16/01/2021

L'apothéose de Dorothée 2/2

 

Caricature de la duchesse de Dino et du prince de Talleyrand à Londres

Pendant de longues années, Dorothée avait souffert de l'ostracisme qui frappait le prince, tenu par la branche aînée des Bourbons à l'écart du pouvoir. Maintenant ses rêves les plus chers prenaient corps. Tant de luttes, d'intrigues, de stratégies et de tactiques compliquées, de compromissions même que, dans son for intérieur, elle devait déplorer, produisaient enfin leurs fruits. Elle arrivait à Londres avec une âme de triomphatrice, dans une euphorie et une exaltation conquérantes, car il lui fallait défendre la place si âprement acquise. 

Princesse de Lieven ( 1785-1857) par Claude Marie Dubufe

Elle avait retrouvé son monde de Vienne, le prince Esterhazy, ambassadeur d’Autriche, le baron von Bülow, ambassadeur de Prusse et d’autres. Bien sûr la princesse de Lieven, maîtresse de Metternich qu’elle partageait avec la soeur de Dorothée, Whilhelmine du temps du Congrès, était de son entourage. La princesse de Lieven dont le mari était ambassadeur à Londres depuis 1812 fut une des grandes figures du monde diplomatique européen. Elle fut liée à Dorothée, sans jamais vraiment en être l’amie. La duchesse de Dino fréquentait chez lord et lady Holland, lady Jersey, lady Stafford, la duchesse de Cumberland, née princesse Frédérique de Mecklembourg-Strelitz, belle-soeur du roi et future reine de Hanovre, et tant d’autres. 

La reine d'Angleterre par William Beechey

Elle était reçue par la reine, née Adélaïde de Saxe-Meiningen ; à Brighton  quand la Reine y séjournait ; à Windsor d'où la souveraine la menait aux courses d'Ascot. « J'ai été à Brighton passer quelques jours chez la Reine qui me traite avec beaucoup de bonté ainsi que la duchesse de Cumberland et la duchesse de Kent. Toutes ces princesses sont allemandes et c'est un grand bien en pays étranger d'avoir des souvenirs et une langue d'enfance en commun. » 

La reine, qui était aimée du peuple anglais pour sa piété et sa modestie, était une femme de vertu qui refusait de recevoir à sa cour les femmes de réputation douteuse. Et pourtant, elle reçut, et fort bien, la sulfureuse duchesse de Dino, qui écrit « Je suis reçue avec une bonté parfaite et M. de Talleyrand l'est au gré de mes désirs. Je ne me plains que d'un peu trop d'empressement dans le public. Chaque matin les journaux vous relatent et cette évidence de détail me paraît une vraie calamité. M. de Talleyrand s'en arrange très bien. »

Selon madame de Boigne, Londres permettait aussi un éloignement d’Adolphe Piscatory, l’amant moins aimé désormais. L’ambassadeur de France à Londres ne pouvait se contenter de sa seule nièce pour traiter les affaires courantes et extraordinaires. Il lui fallait du personnel supplémentaire. Le 25 novembre 1830, un nouveau secrétaire de vingt neuf  ans arriva à l'ambassade. Il se nommait Adolphe de Bacourt qui plut à Talleyrand pour qui il devint vite le collaborateur de prédilection.  Né en 1801, il avait été en poste à Stockholm en 1822, puis à La Haye.  “Je connais peu de gens dont l'esprit puisse être comparé à celui de M. de Bacourt et je n'en ai jamais rencontré de plus honnête” dira de lui Talleyrand. Mais il n’est pas qu’un jeune secrétaire d’ambassade de 30 ans, doué et dévoué, il est aussi un jeune homme svelte, distingué, élégant, d’une grande politesse, sans aucune obséquiosité. La duchesse de Dino ne mit pas longtemps à remarquer ses qualités, car ils travaillaient ensemble. Elle sut l’apprécier et il ne fut pas insensible au charme de cette grande dame. Dorothée était belle, dans sa maturité, elle était intelligente et cultivée. Elle représentait aussi ce grand monde aristocratique et princier, fait de grandes manières et de désinvolture. De l’admiration mutuelle à l’amour, il n’y eut qu’un pas, facilement franchi. Adolphe de Bacourt et la duchesse se connaissaient avant sa venue à Londres mais elle ne l’avait sans doute pas regardé avance autant d’intérêt.

Adolphe de Bacourt (1801-1865)

Selon Charles de Rémusat, « Dorothée de Courlande avait alors trente-neuf ans, et était encore dans presque tout l'éclat de sa beauté, qui n'avait jamais eu celui de la jeunesse. Elle était d'une taille moyenne mais élégante, et son port et sa démarche avaient une dignité gracieuse qui la faisait paraître plus grande qu'elle ne l'était en effet. Elle était maigre, et son teint légèrement foncé et maladif avait toujours besoin d'un peu de rouge. Les traits étaient beaux, sans une parfaite régularité. Le plus saillant était, un nez d'oiseau de proie, mais délicat et comme ciselé avec finesse. Sa bouche, aux lèvres un peu épaisses, mais expressives, laissait sortir, à travers de belles dents blanches, une parole embarrassée, que ne déparait pas un léger défaut de prononciation. Mais ce qui illuminait son visage, un peu petit et terminé en pointe, c'étaient, au-dessous d'un large front, cerné de cheveux d'un noir de jais, d'incomparables yeux d'un gris bleu, armés de longs cils, entourés d'une teinte bistrée, et dont le regard enflammé et caressant avait toutes les expressions. Elle les clignait un peu, sa vue étant assez basse, et elle en augmentait ainsi la douceur, et cependant la vivacité en était telle que, lorsqu'on l'avait perdue de vue, on aurait juré qu'elle avait de grands yeux noirs comme du charbon. La séduction de sa bouche et de ses yeux était extrême, sans autre défaut que de trop ressembler à une séduction. Elle était toujours assez parée, le fard relevant ses regards. » ( Dans Louis J. Arrigon 1949 Revue des Deux Mondes)


La duchesse de Dino

Il est difficile de savoir quand Talleyrand réalisa ce qui se passait dans sa maison. En avril 1831, Adolphe fut cloué au lit et Dorothée se transforma en infirmière dévouée. En fût-il informé et jaloux ? Probablement. 


Lettre de Dorothée à Madame Adélaïde, envoyée de Londres

Le 15 novembre 1831 était signé le traité définitif relatif à la Belgique.  Le 29 novembre insulté à la chambre de Lords, Talleyrand, se vit défendu dans un vibrant hommage par le duc de Wellington : “ Il n’a pas existé d’hommes dont le caractère privé eût été plus honteusement diffamé  et le caractère public plus méconnu et plus faussement représenté que le caractère public et privé du prince de Talleyrand.” Talleyrand répondit : “J’en suis d’autant plus reconnaissant à Mr le duc que c’est le seul homme d’état dans le monde qui ait jamais dit que du bien de moi.”

Outre la création du royaume de Belgique, le grand succès de l’ambassade à Londres fut de poser les bases de ce qui sera l’Entente Cordiale. “ Une alliance intime entre la France et l’Angleterre a été au début et à la fin de ma carrière politique mon vœu le plus cher, convaincu, comme je le suis, que la paix du monde, l’affermissement des idées libérales et le progrès de la civilisation ne peuvent que reposer sur cette base.” Mme de Boigne constate cette réussite exceptionnelle dans ses mémoires : "L'attitude prise par M. de Talleyrand à Londres avait tout de suite placé le nouveau trône très haut dans l'échelle diplomatique. Tous les collègues de M. de Talleyrand en Angleterre le connaissaient d'ancienne date. Il tenait une très grande maison dont la duchesse de Dino faisait parfaitement les honneurs ; ils avaient, l'un et l'autre, réussi à se mettre en tête de tout ce qui menait la mode". 

Le 30 juin 1832, Dorothée et lui reviennent en France, à la suite de sa demande de congé, probablement pour éloigne Dorothée de Bacourt. Ils passent l’été dans des villégiatures différentes, lui à Bourbon-l’Archambaud, elle à Bade. « La société de Mme la Grande Duchesse avec laquelle je suis fort liée depuis des années ; quelques Allemands, et deux ou trois autres personnes sans couleur tranchée, suffisent fort à mes devoirs sociaux qui, pour une personne qui commence sa journée à six heures et la finit à six, ne sont pas très impérieux. » La grande-duchesse n’est autre que Stéphanie de Beauharnais, princesse impériale de France, mariée à Bade par la volonté de l’empereur. Dorothée rétablit sa santé en compagnie du milieu de sa jeunesse, celui des principautés allemandes. Ils se retrouvent enfin à Rochecotte “où l’air est si pur”. 

Le Boiteux guidant l'Aveugle - Talleyrand et Lord Palmerston, caricature de 1832

A leur retour en Angleterre, ils ne trouvent pas le même accueil qu’à leur arrivée. Leur situation mondaine est inchangée mais la situation politique du pays y est tendue, suite à la réforme électorale.  Début 1833, ils reçoivent Prosper Mérimée qui écrivit plus tard à propos de Talleyrand : “ Il m’a gracieuseté beaucoup…C’est un gros paquet de flanelle enveloppé d’un habit bleu et surmonté d’une tête de mort recouverte de parchemin…” Il recueillit de la bouche du prince à qui il demandait si la Révolution avait produit de bons ou de mauvais effet sur le peuple français : “On avait de la débauche avant la Révolution mais on avait de la grâce. On était coquin mais on avait de l’esprit. Maintenant on est débauché grossièrement et coquin platement.” Puis en septembre c’est au tour de Thiers, un grand ami de la duchesse, de venir les voir. 

Mais la mort rodait au tour du prince. Sa grande amie, la princesse de Vaudémont meurt le 1er janvier 1833. “Je perdais une amie avec laquelle j’étais lié depuis cinquante ans.” Puis c’est autour du prince de Dalberg de mourir.

Talleyrand demande un nouveau congé pour raison de santé et pour la nécessité de s’occuper de ses affaires. La réalité est que l’atmosphère est très tendue à l’ambassade. La jalousie du vieux barbon est patente. Il accable son secrétaire, Bacourt, de sarcasmes. Il fallait partir et c’est à Valençay qu’ils se réfugièrent. L a princesse de Lieven donna un dîner d'adieu à Talleyrand et à la duchesse ; ils y parurent avec une figure bouleversée. « Je dois vous faire part, écrivait la princesse à lord Grey, de la tragique manière dont lui (Talleyrand) et Mme de Dino prennent tous les deux leur départ. » On peut aisément imaginer Dorothée triste de quitter son amant et Talleyrand peu fier de lui.

L’amant éloigné, la jalousie se fait moins pressante. Il ne sait probablement pas que lorsque Bacourt écrit à Dorothée, il l’appelle “mon ange, ma jolie pie borgne” et qu’il lui déclare “Je vous avoue que c'est cette idée qui m'inspire une telle déplaisance de rentrer sous le joug de la mauvaise humeur de M. de Talleyrand. Vous avez  beau me le dépeindre comme étant devenu un mouton et d'ailleurs il y a entre nous un fossé qui ne peut se combler. Je puis lui pardonner les torts qu'il a eus à mon égard, les mettre sur le compte de son âge, de sa santé, des affaires, mais je n'en ai pas moins pris la détermination de vivre ici de clerc à maître et de ne jamais redevenir pour lui ce que j' ai été…Une fois hors des affaires et placés tous les deux sur un terrain neutre, les positions changent et nous pouvons très bien vivre en paix. Aussi je ne  veux pas que vous m'accusiez, mon amie, de chercher à placer une barrière insurmontable à notre réunion… J'abonde encore bien davantage dans Votre opinion sur la nécessité, pour les gens qui s'aiment, de fuir le monde et de choisir un petit coin bien caché." L’amour de Bacourt pour Dorothée peut aussi déranger Talleyrand sur un point de vue religieux. Dorothée, convertie au catholicisme, n’avait jamais été une fervente paroissienne. Adolphe la remet sur le chemin de la foi. Et Dorothée de dire : “Il est plaisant d'être aimée par des âmes chrétiennes car elles ont une fidélité qui n'appartiennent qu'à elles.” Le voltairien qu’a été Talleyrand jusqu’à la fin n’appréciait sans doute pas cette conversion. 

1834 voit un évènement heureux, au mois de mars, Pauline, la “minette” du prince fait sa première communion à Londres et lui demande sa bénédiction. 

Mais il va falloir quitter Londres et bientôt la vie. “La pâleur livide, la lèvre inférieure pendait, ses épaules se courbaient en avant; sa claudication était si forte qu’à chaque pas, le corps oscillait de droite à gauche comme s’il avait tomber.” Tel était le prince en 1833. Ils quittèrent Londres le 18 août 1834. Le retour à Paris ne fut pas triomphal. Ils n’avaient pas perdu l’amitié et la faveur du roi et de sa soeur. La famille royale les reçoit à dîner le 11 décembre 1834. Mais le public était monté contre lui. Chateaubriand écrivit : “Sa momie avant de descendre à la crypte a été exposée un moment à Londres comme représentant de la royauté-cadavre qui nous régit.” Il oublie que la France doit beaucoup à cet homme complexe aux mille faces qui a su la préserver et qu’il fut un diplomate bien plus brillant que le vicomte.

Pour Dorothée, Londres fut le grand moment de sa vie.  "Ces quatre années m'ont placées dans un autre cadre, offert un nouveau point de départ, dirigée vers une nouvelle série d'idées ; elles ont modifié le jugement du monde sur moi. Ce que je dois à l'Angleterre ne me quittera plus, j'espère, et traversera, avec moi, le reste de ma vie" 

Valençay fut leur refuge. Ils y menaient la vie un peu ennuyeuse des châtelains, remplie toutefois d’obligations, et entrecoupée de visites. 


Valençay

 

Bureau de Talleyrand à Valençay

PhotIls en eurent deux qui ne leur ont pas laissé d’impression favorable. George Sand vint presque en catimini et écrivit ensuite un article affreux sur le couple. Balzac vint le 28 novembre 1836. “M. de Balzac, qui est un tourangeau, est venu dans la contrée pour y acheter une petite propriété…Malheureusement il faisait un temps horrible, ce qui m’a obligée à le retenir à dîner. J’ai été polie mais très réservée. Je crains horriblement tous les publicistes, gens de lettres, faiseurs d’articles; j’ai tourné ma langue sept fois dans ma bouche avant de proférer un mot, et j’ai été ravie quand il est parti. D’ailleurs, il ne m’a pas plu. Il est vulgaire de figure, de ton, et je crois, de sentiments; sans doute, il a de l’esprit, mais il est sans verve ni facilité dans la conversation. Il est même très lourd; il nous a examinés et observés de la manière la plus minutieuse, M. de Talleyrand et moi.” ( Mémoires de la duchesse de Dino)  La  duchesse préfère, et de loin, les hommes politiques aux écrivains. Du côté de Balzac, la sympathie ne fut pas plus grande. Il s’inspire d’elle pour un de ses personnages, la marquise d’Espard, femme procédurière, aux nombreux amants, qui avoue n’avoir jamais rencontré l’amour véritable. Dorothée se reconnut-elle dans ce personnages ? On ne le sait pas. De Talleyrand Balzac, écrivit : “certain prince qui n’est manchot que du pied, que je regarde comme un politique de génie et dont le nom grandira dans l’histoire…un homme qui se vante de ne jamais changer d’opinion, est un homme qui se charge d’aller toujours en ligne droite, un niais qui croit en l’infaillibilité…l’homme supérieur épouse les événements pour les conduire…” Talleyrand fut flatté par ce portrait si vrai de l’homme d’état qu’il avait été.

Bacourt était encore dans la vie de Dorothée l’amant et peut-être plus encore l’ami. Il le restera jusqu’à sa mort. Elle obtint en septembre 1835 sa nomination d'ambassadeur à Carlsruhe. Il resta en poste dans le grand duché de Bade durant quatre années, parsemées de séjours rue Saint-Florentin et de cures à Bade. 

Le grand moment approchant, il fallait rappeler au prince de Talleyrand qu’il avait été évêque d’Autun, qu’il avait transgressé les lois de l’Eglise et qu’il lui fallait le reconnaitre pour pouvoir quitter ce monde avec l’apparat du cérémonial religieux, à défaut de la sincérité.



La princesse de Talleyrand en 1810, par Isabey

Il a été précédé dans ce grand moment par la princesse de Talleyrand qui mourut le 10 décembre 1835. Après avoir eu une vie dissipée, elle était tombée dans la dévotion et fit une fin exemplaire, administrée par Mgr de Quelen, archevêque de Paris. L’oraison funèbre de son mari fut lapidaire : “Cela simplifie beaucoup ma position”. Elle eût de belles funérailles familiales, le deuil étant conduit par les neveux de Talleyrand. 

La duchesse de Broglie, fille de Madame de Staël, lorsque l’on vanta devant elle le grand savoir-vivre du prince, répondait : “C’est qu’il lui faudrait maintenant, c’est de savoir mourir”. Et il s’y appliqua.

L’image que la rétractation devait permettre d’oublier

Une conspiration s’organisa autour de lui, menée par la duchesse de Dino et sa fille Pauline. Veuf, Talleyrand ne pouvait plus être en conflit avec l’Eglise. Mais il avait défié le pape au moment de son mariage. Il lui fallait se repentir, c’est du moins ce que pensait son entourage, Dorothée en tête. Bacourt l’avait ramenée au sein de l’Eglise, sa mission à elle était d’y ramener son toujours sulfureux oncle, amant, ami. Le risque était aussi socialement grand. Pas de rétraction, pas d’obsèques religieuses ! Mgr de Quelen retransmit les consignes de Rome. 

Gravure de Talleyrand à 79 ans avec sa signature

L’abbé Dupanloup, futur grand personnage de la France catholique, fut appelé à essayer de le convaincre. Devant l’abomination que représentait Talleyrand pour l’abbé, il refusa dans un premier temps, puis se laissa convaincre. Il relata son entretien : “Le prince me reçut avec une extrême bienveillance…de son fauteuil monumental, il dominait si absolument et si poliment toutefois tout ce qui l’entourait de son regard élevé, de sa parole brève, rare, spirituelle et si accentuée. Je ne sache pas que les rois soient plus rois dans leur intérieur que Mr de Talleyrand ne le paraissait dans son salon.” Dans son admiration, Dupanloup séduit par le Diable, écrivit aussi : “ C’est une chose que j’ignorais et qu’on ignore, généralement, c’est que Mr le prince de Talleyrand était vénéré et chéri de tout ce qui l’approchait. Et comme cette vénération et cette tendresse lui ont été fidèles pendant toute sa vie presque séculaire, il faut bien , me disais-je, que ceux qui en ont dit tant de mal et jamais de bien aient eu un peu tort et n’aient pas tout vue.” Talleyrand jugea Dupanloup : “ Votre abbé me plait, il sait vivre.” Il ne pouvait faire plus beau compliment. Savoir vivre, ce n’était uniquement des manières, mais un esprit qu’avait si bien incarné le prince.

Le 28 mars 1838, son frère Archambaud mourut. Edmond et Dorothée devenaient duc et duchesse de Talleyrand. 

Le 15 mai Dupanloup apporta la lettre de rétractation préparée par l’archevêque de Paris. Il ne la signa pas.

Le dilemme pour Talleyrand était le suivant. Sa rétractation n’avait de sens que pour éviter à sa famille la honte d’obsèques civiles, mais elle ne devait être qu’in extremis car il se refusait à entendre les sarcasmes de la société. 

Pauline fut l’ultime ambassadeur auprès de celui qui était certainement son père. Il lui promit de signer et il signa à l’heure qu’il avait choisie, entre cinq et six heures. A 4 heures du matin étaient réunis Dorothée, duchesse de Talleyrand, l’abbé Dupanloup et les témoins choisis pour assister à la signature, le prince de Poix, le comte de Saint-Aulaire, ambassadeur à Vienne, le baron de Barante, ambassadeur à Saint-Petersbourg, Royer-Collard, symbole de la vertu, et le comte Molé, président du conseil. A 6 heures, Dorothée lui lut la lettre de rétraction : “…Dispensé plus tard par le vénérable Pie VII de l’exercice des fonctions ecclésiastiques, j’ai recherché dans ma longue carrière politique les occasions de rendre à la religion et à beaucoup de membres honorables du clergé catholique tous les services qui étaient en mon pouvoir. Jamais je n’ai cessé de me regarder comme un enfant de l’Eglise. Je déplore de nouveau les actes de ma vie qui l’ont contrastée, et mes derniers voeux seront pour elle et pour son chef suprême”. Il n’avait été d’église que par obligation : “ toute ma jeunesse a été conduite vers une profession pour laquelle je n’ai été pas né.”

A 8 heures le roi Louis-Philippe et Madame Adélaïde arrivèrent en dernier hommage à celui qu’ils avaient aimé et admiré. Puis ce fut la confession reçue, avec une grande émotion, par l’abbé Dupanloup. 

Le prince de Talleyrand mourut le 17 mai 1838 à 3h 35 de l’après-midi, en serrant la main de Bacourt, devant Dorothée, Pauline, sa famille et ses amis récitant la prière des agonisants. 

Royard-Collard écrira : “J’ai vu M. de Talleyrand malade, je l'ai vu mourir, je l'ai vu mort ; ce grand spectacle sera longtemps devant mes yeux. Mme de Dino a été admirable. M. de Talleyrand est mort chrétiennement, ayant satisfait à l’Eglise et reçu les sacrements. C'est le dernier cèdre du Liban, et c’est aussi le dernier type de ce savoir vivre qui était propre aux grands seigneurs gens d'esprit" 

Les obsèques eurent lieu 22 mai à 11 heures en l’église de l’Assomption. Elles furent splendides. Toute France officielle était. La bienséance fit que Dorothée ne put y assister. La famille royale avait envoyé six carrosses pour suivre le convoi. Les duc de Valençay et de Dino, ses petit-neveux, fils de Dorothée, reçurent les condoléances. Il reposera ensuite dans la crypte de Valençay. Toute la population était là pour accueillir la dépouille de leur bienfaiteur. 

La duchesse de Talleyrand, toujours mariée, était veuve de l’homme qu’elle avait accompagné et aimé pendant plus de vingt ans. Elle était désormais libre de ce lien étrange qui a suscité tant de commentaires et d’incompréhension. La question reste encore sans réponse. Riche, jeune, belle, Dorothée de Biron, princesse de Courlande, avait consacré, sans rien ne l’y obligeât, les plus belles années de sa jeunesse à un  homme qui devait avoir bien de charme pour l’avoir retenue ainsi. 

La tombe de Talleyrand à Valençay






04/12/2020

L'apothéose de Dorothée 1/2

 


La duchesse de Courlande à la fin de sa vie


La décennie était achevée. La duchesse de Courlande, amie de cœur et amante de corps du prince de Talleyrand, mère de la duchesse de Dino, s’était éteinte le 20 août 1821 dans son château de Lobichaü. Talleyrand écrit à son ami le prince de Dalberg, le 1er novembre: “J'aurais été bien fâché, mon cher Dalberg, de ne pas recevoir une marque d'amitié de vous, au moment où j'éprouve la plus grande peine de ma vie, je vous remercie de votre lettre, je n'aurais jamais porté mon esprit sur l'idée que je survivrais à cette pauvre duchesse : j'espérais qu'elle me fermerait les yeux. C'était un ange de douceur et de bonté: je la regretterai jusqu'à ma dernière heure”

Elle aurait aimé être la marraine de sa petite-fille Pauline, mais cela lui fut refusé par l’église catholique car la duchesse était protestante. Il n’est pas certain que Dorothée ait beaucoup regretté une mère avec laquelle elle avait été en conflit, qui l’avait mariée, malgré elle, et était sa rivale dans le coeur de Talleyrand. 


En 1824, Louis XVIII était mort. En sa qualité de Grand Chambellan, il avait assisté à la mort et à l’embaumement du roi. Lors des funérailles, il était le premier dans l’ordre de préséance du cortège, portant la bannière de France. Le 29 mai 1824, il assistait au sacre de Charles X.  



Le Sacre de Charles X par Gérard


Ce fut un supplice pour lui à rester debout près du roi pendant des heures, à 71 ans. Sa boiterie en augmenta, ce qui lui valut alors le surnom de “Diable boiteux.” 

Il se rendit ensuite à Rochecotte pour se reposer de ces cérémonies qu’il avait dû regarder avec une certaine distance. 

Il était né sous Louis XV, avait vu Louis XVI sombrer, Napoléon s’enfoncer, Louis XVIII le mépriser. Qu’apporterait Charles X ?

Le 20 janvier 1827 était survenu un évènement qui stupéfia la France. Lors de la cérémonie commémorative de Louis XVI et Marie-Antoinette à Saint-Denis, un individu se précipita sur le Grand Chambellan et le gifla. C’était le comte de Guerry-Maubreuil. Peu après quand le roi lui dit que l’auteur de la gifle serait puni,  il répondit, hautain, “Sire, c’était un coup de poing”. Un Talleyrand-Périgord re reçoit pas de gifle mais peut être la victime d’un attentat manqué. Maubreuil explique son geste comme une vengeance car Talleyrand n’aurait pas respecté la promesse faite en 1814 de lui donner un titre de duc et 200 000 livres de rente s’il assassinait Napoléon. Maubreuil fut condamné, après avoir agoni d’insultes Talleyrand. L’affaire fit grand bruit sans aboutir à rien d’autre qu’ennuyer le prince de Talleyrand.  





Maubreuil




En janvier 1829, il maria son neveu, le fils de Dorothée, Louis de Talleyrand-Périgord à Alix de Montmorency et obtint du roi pour le jeune homme de 18 ans, le titre de duc de Valençay. 


La vie, somme toute ennuyeuse qu’il mène avec sa routine, et malgré l’amour de Dorothée et de Pauline, va changer. Dans ses Mémoires, il écrivit : “Lorsqu’en 1829, Charles X prit la résolution insensée de changer son ministère et d’appeler dans son conseil les hommes les plus impopulaires du pays qui n’avaient d’autres mérites qu’une obéissance aussi aveugle que l’obstination de l’infortuné roi, on ne pouvait plus se dissimuler que nous marchions vers l’abîme.” Personne en France, ne voulait de cet abîme, moins Talleyrand qu’un autre.





Talleyrand en 1828 par Ary Scheffer


Lorsque Charles X devant l’opposition violente aux mesures Polignac, dit au prince : “Un roi qu’on menace n’a qu’à choisir entre monter à cheval ou monter en charrette.” “Sire, répondit Talleyrand, Votre Majesté oublie la chaise de poste.

Il est inutile de s’étendre sur les “Trois Glorieuses” et la montée sur le trône de Louis-Philippe. Talleyrand y eut sa part active. On ne sait pas qu’elle fut l’attitude de Dorothée car ses Mémoires, interrompues depuis son mariage forcé, ne reprennent qu’en Novembre 1830.





Louis-Philippe, roi des Français, 

prêtant serment de maintenir la Charte de 1830 par Gérard.


Entre-temps, pour le remercier de ses services, le roi des Français, le 6 septembre, a nommé le prince de Talleyrand ambassadeur à Londres. On aurait pu penser au prestigieux ministère des Affaires étrangères, mais les destinées du monde ne se décidaient-elles pas à Londres et c’est là que le “Diable boiteux” pourrait exercer tous ses talents, mondains et diplomatiques.  Apprenant sa nomination, le tsar, Nicolas Ier, qui se méfiait d’un gouvernement né de l’émeute, changea d’avis : “ Puisque Mr de Talleyrand s’attache au nouveau gouvernement français, ce nouveau gouvernement doit avoir des chances de durée”. Il jouissait à l’étranger d’un prestige exceptionnel. Metternich était son ami. Le duc de Wellington, alors premier ministre, apprenant la nomination dit : “ Nous deux, nous maintiendrons la paix contre les anarchistes de France et contre les perturbateurs de l’étranger.” En fait, seuls les tenants de la monarchie ancienne en France n’aimaient pas Talleyrand. Mais il est vrai qu’ils n’avaient rien compris.


Et Dorothée, que pensait-elle de cette nomination ? Tout laisse à penser qu’elle n’a pu qu’encourager le prince à l’accepter. A Londres, elle serait loin de Paris où le Faubourg Saint-Germain la snobait, elle échapperait à la routine de la rue Saint-Florentin et de Valençay. Elle regretterait sans doute Rochecotte mais elle avait compris d’emblée qu’elle pourrait avoir un  rôle politique de premier plan. Sa mère et ses soeurs, elle-même durant le Congrès de Vienne, étaient trop internationales pour se contenter d’un seul pays dans lequel elles pouvaient intervenir. Leur sphère d’influence était l’Europe. De Londres, elle pourrait de nouveau s’intéresser aux grandes affaires.  



Dorothée en 1838 par Claude Marie Dubufe


Partir pour Londres était aller de nouveau à la rencontre de la gloire et de ses fumées mais aussi tenter de résoudre le problème épineux de la Belgique. 


Le soulèvement de la Belgique n’était pas sans conséquence pour l’Europe et ses familles royales. Le 25 août 1830, Bruxelles avait donné le signal en se révoltant contre l’autorité des princes d’Orange-Nassau, souverains de Pays-Bas, auxquels le Congrès de Vienne avait étendu leurs pouvoir sur les anciens Pays-Bas autrichiens, et ce sans consulter les populations en question. Jusqu’à la Révolution française, ces territoires, ayant fait partie de l’héritage bourguignon, apporté par Marie de Bourgogne à son époux l’empereur Maximilien, étaient administrés, fort bien, par des régents représentant la Maison d’Autriche. Révolution et Empire y établirent la souveraineté française, l’empire déchu, les Belges n’ont pas compris que l’on dispose ainsi de leur territoire, sans créer un état  souverain. 



 Le mariage des Pays-Bas et de la Belgique

béni par Metternich en 1815


Il est inutile entrer dans les détails de l’indépendance de la Belgique et la création du nouveau royaume, sous l’égide et avec l’assentiment du Royaume-Uni et de la France. 

Talleyrand était arrivé à Londres le 22 septembre, le 23 septembre l’armée des Pays-Bas entra dans Bruxelles où elle s’opposa à la résistance des Bruxellois. Le 4 octobre 1830, le Gouvernement provisoire proclame l’indépendance de la Belgique, annonce la rédaction du projet de constitution et la convocation prochaine d’un Congrès national.

Le 20 janvier 1831, à Londres, les grandes puissance, dont la France représentée par Talleyrand, acceptent la volonté d’indépendance du peuple belge et jettent les bases d’une séparation entre les deux pays.

Une fois les territoires belges récupérés et indépendants des Pays-Bas, il fallait un souverain au nouvel état. Il y avait plusieurs candidats possibles. Les affaires de Belgique se réglaient en un congrès international tenu à Londres, sous les auspices de Lord Palmerston, alors ministre des Affaires étrangères du Royaume-Uni. Il n’était, bien entendu, pas question d’établir une république. Devant la difficulté du choix, des pétitions furent lancées dans tout le pays. Le résultat fut intéressant. Dix-neuf candidats furent proposés, parmi lesquels, Lafayette, le pape, l’archiduc Charles d’Autriche, duc de Teschen, vainqueur de Napoléon à la bataille d’Aspern, le prince Othon de Bavière, frère du roi, le duc de Reichstadt, un prince indigène ( sans autre précision, cela devait probablement signifier un prince de l’aristocratie belge)  et bien d’autres. Il semblait que l’une des conditions du choix ait été que si le candidat n’était pas marié, il devait épouser la princesse Louise d’Orléans, la fille du roi des Français. Les duc de Nemours,  de Leuchtenberg et Charles d’Autriche représentaient en fait les seuls candidats possibles et crédibles. Alors que le prince indigène obtenait 91 signataires, le duc de Nemours 644, Leuchtenberg atteignait les 3695.  



Auguste de Beauharnais, duc de Leuchtenberg (1810-1835)

par Dury


Un parti nombreux avait depuis quelques temps tourné les yeux vers le fils du prince Eugène, le jeune Auguste de Beauharnais, duc de Leuchtenberg. La gloire de son père, son âge, son éducation libérale et française, sa bonne mine, ses alliances avec les cours de Bavière et du Brésil, tout jouait en sa faveur. Le nombre de ses partisans s’accrut de jour en jour.” (Annuaire historique universel pour 1825, page 381 et suivantes - C-L Leur - Paris Thoisnier-Desplaces, Libraire - Rue de seine n°29 )


Le duc de Nemours, fils de Louis-Philippe et le duc de Leuchtenberg, fils du prince Eugène de Beauharnais et de la princesse Auguste de Bavière, neveu de l’archiduchesse Sophie, mais aussi frère de la reine de Suède et de l’impératrice du Brésil étaient donc les seuls candidats sérieux choisis par pétition. Mais Leuchtenberg, bien que prince de Bavière, n’en est pas moins un “napoléonide”. Et Nemours est prince d’un pays dont la Belgique a mille raisons de se méfier. 



Le duc de Nemours ( 1814-1896) 

par Winterhalter


A Munich et à Vienne, les esprits familiaux s’agitaient devant ces candidatures : Othon de Bavière, le fils du roi, donc le neveu de l’archiduchesse Sophie, ou Eugène de Leuchtenberg, cousin germain du roi mais aussi neveu de Sophie. La candidature du troisième neveu de Sophie, cette fois-ci par alliance, le duc de Reichstadt, fils de Napoléon , ne pouvait en aucun cas être considérée sérieusement. Metternich n’avait pas voulu de lui comme héritier du minuscule duché de Parme. En faire un rois des Belges ne se produirait jamais.



Le duc de Reichstadt (1811-1832)

par Daffinger


Mais la France mit une ferme opposition de principe à l’élection du jeune Leuchtenberg. “ Le gouvernement verrait dans le choix du duc de Leuchtenberg une combinaison de nature à troubler la tranquillité de la France. Nous n’avons pas le projet de porter la plus légère atteinte à la liberté des Belges dans l’élection de leur souverain; mais nous avons aussi notre droit, en déclarant de la manière la plus formelle que nous ne reconnaitrons point l’élection de M. le duc de Leuchtenberg. Sans doute , de leur côté, les puissances seraient peu disposées à cette reconnaissance…Aucun sentiment qui puisse blesser M. le duc de Leuchtenberg ou sa famille, que nous chérissons plus que personne, ne se mêle à cet acte politique” ( Maréchal Sebastiani, Ministre des Affaires étrangères, le 21 janvier 1831) Ce ne fut pas sans difficultés que les Belges se résolurent à s’incliner devant la volonté de Louis-Philippe.


La reine de Bavière, Caroline, constate dans une lettre à l’archiduchesse Sophie, sa fille : “…une lettre d’Elise qui au sujet d’Auguste Leuchtenberg exprimait à peu près les mêmes sentiments de mécontentement et d’étonnement. Par les méfaits de la France tout paraissait fini et j’étais charmée d’apprendre qu’Auguste et son fils avaient très bien pris la chose. Mais aujourd’hui il est de nouveau fortement question de lui et il paraît qu’il a un parti très considérable…Dieu sait finalement ce qui arrivera mais je ne voudrais pas être à la place d’Auguste, je crois que je mourrais d’inquiétude et d’agitation.” (Lettre du 24 janvier 1831)


Lors du vote, sur 191 votants, le résultat fut 89 en faveur de Nemours, 67 à Leuchtenberg et 35 à l’archiduc Charles. A défaut de majorité, il fallait voter contre. Cette fois sur 192 votants, il y eut 21 pour l’archiduc Charles,74 pour Leuchtenberg et 97 pour Nemours.


Mais c’était compter sans la volonté de Louis-Philippe qui ne voulait pas du trône de Belgique pour son fils le duc de Nemours, car l’extension cela famille d’Orléans en Europe n’aurait pas été du goût des autres puissances. Il avait fait prévenir les Belges par le maréchal Sebastiani. Quand le Congrès belge vint à Paris le roi répondit : “Les exemples de Louis XIV et de Napoléon suffiraient pour me préserver de la funeste tentation d’ériger des trônes pour mes fils…” (17 février 1831) 



 Léopold de Saxe-Cobourg-Gotha (1790-1865) 

roi des Belges


Devant ce choix impossible, il fallut faire appel à un prince qui aurait  l’aval de la France et du Royaume-Uni. Le choix se porta sur Léopold, duc de Saxe-Cobourg-Gotha, oncle de la future reine Victoria et souverain d’un duché minuscule. Il avait failli être roi d’Angleterre ou roi de Grèce, il serait roi des Belges, malgré le peu d’enthousiasme de ses futurs sujets. Au vote du Congrès du 4 juin 1831, il obtint 152 suffrages sur 196. Il fut déclaré roi des Belges avec quelques rares applaudissements dans la salle. Le 26 juin 1831, Léopold duc de Saxe-Cobourg-Gotha a accepté la proposition qui lui était faite. Une nouvelle dynastie était fondée. 


Et Talleyrand, quel fut son rôle dans la constitution du nouveau royaume de Belgique ? Fondamental. Son expérience de la diplomatie européenne, sa grande entente avec le gouvernement britannique, Wellington d’abord puis Grey (1764-1845) ensuite, et avec le tsar lui permirent d’être le maître du jeu. Il détestait la guerre et fit tout pour qu’elle n’ait pas lieu en Belgique. Le 20 janvier 1831, il obtint le vote du fameux article 5 garantissant la neutralité perpétuelle de la Belgique et l’inviolabilité de son territoire. Il écrivit  à Madame Adélaïde, soeur de Louis-Philippe : “la journée d’hier est une de celles qui me paraissent devoir tenir une bonne place dans ma vie”.  



Madame Adélaïde par Gérard



Son activité et son résultat furent fêtés à Londres. Un grand dîner fut donné par le lord-maire, en son honneur. Il porta un toast à l’entente franco-anglaise : “ le rare bonheur d’offrir à l’Europe le spectacle de la liberté protégée par la loi, garantie par la popularité de leurs souverains qui connaissent tous les avantages de la paix et réunissent leurs efforts pour les conserver.” Il avait réussi à permettre aux Belges d’être indépendants sans avoir à le payer par une guerre meurtrière.

Dorothée, arrivée à Londres le 30 septembre 1830, fut à ses côtés pendant tous ces moments de négociations difficiles sur fond de drame européen. Elle fut reçue aussi bien que son oncle par la société anglaise. Leurs rapports si particuliers, dont Paris faisaient des gorges chaudes, ne posèrent aucun problème.  Sa réputation n’était pas sans tâche mais Lady Grey, née Mary Elizabeth Ponsonby (1776-1861) mère de quinze enfants, l’arbitre de la vertu à Londres,  et femme du premier ministre, dit : “J’aime beaucoup Madame de Dino, elle est toujours de bonne humeur et de la plus agréable compagnie. Comme elle ne dit jamais rien qui me froisse, pourquoi me soucierais-je des amants qu’on lui prête ? Je ne me fais pas une gloire d’être différente d’elle. J’ai eu de la chance voilà tout”. C’était ouvrir à Dorothée les portes de toutes les maisons de Londres.  






Portman Place au XIXe et aujourd’hui

A leur arrivée, le prince de Talleyrand et la duchesse de Dino s’étaient installés au 50 Portland place, dans le très élégant quartier de Mayfair. Ils déménageront ensuite pour s’installer au 21 Hanover square, adresse tout aussi élégante, dans une maison louée à la duchesse  de Devonshire. Dès leur arrivée, le couple occupa une des premiers places de la société londonienne. Mérimée, en séjour à Londres, dira : “Partout où il va, il se crée une  cour et fait la loi.”


Hanover Square


Dorothée fut la maîtresse de maison, elle fut aussi la secrétaire de l’ambassadeur, l’aidant à rédiger dépêches et discours. L’excellent éducation qu’elle avait reçue de l’abbé Piattoli devait alors lui être d’une grande utilité. Elevée par un homme de dimension internationale, vivant avec un homme de dimension internationale, elle avait acquis l’intelligence internationale. Londres était pour elle le meilleur des endroits pour exercer ses talents. 



21 Hanover square, aujourd’hui


Non seulement la duchesse de Dino suivait les événements de la politique extérieure avec les connaissances, la sagacité d'un diplomate expérimenté, mais elle s'intéressait passionnément à la politique intérieure, soit de l'Angleterre, soit de la France. Avec quelle sûreté elle s'oriente dans le labyrinthe des intrigues parlementaires, dans l'un ou l'autre des deux pays ! Le jeu compliqué des combinaisons ministérielles, de l'équilibre des partis n'a pas de secrets pour elle.



Plaque commémorative au 21 Hanover square


A elle encore les soins de la représentation que Talleyrand  souhaitait fastueuse selon sa tradition, à elle la mission de prendre contact avec la haute société anglaise imbue de tant de préjugés, et de se la disposer favorablement. La duchesse réalisait enfin ce qui avait été l'ambition de sa jeunesse et de sa première maturité,  à 37 ans, conduire le prince à une situation éminente et, auprès de lui, participer à cette prépondérance, en le secondant, en le conseillant. 







20/11/2020

La duchesse de Dino 2/2

 En 1842, Dorothée vint pour la dernière fois à Valencay. Elle dit :  "J'ai quitté Valençay avec regret, j'y ai été fort soignée ; tout le pays est resté bienveillant pour moi. Nulle part les souvenirs ne sont aussi nombreux ni aussi puissants qu'à Valençay". C’est là que le couple fut le plus heureux. 1816, 1817 et 1818 les virent aux eaux de Bourbon-L’Archambault, de Cauterets, de Barèges.

Le 29 décembre 1820, Dorothée mit au monde une fille, Pauline. La mère étant séparée de son mari, il y a tout lieu de penser que Talleyrand en fut le père. Il adora sa petite-nièce qu’il appelait “Minette". Mais pour sauver les apparences, il fallait une réconciliation, même de façade, avec Edmond, devenu duc de Dino. 

 Pauline de Talleyrand-Périgord, marquise de Castellane

Il vint donc habiter rue Saint-Florentin. Madame de Souza, ancienne maîtresse du prince et mère de Flahaut, écrivit : "Madame Dorothée est devenue mystique. Le pauvre Edmond assiste en pitoyable spectateur à cette grossesse envoyée par la grâce de Dieu". Cette réconciliation provisoire avait un prix, l’élévation du grade de grand officier de la Légion d’Honneur et le paiement de toutes ses dettes. Edmond continua sa double carrière. Général commandant la 2ème brigade de la 1ère division de cavalerie de la Garde royale en septembre 1815. Suite à son attitude en 1823 en Espagne il fut nommé lieutenant-général, et fait commandeur de Saint-Louis.  Endetté malgré la pension de 40.000 francs qu'il reçoit de Dorothée. Ses créanciers parisiens le poursuivant, il passa en Angleterre... où il débuta par une perte au jeu de 60.000 francs. Les créanciers anglais le mettent en prison. Talleyrand refusa de payer quoi que ce soit, ce qui obligea le duc de Dino à vivre à l’étranger et s’installer à Florence où il vécut de la pension versée par sa femme puis par leurs enfants. 

L’ami Rémusat écrira à propos de Pauline qu’elle ressemble à sa mère “ mais avec un nez en l’air qui servait à rendre vraisemblable la paternité de Talleyrand” .
Durant toute cette période leur vie mondaine fut intense. Pas un bal ne se donnait à Paris sans le prince de Talleyrand et la duchesse de Dino. Cela ne signifiait pas toutefois que la situation était admise par le Faubourg Saint-Germain. L’Hôtel de Talleyrand était ouvert quatre ou cinq mois durant l’hiver. Le jour de réception était le lundi et parfois plus de cinq cents personnes s’y pressaient. Tout était fastueux. Le mardi était le jour des grands dîners, et ce jusqu’à Pâques. Talleyrand dépensait une fortune. Il disait : “J’aurais un peu besoin d’aller faire des économies à Valençay car l’hiver a été fort cher.” L’idée parait étrange aujourd’hui. Mais le noble Faubourg avait pris position en faveur d’Edmond, lors de leur séparation. Et on le faisait sentir à Dorothée, malgré ses qualités personnelles, son immense fortune et sa position princière. Il est certain qu’elle en fut blessée. En 1835, elle écrivit au comte Apponyi, ambassadeur d’Autriche à Paris : “ Je suis en France depuis plus de 20 ans dans une position qui devrait croire que je suis au-dessus des préventions; et bien, je ne les ai point vaincues, je suis toujours considérée comme une étrangère et si, parfois, j’ai cru avoir pris racine, on m’a bien vite prouvé que je me trompais. Pour tout le monde, et même pour les personnes de la famille dans laquelle je suis entrée, je suis une étrangère.” ( Rapporté par Françoise de Bernardy) Il est évident qu’elle n’était pas reçue aux Tuileries, sauf en des circonstances exceptionnelles, comme le mariage du duc de Berry et de la prince Marie-Caroline de Bourbon-Siciles. Pour ces raisons, Dorothée préférait la vie à Valençay, puis plus tard à Rochecotte et choisit de retourner en Allemagne à la mort de Talleyrand.  

Théobald Piscatory (1800-1870)

Mais sous la femme du monde vivait une femme de désir. Si l’amour de Talleyrand  lui apportait tout qu’une âme désire, il ne lui apportait pas la satisfaction sexuelle à laquelle elle aspirait. Elle avouait : “ Si vous saviez à quel point je suis malheureuse.” Elle avait été amoureuse du prince Czartoryski, qui le lui avait bien mal rendu. Elle avait été amoureuse du comte Clam-Martinitz, qui avait été pire que Czartoryski. Elle attendait de rencontrer un homme jeune et beau qui pourrait réveiller son enthousiasme et satisfaire ses sens. On peut imaginer leur exigence en pensant à sa mère et à ses soeurs, les “putains de Courlande.” Elle le rencontra en la personne de Théobald Piscatory. Fervent philhellène, Piscatory avait effectué des séjours en Grèce en 1825 et 1826 pour l’aider à se libérer du joug ottoman. Il semblait être aussi romantique dans ses idées que Lord Byron mort à Missolonghi le 19 avril 1824 pour la défense de la liberté du peuple grec.  


Lord Byron par Richard Westall en 1813

Dans une lettre au baron de Vitrolles, alors ministre d’état, son grand ami et confident,  en date du 21 septembre 1826, Dorothée avoue : “Les consolations de l’amitié me deviennent chaque jour plus nécessaires; je leur demande de me tenir une grande place et surtout m’empêcher de sentir un vide que je ne voudrais plus voir rempli par ce qui a tant agité et gâté ma vie…” “L’Amitié est entrée dans sa vie le 28 septembre 1826, en acceptant l’hospitalité de Talleyrand à Valençay. Ce fut le début d’un amour partagé qui ne connut à ses débuts que la contrariété de la naissance d’une enfant. Ne pouvant cacher son état à Talleyrand qu’en s’éloignant, elle partit pour les Pyrénées, Bagnières de Luchon et Bagnières de Bigorre, pour arriver à Bordeaux.  


Acte de naissance d'Antonine Piscatory

Le 12 septembre 1827, Théobald Piscatory, âgé de vingt-neuf ans, propriétaire, demeurant habituellement à Paris, déclara la naissance d'un enfant du sexe féminin, né l'avant-veille, auquel il donna les prénoms d'Antonine, Pélagie, Dorothée, Sabine. Témoins : le médecin accoucheur, J.-B. Dupouy, chirurgien du Roi, et Samuel Brauer, homme de confiance de la duchesse de Dino.  Elle sera appelée Arcambal-Piscatory, du nom de son père et portera celui de sa mère, parmi tant d’autres. Talleyrand, dans le secret ou pas, écrivit : « J'ai des nouvelles de Mme de Dino qui se repose deux jours, à Bordeaux ». Le 5 avril 1845, Antonine épousera Octave Auvity, de dix ans son aîné, fils et neveu de médecins parisiens,  dont l’un Jean Abraham avait été le chirurgien de la famille impériale, receveur particulier des finances dans la Haute-Loire, qui sera décoré de la Légion d’Honneur en 1877. Son père, Théobald, à l’époque ministre plénipotentiaire, n’assistera pas au mariage, car il était en poste à Athènes.  Antonine est donc mariée dans une famille de la bonne bourgeoisie parisienne, qui compte médecins, chirurgiens et généraux, tous membres de la Légion d'Honneur. Dans l’acte de mariage elle est déclarée née de mère non nommée, qui ne s’occupa probablement jamais d’elle. Son père, après l’avoir élevée, l’avait dotée. Elle mourut sans postérité en 1908, tante et cousine non reconnue, des ducs de Talleyrand-Périgord.

Il semble qu’il ne s’agissait pas du premier enfant naturel de Dorothée. Elle aurait eu une fille, Marie-Henriette, baptisée près de Bourbon l’Archambaud le 15 septembre 1816, née de ses amours avec Clam-Martinitz. La descendante de Marie-Henriette, Madame Françoise Engel, épouse de Jean Piat, disait que que Dorothée était bien son ancêtre. Antonine mourut en 1908 et Marie-Henriette en 1905. A Hyères le 23 janvier 1826 est née Julie Zulmé, de parents inconnus, qui fut confiée à Monsieur Fleury, médecin-chef de la Marine à Toulon. On attribua aussi la maternité de l’enfant à Dorothée. C’était possible et pas certain car Talleyrand était du voyage dans le midi et ne se serait aperçu de rien. 

Quoiqu’il en soit, la duchesse de Dino ne s’occupa absolument pas de ses enfants illégitimes. Elle ne pouvait les reconnaître mais aurait pu contribuer d’une manière ou d’une autre à leur éducation et à leur fortune. Elle ne fit rien. 

Piscatory, ne fut pas seulement l’amant de Dorothée, ce que tout le monde savait, mais il fut aussi celui qui l’introduisit dans le milieu politique libéral. Le prince de Talleyrand et la duchesse de Dino le connaissaient pour avoir déjà rencontré Savary, duc de Rovigo, malgré leur différend à propos de l’assassinat du duc d’Enghien, Victor duc de Broglie, gendre de Madame de Staël, le baron Pasquier, futur Chancelier et duc, le maréchal Sebastiani,  

Royer-Collard par Gericault

le comte Molé et bien d’autres figures de l’aristocratie. Piscatory lui fit rencontrer les étoiles montantes de l’opposition au régime, Royer-Collard, Guizot, Thiers, Mignet. Tous seront des figures importantes de la Monarchie de Juillet. Bien entendu les relations avec le Palais-Royal étaient excellentes, que ce soit avec le duc d’Orléans ou sa soeur, Madame Adélaïde. Talleyrand, toujours Grand Chambellan largement doté, avait une attitude prudente, laissant Dorothée se mettre en avant. Elle invitait les têtes pensantes de l'opposition à l’hôtel de Talleyrand, mais chez elle. Les invités ne s'arrêtaient pas à l'entresol pour voir le prince dans ses appartements. Ils montaient à l'étage. Arrivés sur le palier, ils ne se dirigeaient pas vers la somptueuse réception du prince, donnant sur les Tuileries, mais vers les appartements de la duchesse. Le prince n'invitait pas les opposants au roi... il laissait faire sa nièce. 

Le 30 avril 1828, Dorothée avait acheté, moyennant le prix de 400 000 francs, le château de Rochecotte dans l’Indre. "J'ai une vraie passion pour Rochecotte; c'est à moi, c'est la plus belle vue et le plus beau pays du monde; enfin c'est un air qui me fait vivre légèrement et puis j'arrange, je retourne, j'embellis, j'approprie... J'ai pris la vie de campagne à la lettre”, écrivit-elle le 5 juillet 1828. C’est sa première vraie maison. Jusque là, elle a habité palais et demeures somptueuses, appartenant à d’autres. A Rochecotte, elle était chez elle. 








Vue d’ensemble du château de Rochecotte et façade


“Le coteau est couronné par le château de Rochecotte, vaste édifice construit dans le goût moderne, et que les étrangers s'empressent de visiter (...) Il appartient aujourd'hui à Mme la duchesse de Dino, qui après y avoir fait d'importants réparations et l'avoir meublé avec magnificence, y a réuni les plus précieuses collections d'objets d'art et d'antiquité.  





Rochecotte - Le grand salon et enfilade


Mais ce qu'on y remarque surtout avec une curiosité inspirée par l'immense réputation de feu le prince de Talleyrand, c'est un ample assortiment de bijoux donnés à ce fameux diplomate par toutes les puissances de l'Europe avec lesquels il traita durant sa longue et mobile carrière (...) Rien d'éblouissant comme cette joaillerie diplomatique"...  écrivait le journaliste  Georges Touchard-Lafosse.  En effet, si Talleyrand ne voyait pas l’opposition chez lui, il pouvait la voir chez les autres. Il n’était en rien responsable des invitations de sa nièce, la duchesse de Dino. 



Armand Carrel ( 1800-1836)

par Ary Scheffer

Les grands noms de la politique, emmenés chez Dorothée par son amant Théobald Piscatory, se retrouvaient ainsi autour de son autre amant le prince de Talleyrand, non sans signer le livre d'or où il avait lui-même inscrit ces mots : « Rochecotte est un lieu enchanteur où il y a beaucoup de questions à faire et où se trouve la personne sachant le mieux y répondre. » Cette définition par Talleyrand lui-même donne le ton de ce lieu où se réunissent Thiers, Broglie et Armand Carrel, journaliste romantique, qui y fondèrent le 3 janvier 1830 Le National, journal d’opposition, destiné à “faire de la bonne politique…c’est l’art d’agiter le peuple avant de s’en servir.” François Mignet (1796-1884) journaliste et historien, Adolphe Thiers seront aussi de Rochecotte, invités par Talleyrand fin 1829.

La révolution se préparait lentement, il suffisait d’attendre un faux pas du régime. Le duc de Polignac saura s’y employer.



Saisie des presses du National le 27 juillet 1830