilité dans la conversation. Il est même très lourd; il nous a examinés et observés de la manière la plus minutieuse, M. de Talleyrand et moi.” ( Mémoires de la duchesse de Dino)  La  duchesse préfère, et de loin, les hommes politiques aux écrivains. Du côté de Balzac, la sympathie ne fut pas plus grande. Il s’inspire d’elle pour un de ses personnages, la marquise d’Espard, femme procédurière, aux nombreux amants, qui avoue n’avoir jamais rencontré l’amour véritable. Dorothée se reconnut-elle dans ce personnages ? On ne le sait pas. De Talleyrand Balzac, écrivit : “certain prince qui n’est manchot que du pied, que je regarde comme un politique de génie et dont le nom grandira dans l’histoire…un homme qui se vante de ne jamais changer d’opinion, est un homme qui se charge d’aller toujours en ligne droite, un niais qui croit en l’infaillibilité…l’homme supérieur épouse les événements pour les conduire…” Talleyrand fut flatté par ce portrait si vrai de l’homme d’état qu’il avait été.

Bacourt était encore dans la vie de Dorothée l’amant et peut-être plus encore l’ami. Il le restera jusqu’à sa mort. Elle obtint en septembre 1835 sa nomination d'ambassadeur à Carlsruhe. Il resta en poste dans le grand duché de Bade durant quatre années, parsemées de séjours rue Saint-Florentin et de cures à Bade. 

Le grand moment approchant, il fallait rappeler au prince de Talleyrand qu’il avait été évêque d’Autun, qu’il avait transgressé les lois de l’Eglise et qu’il lui fallait le reconnaitre pour pouvoir quitter ce monde avec l’apparat du cérémonial religieux, à défaut de la sincérité.



La princesse de Talleyrand en 1810, par Isabey

Il a été précédé dans ce grand moment par la princesse de Talleyrand qui mourut le 10 décembre 1835. Après avoir eu une vie dissipée, elle était tombée dans la dévotion et fit une fin exemplaire, administrée par Mgr de Quelen, archevêque de Paris. L’oraison funèbre de son mari fut lapidaire : “Cela simplifie beaucoup ma position”. Elle eût de belles funérailles familiales, le deuil étant conduit par les neveux de Talleyrand. 

La duchesse de Broglie, fille de Madame de Staël, lorsque l’on vanta devant elle le grand savoir-vivre du prince, répondait : “C’est qu’il lui faudrait maintenant, c’est de savoir mourir”. Et il s’y appliqua.

L’image que la rétractation devait permettre d’oublier

Une conspiration s’organisa autour de lui, menée par la duchesse de Dino et sa fille Pauline. Veuf, Talleyrand ne pouvait plus être en conflit avec l’Eglise. Mais il avait défié le pape au moment de son mariage. Il lui fallait se repentir, c’est du moins ce que pensait son entourage, Dorothée en tête. Bacourt l’avait ramenée au sein de l’Eglise, sa mission à elle était d’y ramener son toujours sulfureux oncle, amant, ami. Le risque était aussi socialement grand. Pas de rétraction, pas d’obsèques religieuses ! Mgr de Quelen retransmit les consignes de Rome. 

Gravure de Talleyrand à 79 ans avec sa signature

L’abbé Dupanloup, futur grand personnage de la France catholique, fut appelé à essayer de le convaincre. Devant l’abomination que représentait Talleyrand pour l’abbé, il refusa dans un premier temps, puis se laissa convaincre. Il relata son entretien : “Le prince me reçut avec une extrême bienveillance…de son fauteuil monumental, il dominait si absolument et si poliment toutefois tout ce qui l’entourait de son regard élevé, de sa parole brève, rare, spirituelle et si accentuée. Je ne sache pas que les rois soient plus rois dans leur intérieur que Mr de Talleyrand ne le paraissait dans son salon.” Dans son admiration, Dupanloup séduit par le Diable, écrivit aussi : “ C’est une chose que j’ignorais et qu’on ignore, généralement, c’est que Mr le prince de Talleyrand était vénéré et chéri de tout ce qui l’approchait. Et comme cette vénération et cette tendresse lui ont été fidèles pendant toute sa vie presque séculaire, il faut bien , me disais-je, que ceux qui en ont dit tant de mal et jamais de bien aient eu un peu tort et n’aient pas tout vue.” Talleyrand jugea Dupanloup : “ Votre abbé me plait, il sait vivre.” Il ne pouvait faire plus beau compliment. Savoir vivre, ce n’était uniquement des manières, mais un esprit qu’avait si bien incarné le prince.

Le 28 mars 1838, son frère Archambaud mourut. Edmond et Dorothée devenaient duc et duchesse de Talleyrand. 

Le 15 mai Dupanloup apporta la lettre de rétractation préparée par l’archevêque de Paris. Il ne la signa pas.

Le dilemme pour Talleyrand était le suivant. Sa rétractation n’avait de sens que pour éviter à sa famille la honte d’obsèques civiles, mais elle ne devait être qu’in extremis car il se refusait à entendre les sarcasmes de la société. 

Pauline fut l’ultime ambassadeur auprès de celui qui était certainement son père. Il lui promit de signer et il signa à l’heure qu’il avait choisie, entre cinq et six heures. A 4 heures du matin étaient réunis Dorothée, duchesse de Talleyrand, l’abbé Dupanloup et les témoins choisis pour assister à la signature, le prince de Poix, le comte de Saint-Aulaire, ambassadeur à Vienne, le baron de Barante, ambassadeur à Saint-Petersbourg, Royer-Collard, symbole de la vertu, et le comte Molé, président du conseil. A 6 heures, Dorothée lui lut la lettre de rétraction : “…Dispensé plus tard par le vénérable Pie VII de l’exercice des fonctions ecclésiastiques, j’ai recherché dans ma longue carrière politique les occasions de rendre à la religion et à beaucoup de membres honorables du clergé catholique tous les services qui étaient en mon pouvoir. Jamais je n’ai cessé de me regarder comme un enfant de l’Eglise. Je déplore de nouveau les actes de ma vie qui l’ont contrastée, et mes derniers voeux seront pour elle et pour son chef suprême”. Il n’avait été d’église que par obligation : “ toute ma jeunesse a été conduite vers une profession pour laquelle je n’ai été pas né.”

A 8 heures le roi Louis-Philippe et Madame Adélaïde arrivèrent en dernier hommage à celui qu’ils avaient aimé et admiré. Puis ce fut la confession reçue, avec une grande émotion, par l’abbé Dupanloup. 

Le prince de Talleyrand mourut le 17 mai 1838 à 3h 35 de l’après-midi, en serrant la main de Bacourt, devant Dorothée, Pauline, sa famille et ses amis récitant la prière des agonisants. 

Royard-Collard écrira : “J’ai vu M. de Talleyrand malade, je l'ai vu mourir, je l'ai vu mort ; ce grand spectacle sera longtemps devant mes yeux. Mme de Dino a été admirable. M. de Talleyrand est mort chrétiennement, ayant satisfait à l’Eglise et reçu les sacrements. C'est le dernier cèdre du Liban, et c’est aussi le dernier type de ce savoir vivre qui était propre aux grands seigneurs gens d'esprit" 

Les obsèques eurent lieu 22 mai à 11 heures en l’église de l’Assomption. Elles furent splendides. Toute France officielle était. La bienséance fit que Dorothée ne put y assister. La famille royale avait envoyé six carrosses pour suivre le convoi. Les duc de Valençay et de Dino, ses petit-neveux, fils de Dorothée, reçurent les condoléances. Il reposera ensuite dans la crypte de Valençay. Toute la population était là pour accueillir la dépouille de leur bienfaiteur. 

La duchesse de Talleyrand, toujours mariée, était veuve de l’homme qu’elle avait accompagné et aimé pendant plus de vingt ans. Elle était désormais libre de ce lien étrange qui a suscité tant de commentaires et d’incompréhension. La question reste encore sans réponse. Riche, jeune, belle, Dorothée de Biron, princesse de Courlande, avait consacré, sans rien ne l’y obligeât, les plus belles années de sa jeunesse à un  homme qui devait avoir bien de charme pour l’avoir retenue ainsi. 

La tombe de Talleyrand à Valençay