21/10/2020

La duchesse de Dino 1/2

 Le Congrès est terminé, Talleyrand remercié et Dorothée désespérée.


"La Chambre Introuvable"

Les 14 et 22 août 1815, les électeurs votent. Les résultats donnent 350 députés ultra-ultra-royalistes contre 50 députés constitutionnels. C’est la “Chambre introuvable”, selon l’expression de Louis XVIII lui-même. Certes, pas tous les Français n’ont voté. Seuls ceux qui paient plus de 300 francs d’impôts peuvent voter et ceux qui paient plus de 1 000 peuvent être élus.  Il est d’autant moins certain que le monarque ait été satisfait par cette chambre, qu’il s’attacha dès le début à essayer de réconcilier les élites françaises en intégrant celles issues de l’Empire à celles “qui n’avaient rien appris, ni rien oublié”, comme étaient définis les tenants de l’Ancien Régime qu’ils espéraient voir restaurer.



"La Terreur Blanche"


Talleyrand est revenu de Vienne, Premier ministre de la France. Il l’est resté du 9 juillet au 26 septembre 1815. Connaissant l’ingratitude des princes mais se croyant indispensable, il ne pensait pas qu’il perdrait de sitôt la faveur de Louis XVIII. Ce dernier lui avait manifesté beaucoup de froideur lors de la Première Restauration au printemps 1814 et pour s’en débarrasser l’avait envoyé négocier à Vienne. Sa réussite n’était pas du goût du monarque. A ses allusions Talleyrand comprit qu’il ne resterait pas longtemps dans sa position. Le roi lui rappelait souvent les beautés de Valençay où il pourrait rétablir une santé fragile. Faisant semblant de ne pas comprendre, il s’entendit poser la question par le roi : “Il y a loin de Paris à Valençay ?” La réplique de Talleyrand fut superbe : “ Sire, il y a 20 lieus de plus que de Paris à Gand”. Tout était dit. Le 24 septembre, alors que Talleyrand disait au roi que selon lui personne ne pouvait former un ministère, il s’entend répondre par Louis XVIII, qui avait pris un air distrait : “Eh bien, je prendrai un nouveau ministère.” (Mémoires de Vitrolles dans Jean Orieux)



Louis XVIII en costume de sacre, qui n'eut jamais lieu, par Gérard


Le roi fit appel au duc de Richelieu, qui venait de rentrer de Russie où il avait servi brillamment Catherine II et ses successeurs. Talleyrand persifla : « Bon choix assurément, c'est l'homme en France qui connaît le mieux la Crimée ! ». 


Le duc de Richelieu

Trois mois après  le roi fit appel au bel Elie Decazes (1780-1860) duc de Glücksberg. Royaliste modéré, il bénéficiait non seulement de l’appui du monarque mais de son affection, au point que l’on se posait la question de savoir si le roi n’était pas amoureux de son ministre. 



Elie Decazes

Dorothée était rentrée à Paris le 20 juillet 1815, accompagnée de son amant. Il y avait de la passion et de l’orgueil dans cette liaison. Amour du côté de Dorothée, fatuité du côté de Clam-Martinitz. Leur situation se compliqua encore par l’intervention d’Edmond de Talleyrand-Périgord, qui se souvenant qu’il était le mari, se jugea offensé et provoqua l’amant de sa femme en duel. Dans l’atmosphère délétère de l’époque, cela prête à sourire.  Edmond reçut un grand coup de sabre à travers la figure. Le seul qui souffrait réellement de cette aventure était le prince de Talleyrand, qui en fait mourait de jalousie. Plus Dorothée s’attachait à Clam-Martinitz et plus Talleyrand aimait Dorothée. Le chancelier Pasquier, Madame de Boigne et Charles de Rémusat font chacun ce constat. Pour Pasquier “ à soixante ans passés, il a choisi pour se livrer à un sentiment dont l’ardeur l’a absorbé au point de ne lui laisser aucune liberté d’esprit.” Quand il crut que Dorothée allait le quitter “  il tomba dans abattement impossible à décrire aussi bien au physique qu’au moral.” Pour Madame de Boigne : “Monsieur de Talleyrand en perdit la tête”. Et pour Rémusat, un intime de Talleyrand, “ les tourments du désir et de la jalousie qui étaient cause que Monsieur de Talleyrand avait paru, dans les derniers mois, au-dessous de lui-même.” ( Cité par Jean Orieux) Talleyrand était un amant transi, fou de jalousie. Ce n’est pas l’image que l’on a de l’homme qui survécut à tous les régimes, dont il domina un grand nombre. 

Dorothée est, malgré tout et sans contestation, la maîtresse de maison rue Saint-Florentin. La princesse  de Talleyrand est partie pour Londres en mars 1815 et Talleyrand fait ce qu'il faut pour qu'elle y reste. L'hôtel est vaste. Dans l'aile sur la rue de Rivoli : les six pièces de l'appartement du prince à l'entresol, et les salons d'honneur au premier. Dorothée habitait avec ses enfants dans l'autre aile, de l'autre côté de la cour, au premier. La fille de Talleyrand, Charlotte, et son mari Alexandre, à l'entresol.  Dès son arrivée, Dorothée est placée dans le tourbillon diplomatique. On annonce Wellington. Elle va à son avance, dans le salon de l'Aigle, au premier étage de l'hôtel, et l'accueille par un cri jailli du coeur : “ Mon sauveur..” Elle oubliait que c’était à Napoléon qu’elle devait sa position en France.

Mais elle est aussi à Milan fin 1815, début 1816, pour assister à l’entrée de l’empereur d’Autriche dans la ville nouvellement attribuée par le Congrès de Vienne. Sa mère et ses soeurs sont là. Clam-Martinitz aussi, au grand dam de Talleyrand, resté à Paris, avec la charge des enfants de Dorothée. A Vienne, Dorothée apprit de la bouche de sa soeur, Whilhelmine, duchesse de Sagan, que Clam-Martinitz la trompait. Le 19 janvier, Dorothée donna le bal qu’elle avait organisé et le 21, elle dit adieu à Vienne et à Clam-Martinitz.


     Whilhelmine, duchesse de Sagan

Mais 1815 ne finit pas que sur une note d’échec pour le Prince de Talleyrand. Louis XVIII le nomma Grand Chambellan le 28 septembre, avec une rente de 100 000 francs par an. Le 8 novembre 1815, un décret du roi des Deux-Siciles, Ferdinand Ier, le créa duc de Dino, en échange de la principauté de Bénévent que lui avait donnée Napoléon Ier. Dino et Bénévent sont situés en Calabre. Dino est une petite île inhabitée de 50 hectares. 


L'île de Dino

Peu importe la surface et la population, l’essentiel est dans le titre et la reconnaissance qui va avec. Le 31 août 1817, Louis XVIII le reconnaîtra comme un titre français, assorti d’une pairie héréditaire. Et le 2 décembre de la même année, le roi des Deux-Siciles autorisera la transmission du titre en faveur du neveu. Et c’est ainsi que la comtesse Edmond de Talleyrand-Périgord devint la duchesse de Dino, titre et nom sous lesquels elle sera immortalisée. 


Vue d'ensemble du château de Valençay


Dégagé de tout souci politique mais pas d’intérêt pour le politique, le nouveau duc de Dino se tient au courant de tout et n’hésite pas à griffer, surtout les Bourbons : “La nature a placé les yeux sur le front des gens pour qu’ils regardent en avant, mais les Bourbons les ont de l’autre côté et regardent en arrière.” Il s’était installé à Valençay où il avait entrepris de nouveaux aménagements. Dorothée l’y avait rejoint. Sa mère, la duchesse de Courlande, ayant oublié toute jalousie de la relation entre son amant et sa fille, était aussi de la partie. Elle était revenue de Silésie où Talleyrand lui avait écrit le 21 mai 1816 : “Je vais m’occuper de votre chambre, faire mettre le tapis, nettoyer toutes choses pour qu’au mois d’octobre vous soyez passablement bien…nous passerons, chère amie, notre vie dans les mêmes lieux, dans les mêmes occupations, dans toute la même manière de vivre. Je ne sais rien comparable au bonheur de passer ces jours avec vous…”


La terrasse de Valençay

Talleyrand aimait son domaine de Valençay, véritable demeure royale. Vingt cinq appartements de maître, une galerie de soixante dix mètres, quatre hectares de toitures, une orangerie, des communs, et  19500 hectares de bois et de terre, qu’il visitait  en calèche.


Grand salon de Valençay


Salon bleu


Attentifs à la vie des habitants du pays, lui et sa nièces étaient le modèle des châtelains. Il fonda une pharmacie gratuite, organisa des distributions de pain, de linge, d'argent. Mais l'œuvre la plus chère au prince et à sa nièce fut l’école des Filles, Maison de charité selon la terminologie de l'époque. Traversant la petite ville en voiture, le couple rendait tous les jours visite à l'école. Causer avec les Sœurs et les élèves était pour eux un plaisir. Après avoir veillé à l'achèvement de la chapelle de l'école, il l'embellit. Ce fut la chapelle Saint-Maurice, sous laquelle il aménagea une crypte pour recevoir la dépouille des siens. A Valençay, et grâce à sa nièce, le prince est d'abord un grand seigneur à l'écoute des plus humbles. Dorothée savait se dévouer aux autres, avec délicatesse et efficacité. Sa bonté naturelle était bien réelle, et elle sut aimer les habitants de Valençay. 


Chambre de la duchesse de Dino


La mère et la fille composèrent l’essentiel de la compagnie du prince. Trio improbable à nos yeux. Il les aime toutes les deux, de manière différente mais sincère. C’est du Marivaux. Dorothée et lui, dès lors ne se quittèrent plus. Peut-on appeler de l’amour l’admiration réciproque qu’ils éprouvaient ? Probablement oui. Il lui écrivit : “On peut avec vous sauter à pieds joints sur les idées intermédiaires. Votre esprit n’est jamais enrayé, c’est par là que vous avez cessé d’être allemande. Vous l’êtes restée dans toutes vos habitudes sauf celles de l’esprit…Convenez que nous aurions grand tort de nous passer l’un de l’autre car je perdrais mon mouvement et vous votre repos”. Pour Dorothée : “ Mon long commerce avec Monsieur de Talleyrand m’a rendue difficile pour celui de tout le reste du monde. Les esprits que je rencontre me semblent lents, diffus, arrêtés par de petits à-côtés”.



Chambre de Talleyrand


C’est dans cette rencontre de l’esprit que se trouve l’explication de leur relation extraordinaire dans tout les sens du terme. Elle est jeune, belle et riche. Il est un vieux beau en mauvaise santé, couvert de flanelle et de dentelles. On peut comprendre l’amour du barbon pour la belle. Le contraire est plus difficile. Mais la richesse de l’humanité réside peut-être dans cet incompréhensible. Peut-on en effet tout expliquer ? 


Chaussure orthopédique de Talleyrand, conservée au château de Valençay


Voici comment est décrite l’action du seigneur de Valençay par les curateurs du château aujourd’hui  : “Toujours actif et entreprenant, il s’occupe de son domaine, reçoit beaucoup d’amis, lit, écrit et pense. Celui qui a contribué à l’ascension de Napoléon Bonaparte puis à la Restauration des Bourbons, qui a sauvé la France d’une débâcle assurée au Congrès de Vienne est toujours habité par une idée dont il avait déjà tenté de convaincre Louis XVI. Une idée opposée à la volonté de domination et de conquête de l’Empereur. A la tentation absolutiste  du roi et de ses zélateurs aveugles au présent comme à l’avenir. Cette idée qui prône l’instauration d’une monarchie constitutionnelle et parlementaire, à l’exemple de l’Angleterre, n’a pas séduit les chefs d’Etat qui ont eu recours à ses services.  En revanche, les aspirations à  la liberté, la justice et la prospérité qui lui sont liées, déjà présentes chez des philosophes favoris de Talleyrand tels que Montesquieu et Voltaire, trouvent un terrain propice à un début  d’application dans le vaste domaine de Valençay. En 1825, le préfet de l’Indre écrit à son ministre : « Il n’y a ni mendiant ni individu absolument nécessiteux à Valençay parce que monsieur le prince de Talleyrand a établi des ateliers où il y a du travail pour tous les âges. » Talleyrand a aussi répandu des secours en tous genres. Bureau de bienfaisance, maison de charité où des sœurs instruisent des petites filles, portent secours aux malades. Fait don d’un terrain pour construire une mairie, une justice de paix, une école de garçons …” C’est un bel hommage qui lui est rendu et Dorothée y a certainement sa part.


Les vies de Charles-Maurice et de Dorothée vont désormais être unies mais connaître des aléas.  A Valençay, toutefois, il n’y a pas de nuages. Pour George Sand : "Ce lieu est un des plus beau de la terre et aucun ne possède un parc plus pittoresque, des arbres d'une végétation plus haute, des gazons d'un plus beau vert et ondulés sur des mouvements de terrain plus gracieux".  Pour le baron de Barante, pair de France  : "Me voici dans ce grand château où tout est magnifiquement hospitalier, où règne une richesse aristocratiquement dépensée, dont il n'y a plus ou il n'y a pas encore un autre exemple en France. C'est un parc de trois cents arpents avec des troupeaux de daims et de chevreuils. Ce sont de vastes forêts percées comme le bois de Boulogne. Ce sont des chasses, des chevaux, des calèches au service des hôtes. C'est ensuite une population de commensaux, médecin, aumônier, précepteur, musiciens, gens d'affaires, puis un mobilier très riche, des marbres, des tableaux, des gravures, une bibliothèques de dix mille volumes". Parlant de Talleyrand : "Ce lieu lui plaît ; il le montre avec complaisance... Quand à Mme de Dino, elle semble aussi fort contente de son séjour ici ; elle monte beaucoup à cheval, court la chasse et emploie son activité en mouvement" 



Salle à manger


Qui sont les commensaux de ce domaine,  qui ressemble à une des principautés de l’Europe orientale, dans lesquelles Dorothée avait passé son enfance. Pour les aristocrates, on y rencontre les  ducs de Noailles, Choiseul-Gouffier, Decazes, d'Esclignac, le prince de Laval, les barons de Montmorency et Montrond, Mme de Coigny, Prosper de Barante, Mr de Sainte-Aulaire, Mme de Saint-Aldegonde, le duc d’Orléans, la princesse de Lieven et bien d’autres.  Du monde politique, il y a Thiers, Mignet, Royer-Collard, comme une opposition au régime en place. 



Le cabinet de travail de Talleyrand


05/10/2020

Les amants de Vienne 2/2


Dorothée en 1815 par Gérard

Si on dansait beaucoup au Congrès de Vienne, on y couchait aussi beaucoup. Les rapports de la police impériale en témoignent. On fouillait les corbeilles à papier, les cendres dans les cheminée et voire les pots de chambre. La police, sous l’ordre directe de l’empereur François qui se plait à lire rapports et commérages, est la première à agir mais elle n’est pas seule. Des grands noms, comme Palffy, Fürstenberg  ou Esterhazy sont de la partie. 

Il est presque impossible de déterminer les relations des uns avec les autres, tant leurs lits étaient ouverts à qui voulait bien y entrer. La vertueuse Autriche, avec à sa tête le très digne empereur François qui se maria quatre fois, par peur du pécher, avait pour capitale un lupanar dont son chancelier était le maître.

Dorothée au sein de ce bordel commença avec une attitude particulière, très différente de celle de sa soeur aînée. Elle semblait fidèle à celui qui était devenu son amant, tout en étant l’oncle de son mari et ayant quarante ans de plus qu’elle. On ne sait pas à quel moment elle devint sa maîtresse. mais on sait que dès leur arrivée à Vienne, ils reçurent ensemble, assis côte-à-côte, sur le canapé du grand salon du Palais Kaunitz les personnages les plus titrés d’Europe.  

Talleyrand en 1815 

Talleyrand avait grande allure, impeccablement mis, cheveux poudrés, bas de soie noire, escarpins à talons rouges et boucles de diamants, plaques et croix  en diamants, la Toison d’Or en sautoir. Dorothée était d’une élégance remarquable, vêtue par Leroi de Paris, couverte des bijoux somptueux que lui avait donnés sa mère, et surtout d’une beauté encore sombre et mystérieuse. Leurs entrées dans les salons et salles de bals des magnifiques palais baroques de l’aristocratie autrichienne étaient inoubliables. On faisait la haie pour les regarder et les laisser passer. Ils étaient, de fait, le roi et la reine du Congrès. Autour d’eux flottait aussi un parfum de scandale. 

Le dimanche 2 octobre au grand bal de l’Impératrice, on note « Dans toutes ces fêtes-là, les femmes qui sont le plus remarquées par leur luxe et leur élégance, sont la duchesse de Sagan et sa plus jeune sœur ». A une grande fête militaire : empereurs, rois, archiducs, princes d'Allemagne à cheval. Dans les voitures de gala : impératrices, reines, grandes-duchesses, archiduchesses,  et “tout ce que Vienne contient d'illustre en ce moment, toutes les Courlande”, écrit le prince Maurice de Liechtenstein. 

Enivrée de ses succès éclatants, Dorothée finit par suivre l’exemple de ses soeurs en prêtant attention à de beaux cavaliers. D'après la police, elle fut la maîtresse du prince Trauttmansdorff, grand écuyer de l'empereur d'Autriche. Puis elle tomba amoureuse, sérieusement amoureuse, d'un élégant colonel autrichien, le comte Clam-Martinitz, 22 ans, attaché à l’état-major du prince Schwartzenberg, généralissime des armées autrichiennes. Ils furent amants en décembre.  


Comte Clam-Martinitz

Mais Dorothée avait aussi des passades et des amants de passage, à peine entrevus. Cela était très douloureux pour le prince de Talleyrand, car au fur et à mesure que se déroulait le congrès, il sentait grandir son amour pour Dorothée. Plus il voulait garder Dorothée, moins il n'osait rien entreprendre qui puisse l’indisposer. Il avait compris qu’elle n’était pas différente de sa mère et de ses soeurs en matière de galanterie et d’appétit sexuel. On n’a pas vraiment la certitude que Charles-Maurice et Dorothée aient été amants. Pour la police autrichienne, comme pour la police française, c’est oui. Le doute réside peut-être dans le fait que l’on a du mal à s’imaginer la belle Dorothée, âgée de 20 ans, dans les bras du vieux beau boiteux, âgé de 60ans. 

Que s’est-il passé chez elle pour subitement changer d’attitude et abandonner la sagesse et la vertu, vantée par Napoléon, de la comtesse Edmond de Talleyrand-Périgord ? Il est probable qu’elle n’ait appris du prince Adam  Czartoryski les manœuvres de sa mère pour la détacher de lui et la marier à Edmond. Contrairement à ce que lui avait dit l’abbé Piattoli, la vieille princesse Czartoryska, mère d’Adam, ne voyait aucun inconvénient au mariage de son fils avec elle. Dorothée était arrivée à Vienne meurtrie par un mariage raté et la perte de sa fille. Elle y apprenait la trahison de sa mère et la destruction de son amour de jeunesse par la volonté de cette dernière. Dorothée perdit ses illusions et séduite par son oncle, envoûtée par l’atmosphère amoureuse du Congrès, elle entra dans la galanterie. Elle aurait pu entrer au couvent mais sa destinée était de briller. 

La duchesse de Courlande est fière des succès de sa fille. Elle écrit le 31 octobre « Elle plaît ici et s'amuse. Son succès est général. D'être jolie n'y nuit pas, et elle est fort à son avantage, sa santé est bonne » et « Dorothée ne s'en plaît pas moins à Vienne où tout le monde la trouve à merveille. Elle se plaît généralement »  Sa fille lui avait probablement pardonné et leurs rapports furent excellents. 

Dorothée de Courlande  par Nicholas Henri Jacob 

Talleyrand aussi est fier des succès de sa nièce, pupille et probablement maîtresse. “Toute votre tendresse et tout votre orgueil maternel, Chère Amie, écrit-il à la duchesse, auraient été bien en jouissance avant-hier à une redoute où vos deux filles étaient certainement ce qu'il y avait de plus distingué et de plus élégant”. Et, parlant de Dorothée : “Notre enfant a ici un grand succès, elle réussit auprès de tous les âges.” Il semble bien qu’il y ait une véritable confusion de tous les genres. Talleyrand parle à son ancienne maîtresse de sa fille, qui est aussi probablement la sienne, en écrivant “Notre enfant.” 

Lorsque la duchesse de Courlande est arrivée à Vienne, elle s’est installée naturellement au Palais Kaunitz. Après tout, Talleyrand n’était-il pas son amant ? Mais elle prit rapidement conscience que son amant était aussi celui de sa fille et de plus en était très amoureux. Mais celle-ci avait aussi des amants. Il est probable que le trio eut une explication. La duchesse quitta le palais Kaunitz pour s’installer chez Whilhelmine au Palais Palm, où la situation était étrange. Whilhelmine de Sagan habitait l’aile droite du palais et la princesse Catherine Bagration (1783-1857), sa rivale dans le coeur et dans le lit de Metternich, l’aile gauche. Tous les matins à 11 heures, Metternich venait voir Whilhelmine pour ouvrir son coeur et lui faire des confidences, y compris de secrets d’état, et ce pour le plus grand profit de Talleyrand, informé par Dorothée de ces “bavardages”. 

Princesse Bagration en 1820 par Isabey

La princesse Bagration, furieuse de voir sa rivale ainsi préférée, se vengea en prenant Alexandre Ier comme amant, pour lequel, elle n’était qu’une parmi tant d’autres. La belle Bagration augmenta alors sa collection d’amants, le grand-duc Constantin, frère du tsar, le duc de Cobourg, les princes royaux de Bavière et de Wurtemberg, une belle brochette d’altesses.

Le “Retour de l’Aigle” mit fin à cette débauche de moeurs et de luxe. Le bilan du Congrès de Vienne est, dans son ensemble, positif pour la France, grâce à l’habileté de Talleyrand et au charme de Dorothée. Elle n’a pas été rayée de la carte de l’Europe, personne n’y ayant par ailleurs intérêt, les Bourbons ont été confirmés sur leur trône. Cent jours vont mettre tout cela en péril mais le 18 juin 1815, à Waterloo, l’Europe des princes, après avoir cessé de respirer, souffla à nouveau.

Il est probable que le retour de Napoléon accéléra la signature de l’acte final du Congrès, le 8 juin 1815. Les résultats les plus importants sont pour la Russie l’attribution du royaume de Pologne, pour la Prusse la Poméranie suédoise, la Saxe du nord et surtout la Westphalie et la plus grande partie de la Rhénanie. L'Autriche reçoit la Lombardie et la Vénétie, la côte adriatique (Illyrie et Dalmatie), le Tyrol et Salzbourg. La Confédération germanique est composée de 39 états au lieu des 350 du Saint-Empire. 

L’Italie, “un concept géographique” selon Metternich, n'est plus divisée qu'en sept États. L’Espagne retrouve les Bourbons, le Portugal les Bragance mais leurs empires coloniaux se désagrègent. Le Danemark perd la Norvège au profit de la Suède. L'Angleterre s'assure des bases stratégiques : Malte en Méditerranée, Heligoland dans la mer Baltique, Le Cap à la pointe de l'Afrique. Elle s'enrichit de quelques îles à épices enlevées aux Hollandais et aux Français.


L’Europe après le Congrès de Vienne

À ces tractations territoriales, l'Acte final du Congrès de Vienne ajoute quelques proclamations de principe importantes : libre circulation sur les fleuves internationaux que sont le Rhin et la Meuse, condamnation de la traite des Noirs.

Les résultats du Congrès sont loin d’être négligeables et ils dureront sous le nom de “Sainte Alliance” jusqu’en 1848 qui verra “le printemps des peuples”. Le principe des nationalités, hérité de la révolution française prendre le pas sur l’Europe des rois.

Pour Dorothée, le Congrès de Vienne a scellé sa destinée. ”Vienne ! Toute ma destinée est dans ce mot. C'est ici que ma vie dévouée à M. de Talleyrand a commencé, que s'est formée cette association singulière, unique, qui n'a pu se rompre que par la mort. C'est à Vienne que j'ai débuté dans cette célébrité fâcheuse, quoique enivrante, qui me persécute bien plus qu'elle ne me flatte. Je me suis prodigieusement amusée ici, j'ai abondamment pleuré ; ma vie s'y est compliquée, j'y suis entrée dans les orages qui ont si longtemps grondé autour de moi. De tout ce qui m'a tourné la tête, égarée, exaltée, il ne me reste plus personne ; les jeunes, les vieux, les hommes, les femmes, tout a disparu autour de moi". 

La comtesse Edmond de Talleyrand-Périgord allait bientôt devenir duchesse de Dino.


Talleyrand arborant la Toison d'Or