Le Congrès est terminé, Talleyrand remercié et Dorothée désespérée.
Les 14 et 22 août 1815, les électeurs votent. Les résultats donnent 350 députés ultra-ultra-royalistes contre 50 députés constitutionnels. C’est la “Chambre introuvable”, selon l’expression de Louis XVIII lui-même. Certes, pas tous les Français n’ont voté. Seuls ceux qui paient plus de 300 francs d’impôts peuvent voter et ceux qui paient plus de 1 000 peuvent être élus. Il est d’autant moins certain que le monarque ait été satisfait par cette chambre, qu’il s’attacha dès le début à essayer de réconcilier les élites françaises en intégrant celles issues de l’Empire à celles “qui n’avaient rien appris, ni rien oublié”, comme étaient définis les tenants de l’Ancien Régime qu’ils espéraient voir restaurer.
Talleyrand est revenu de Vienne, Premier ministre de la France. Il l’est resté du 9 juillet au 26 septembre 1815. Connaissant l’ingratitude des princes mais se croyant indispensable, il ne pensait pas qu’il perdrait de sitôt la faveur de Louis XVIII. Ce dernier lui avait manifesté beaucoup de froideur lors de la Première Restauration au printemps 1814 et pour s’en débarrasser l’avait envoyé négocier à Vienne. Sa réussite n’était pas du goût du monarque. A ses allusions Talleyrand comprit qu’il ne resterait pas longtemps dans sa position. Le roi lui rappelait souvent les beautés de Valençay où il pourrait rétablir une santé fragile. Faisant semblant de ne pas comprendre, il s’entendit poser la question par le roi : “Il y a loin de Paris à Valençay ?” La réplique de Talleyrand fut superbe : “ Sire, il y a 20 lieus de plus que de Paris à Gand”. Tout était dit. Le 24 septembre, alors que Talleyrand disait au roi que selon lui personne ne pouvait former un ministère, il s’entend répondre par Louis XVIII, qui avait pris un air distrait : “Eh bien, je prendrai un nouveau ministère.” (Mémoires de Vitrolles dans Jean Orieux)
Le roi fit appel au duc de Richelieu, qui venait de rentrer de Russie où il avait servi brillamment Catherine II et ses successeurs. Talleyrand persifla : « Bon choix assurément, c'est l'homme en France qui connaît le mieux la Crimée ! ».
Le duc de Richelieu
Trois mois après le roi fit appel au bel Elie Decazes (1780-1860) duc de Glücksberg. Royaliste modéré, il bénéficiait non seulement de l’appui du monarque mais de son affection, au point que l’on se posait la question de savoir si le roi n’était pas amoureux de son ministre.
Dorothée était rentrée à Paris le 20 juillet 1815, accompagnée de son amant. Il y avait de la passion et de l’orgueil dans cette liaison. Amour du côté de Dorothée, fatuité du côté de Clam-Martinitz. Leur situation se compliqua encore par l’intervention d’Edmond de Talleyrand-Périgord, qui se souvenant qu’il était le mari, se jugea offensé et provoqua l’amant de sa femme en duel. Dans l’atmosphère délétère de l’époque, cela prête à sourire. Edmond reçut un grand coup de sabre à travers la figure. Le seul qui souffrait réellement de cette aventure était le prince de Talleyrand, qui en fait mourait de jalousie. Plus Dorothée s’attachait à Clam-Martinitz et plus Talleyrand aimait Dorothée. Le chancelier Pasquier, Madame de Boigne et Charles de Rémusat font chacun ce constat. Pour Pasquier “ à soixante ans passés, il a choisi pour se livrer à un sentiment dont l’ardeur l’a absorbé au point de ne lui laisser aucune liberté d’esprit.” Quand il crut que Dorothée allait le quitter “ il tomba dans abattement impossible à décrire aussi bien au physique qu’au moral.” Pour Madame de Boigne : “Monsieur de Talleyrand en perdit la tête”. Et pour Rémusat, un intime de Talleyrand, “ les tourments du désir et de la jalousie qui étaient cause que Monsieur de Talleyrand avait paru, dans les derniers mois, au-dessous de lui-même.” ( Cité par Jean Orieux) Talleyrand était un amant transi, fou de jalousie. Ce n’est pas l’image que l’on a de l’homme qui survécut à tous les régimes, dont il domina un grand nombre.
Dorothée est, malgré tout et sans contestation, la maîtresse de maison rue Saint-Florentin. La princesse de Talleyrand est partie pour Londres en mars 1815 et Talleyrand fait ce qu'il faut pour qu'elle y reste. L'hôtel est vaste. Dans l'aile sur la rue de Rivoli : les six pièces de l'appartement du prince à l'entresol, et les salons d'honneur au premier. Dorothée habitait avec ses enfants dans l'autre aile, de l'autre côté de la cour, au premier. La fille de Talleyrand, Charlotte, et son mari Alexandre, à l'entresol. Dès son arrivée, Dorothée est placée dans le tourbillon diplomatique. On annonce Wellington. Elle va à son avance, dans le salon de l'Aigle, au premier étage de l'hôtel, et l'accueille par un cri jailli du coeur : “ Mon sauveur..” Elle oubliait que c’était à Napoléon qu’elle devait sa position en France.
Mais elle est aussi à Milan fin 1815, début 1816, pour assister à l’entrée de l’empereur d’Autriche dans la ville nouvellement attribuée par le Congrès de Vienne. Sa mère et ses soeurs sont là. Clam-Martinitz aussi, au grand dam de Talleyrand, resté à Paris, avec la charge des enfants de Dorothée. A Vienne, Dorothée apprit de la bouche de sa soeur, Whilhelmine, duchesse de Sagan, que Clam-Martinitz la trompait. Le 19 janvier, Dorothée donna le bal qu’elle avait organisé et le 21, elle dit adieu à Vienne et à Clam-Martinitz.
Whilhelmine, duchesse de Sagan
Mais 1815 ne finit pas que sur une note d’échec pour le Prince de Talleyrand. Louis XVIII le nomma Grand Chambellan le 28 septembre, avec une rente de 100 000 francs par an. Le 8 novembre 1815, un décret du roi des Deux-Siciles, Ferdinand Ier, le créa duc de Dino, en échange de la principauté de Bénévent que lui avait donnée Napoléon Ier. Dino et Bénévent sont situés en Calabre. Dino est une petite île inhabitée de 50 hectares.
L'île de Dino
Peu importe la surface et la population, l’essentiel est dans le titre et la reconnaissance qui va avec. Le 31 août 1817, Louis XVIII le reconnaîtra comme un titre français, assorti d’une pairie héréditaire. Et le 2 décembre de la même année, le roi des Deux-Siciles autorisera la transmission du titre en faveur du neveu. Et c’est ainsi que la comtesse Edmond de Talleyrand-Périgord devint la duchesse de Dino, titre et nom sous lesquels elle sera immortalisée.
Dégagé de tout souci politique mais pas d’intérêt pour le politique, le nouveau duc de Dino se tient au courant de tout et n’hésite pas à griffer, surtout les Bourbons : “La nature a placé les yeux sur le front des gens pour qu’ils regardent en avant, mais les Bourbons les ont de l’autre côté et regardent en arrière.” Il s’était installé à Valençay où il avait entrepris de nouveaux aménagements. Dorothée l’y avait rejoint. Sa mère, la duchesse de Courlande, ayant oublié toute jalousie de la relation entre son amant et sa fille, était aussi de la partie. Elle était revenue de Silésie où Talleyrand lui avait écrit le 21 mai 1816 : “Je vais m’occuper de votre chambre, faire mettre le tapis, nettoyer toutes choses pour qu’au mois d’octobre vous soyez passablement bien…nous passerons, chère amie, notre vie dans les mêmes lieux, dans les mêmes occupations, dans toute la même manière de vivre. Je ne sais rien comparable au bonheur de passer ces jours avec vous…”
Talleyrand aimait son domaine de Valençay, véritable demeure royale. Vingt cinq appartements de maître, une galerie de soixante dix mètres, quatre hectares de toitures, une orangerie, des communs, et 19500 hectares de bois et de terre, qu’il visitait en calèche.
Attentifs à la vie des habitants du pays, lui et sa nièces étaient le modèle des châtelains. Il fonda une pharmacie gratuite, organisa des distributions de pain, de linge, d'argent. Mais l'œuvre la plus chère au prince et à sa nièce fut l’école des Filles, Maison de charité selon la terminologie de l'époque. Traversant la petite ville en voiture, le couple rendait tous les jours visite à l'école. Causer avec les Sœurs et les élèves était pour eux un plaisir. Après avoir veillé à l'achèvement de la chapelle de l'école, il l'embellit. Ce fut la chapelle Saint-Maurice, sous laquelle il aménagea une crypte pour recevoir la dépouille des siens. A Valençay, et grâce à sa nièce, le prince est d'abord un grand seigneur à l'écoute des plus humbles. Dorothée savait se dévouer aux autres, avec délicatesse et efficacité. Sa bonté naturelle était bien réelle, et elle sut aimer les habitants de Valençay.
La mère et la fille composèrent l’essentiel de la compagnie du prince. Trio improbable à nos yeux. Il les aime toutes les deux, de manière différente mais sincère. C’est du Marivaux. Dorothée et lui, dès lors ne se quittèrent plus. Peut-on appeler de l’amour l’admiration réciproque qu’ils éprouvaient ? Probablement oui. Il lui écrivit : “On peut avec vous sauter à pieds joints sur les idées intermédiaires. Votre esprit n’est jamais enrayé, c’est par là que vous avez cessé d’être allemande. Vous l’êtes restée dans toutes vos habitudes sauf celles de l’esprit…Convenez que nous aurions grand tort de nous passer l’un de l’autre car je perdrais mon mouvement et vous votre repos”. Pour Dorothée : “ Mon long commerce avec Monsieur de Talleyrand m’a rendue difficile pour celui de tout le reste du monde. Les esprits que je rencontre me semblent lents, diffus, arrêtés par de petits à-côtés”.
C’est dans cette rencontre de l’esprit que se trouve l’explication de leur relation extraordinaire dans tout les sens du terme. Elle est jeune, belle et riche. Il est un vieux beau en mauvaise santé, couvert de flanelle et de dentelles. On peut comprendre l’amour du barbon pour la belle. Le contraire est plus difficile. Mais la richesse de l’humanité réside peut-être dans cet incompréhensible. Peut-on en effet tout expliquer ?
Chaussure orthopédique de Talleyrand, conservée au château de Valençay
Voici comment est décrite l’action du seigneur de Valençay par les curateurs du château aujourd’hui : “Toujours actif et entreprenant, il s’occupe de son domaine, reçoit beaucoup d’amis, lit, écrit et pense. Celui qui a contribué à l’ascension de Napoléon Bonaparte puis à la Restauration des Bourbons, qui a sauvé la France d’une débâcle assurée au Congrès de Vienne est toujours habité par une idée dont il avait déjà tenté de convaincre Louis XVI. Une idée opposée à la volonté de domination et de conquête de l’Empereur. A la tentation absolutiste du roi et de ses zélateurs aveugles au présent comme à l’avenir. Cette idée qui prône l’instauration d’une monarchie constitutionnelle et parlementaire, à l’exemple de l’Angleterre, n’a pas séduit les chefs d’Etat qui ont eu recours à ses services. En revanche, les aspirations à la liberté, la justice et la prospérité qui lui sont liées, déjà présentes chez des philosophes favoris de Talleyrand tels que Montesquieu et Voltaire, trouvent un terrain propice à un début d’application dans le vaste domaine de Valençay. En 1825, le préfet de l’Indre écrit à son ministre : « Il n’y a ni mendiant ni individu absolument nécessiteux à Valençay parce que monsieur le prince de Talleyrand a établi des ateliers où il y a du travail pour tous les âges. » Talleyrand a aussi répandu des secours en tous genres. Bureau de bienfaisance, maison de charité où des sœurs instruisent des petites filles, portent secours aux malades. Fait don d’un terrain pour construire une mairie, une justice de paix, une école de garçons …” C’est un bel hommage qui lui est rendu et Dorothée y a certainement sa part.
Les vies de Charles-Maurice et de Dorothée vont désormais être unies mais connaître des aléas. A Valençay, toutefois, il n’y a pas de nuages. Pour George Sand : "Ce lieu est un des plus beau de la terre et aucun ne possède un parc plus pittoresque, des arbres d'une végétation plus haute, des gazons d'un plus beau vert et ondulés sur des mouvements de terrain plus gracieux". Pour le baron de Barante, pair de France : "Me voici dans ce grand château où tout est magnifiquement hospitalier, où règne une richesse aristocratiquement dépensée, dont il n'y a plus ou il n'y a pas encore un autre exemple en France. C'est un parc de trois cents arpents avec des troupeaux de daims et de chevreuils. Ce sont de vastes forêts percées comme le bois de Boulogne. Ce sont des chasses, des chevaux, des calèches au service des hôtes. C'est ensuite une population de commensaux, médecin, aumônier, précepteur, musiciens, gens d'affaires, puis un mobilier très riche, des marbres, des tableaux, des gravures, une bibliothèques de dix mille volumes". Parlant de Talleyrand : "Ce lieu lui plaît ; il le montre avec complaisance... Quand à Mme de Dino, elle semble aussi fort contente de son séjour ici ; elle monte beaucoup à cheval, court la chasse et emploie son activité en mouvement"
Qui sont les commensaux de ce domaine, qui ressemble à une des principautés de l’Europe orientale, dans lesquelles Dorothée avait passé son enfance. Pour les aristocrates, on y rencontre les ducs de Noailles, Choiseul-Gouffier, Decazes, d'Esclignac, le prince de Laval, les barons de Montmorency et Montrond, Mme de Coigny, Prosper de Barante, Mr de Sainte-Aulaire, Mme de Saint-Aldegonde, le duc d’Orléans, la princesse de Lieven et bien d’autres. Du monde politique, il y a Thiers, Mignet, Royer-Collard, comme une opposition au régime en place.
Le cabinet de travail de Talleyrand