05/10/2020

Les amants de Vienne 2/2


Dorothée en 1815 par Gérard

Si on dansait beaucoup au Congrès de Vienne, on y couchait aussi beaucoup. Les rapports de la police impériale en témoignent. On fouillait les corbeilles à papier, les cendres dans les cheminée et voire les pots de chambre. La police, sous l’ordre directe de l’empereur François qui se plait à lire rapports et commérages, est la première à agir mais elle n’est pas seule. Des grands noms, comme Palffy, Fürstenberg  ou Esterhazy sont de la partie. 

Il est presque impossible de déterminer les relations des uns avec les autres, tant leurs lits étaient ouverts à qui voulait bien y entrer. La vertueuse Autriche, avec à sa tête le très digne empereur François qui se maria quatre fois, par peur du pécher, avait pour capitale un lupanar dont son chancelier était le maître.

Dorothée au sein de ce bordel commença avec une attitude particulière, très différente de celle de sa soeur aînée. Elle semblait fidèle à celui qui était devenu son amant, tout en étant l’oncle de son mari et ayant quarante ans de plus qu’elle. On ne sait pas à quel moment elle devint sa maîtresse. mais on sait que dès leur arrivée à Vienne, ils reçurent ensemble, assis côte-à-côte, sur le canapé du grand salon du Palais Kaunitz les personnages les plus titrés d’Europe.  

Talleyrand en 1815 

Talleyrand avait grande allure, impeccablement mis, cheveux poudrés, bas de soie noire, escarpins à talons rouges et boucles de diamants, plaques et croix  en diamants, la Toison d’Or en sautoir. Dorothée était d’une élégance remarquable, vêtue par Leroi de Paris, couverte des bijoux somptueux que lui avait donnés sa mère, et surtout d’une beauté encore sombre et mystérieuse. Leurs entrées dans les salons et salles de bals des magnifiques palais baroques de l’aristocratie autrichienne étaient inoubliables. On faisait la haie pour les regarder et les laisser passer. Ils étaient, de fait, le roi et la reine du Congrès. Autour d’eux flottait aussi un parfum de scandale. 

Le dimanche 2 octobre au grand bal de l’Impératrice, on note « Dans toutes ces fêtes-là, les femmes qui sont le plus remarquées par leur luxe et leur élégance, sont la duchesse de Sagan et sa plus jeune sœur ». A une grande fête militaire : empereurs, rois, archiducs, princes d'Allemagne à cheval. Dans les voitures de gala : impératrices, reines, grandes-duchesses, archiduchesses,  et “tout ce que Vienne contient d'illustre en ce moment, toutes les Courlande”, écrit le prince Maurice de Liechtenstein. 

Enivrée de ses succès éclatants, Dorothée finit par suivre l’exemple de ses soeurs en prêtant attention à de beaux cavaliers. D'après la police, elle fut la maîtresse du prince Trauttmansdorff, grand écuyer de l'empereur d'Autriche. Puis elle tomba amoureuse, sérieusement amoureuse, d'un élégant colonel autrichien, le comte Clam-Martinitz, 22 ans, attaché à l’état-major du prince Schwartzenberg, généralissime des armées autrichiennes. Ils furent amants en décembre.  


Comte Clam-Martinitz

Mais Dorothée avait aussi des passades et des amants de passage, à peine entrevus. Cela était très douloureux pour le prince de Talleyrand, car au fur et à mesure que se déroulait le congrès, il sentait grandir son amour pour Dorothée. Plus il voulait garder Dorothée, moins il n'osait rien entreprendre qui puisse l’indisposer. Il avait compris qu’elle n’était pas différente de sa mère et de ses soeurs en matière de galanterie et d’appétit sexuel. On n’a pas vraiment la certitude que Charles-Maurice et Dorothée aient été amants. Pour la police autrichienne, comme pour la police française, c’est oui. Le doute réside peut-être dans le fait que l’on a du mal à s’imaginer la belle Dorothée, âgée de 20 ans, dans les bras du vieux beau boiteux, âgé de 60ans. 

Que s’est-il passé chez elle pour subitement changer d’attitude et abandonner la sagesse et la vertu, vantée par Napoléon, de la comtesse Edmond de Talleyrand-Périgord ? Il est probable qu’elle n’ait appris du prince Adam  Czartoryski les manœuvres de sa mère pour la détacher de lui et la marier à Edmond. Contrairement à ce que lui avait dit l’abbé Piattoli, la vieille princesse Czartoryska, mère d’Adam, ne voyait aucun inconvénient au mariage de son fils avec elle. Dorothée était arrivée à Vienne meurtrie par un mariage raté et la perte de sa fille. Elle y apprenait la trahison de sa mère et la destruction de son amour de jeunesse par la volonté de cette dernière. Dorothée perdit ses illusions et séduite par son oncle, envoûtée par l’atmosphère amoureuse du Congrès, elle entra dans la galanterie. Elle aurait pu entrer au couvent mais sa destinée était de briller. 

La duchesse de Courlande est fière des succès de sa fille. Elle écrit le 31 octobre « Elle plaît ici et s'amuse. Son succès est général. D'être jolie n'y nuit pas, et elle est fort à son avantage, sa santé est bonne » et « Dorothée ne s'en plaît pas moins à Vienne où tout le monde la trouve à merveille. Elle se plaît généralement »  Sa fille lui avait probablement pardonné et leurs rapports furent excellents. 

Dorothée de Courlande  par Nicholas Henri Jacob 

Talleyrand aussi est fier des succès de sa nièce, pupille et probablement maîtresse. “Toute votre tendresse et tout votre orgueil maternel, Chère Amie, écrit-il à la duchesse, auraient été bien en jouissance avant-hier à une redoute où vos deux filles étaient certainement ce qu'il y avait de plus distingué et de plus élégant”. Et, parlant de Dorothée : “Notre enfant a ici un grand succès, elle réussit auprès de tous les âges.” Il semble bien qu’il y ait une véritable confusion de tous les genres. Talleyrand parle à son ancienne maîtresse de sa fille, qui est aussi probablement la sienne, en écrivant “Notre enfant.” 

Lorsque la duchesse de Courlande est arrivée à Vienne, elle s’est installée naturellement au Palais Kaunitz. Après tout, Talleyrand n’était-il pas son amant ? Mais elle prit rapidement conscience que son amant était aussi celui de sa fille et de plus en était très amoureux. Mais celle-ci avait aussi des amants. Il est probable que le trio eut une explication. La duchesse quitta le palais Kaunitz pour s’installer chez Whilhelmine au Palais Palm, où la situation était étrange. Whilhelmine de Sagan habitait l’aile droite du palais et la princesse Catherine Bagration (1783-1857), sa rivale dans le coeur et dans le lit de Metternich, l’aile gauche. Tous les matins à 11 heures, Metternich venait voir Whilhelmine pour ouvrir son coeur et lui faire des confidences, y compris de secrets d’état, et ce pour le plus grand profit de Talleyrand, informé par Dorothée de ces “bavardages”. 

Princesse Bagration en 1820 par Isabey

La princesse Bagration, furieuse de voir sa rivale ainsi préférée, se vengea en prenant Alexandre Ier comme amant, pour lequel, elle n’était qu’une parmi tant d’autres. La belle Bagration augmenta alors sa collection d’amants, le grand-duc Constantin, frère du tsar, le duc de Cobourg, les princes royaux de Bavière et de Wurtemberg, une belle brochette d’altesses.

Le “Retour de l’Aigle” mit fin à cette débauche de moeurs et de luxe. Le bilan du Congrès de Vienne est, dans son ensemble, positif pour la France, grâce à l’habileté de Talleyrand et au charme de Dorothée. Elle n’a pas été rayée de la carte de l’Europe, personne n’y ayant par ailleurs intérêt, les Bourbons ont été confirmés sur leur trône. Cent jours vont mettre tout cela en péril mais le 18 juin 1815, à Waterloo, l’Europe des princes, après avoir cessé de respirer, souffla à nouveau.

Il est probable que le retour de Napoléon accéléra la signature de l’acte final du Congrès, le 8 juin 1815. Les résultats les plus importants sont pour la Russie l’attribution du royaume de Pologne, pour la Prusse la Poméranie suédoise, la Saxe du nord et surtout la Westphalie et la plus grande partie de la Rhénanie. L'Autriche reçoit la Lombardie et la Vénétie, la côte adriatique (Illyrie et Dalmatie), le Tyrol et Salzbourg. La Confédération germanique est composée de 39 états au lieu des 350 du Saint-Empire. 

L’Italie, “un concept géographique” selon Metternich, n'est plus divisée qu'en sept États. L’Espagne retrouve les Bourbons, le Portugal les Bragance mais leurs empires coloniaux se désagrègent. Le Danemark perd la Norvège au profit de la Suède. L'Angleterre s'assure des bases stratégiques : Malte en Méditerranée, Heligoland dans la mer Baltique, Le Cap à la pointe de l'Afrique. Elle s'enrichit de quelques îles à épices enlevées aux Hollandais et aux Français.


L’Europe après le Congrès de Vienne

À ces tractations territoriales, l'Acte final du Congrès de Vienne ajoute quelques proclamations de principe importantes : libre circulation sur les fleuves internationaux que sont le Rhin et la Meuse, condamnation de la traite des Noirs.

Les résultats du Congrès sont loin d’être négligeables et ils dureront sous le nom de “Sainte Alliance” jusqu’en 1848 qui verra “le printemps des peuples”. Le principe des nationalités, hérité de la révolution française prendre le pas sur l’Europe des rois.

Pour Dorothée, le Congrès de Vienne a scellé sa destinée. ”Vienne ! Toute ma destinée est dans ce mot. C'est ici que ma vie dévouée à M. de Talleyrand a commencé, que s'est formée cette association singulière, unique, qui n'a pu se rompre que par la mort. C'est à Vienne que j'ai débuté dans cette célébrité fâcheuse, quoique enivrante, qui me persécute bien plus qu'elle ne me flatte. Je me suis prodigieusement amusée ici, j'ai abondamment pleuré ; ma vie s'y est compliquée, j'y suis entrée dans les orages qui ont si longtemps grondé autour de moi. De tout ce qui m'a tourné la tête, égarée, exaltée, il ne me reste plus personne ; les jeunes, les vieux, les hommes, les femmes, tout a disparu autour de moi". 

La comtesse Edmond de Talleyrand-Périgord allait bientôt devenir duchesse de Dino.


Talleyrand arborant la Toison d'Or 


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