04/12/2020

L'apothéose de Dorothée 1/2

 


La duchesse de Courlande à la fin de sa vie


La décennie était achevée. La duchesse de Courlande, amie de cœur et amante de corps du prince de Talleyrand, mère de la duchesse de Dino, s’était éteinte le 20 août 1821 dans son château de Lobichaü. Talleyrand écrit à son ami le prince de Dalberg, le 1er novembre: “J'aurais été bien fâché, mon cher Dalberg, de ne pas recevoir une marque d'amitié de vous, au moment où j'éprouve la plus grande peine de ma vie, je vous remercie de votre lettre, je n'aurais jamais porté mon esprit sur l'idée que je survivrais à cette pauvre duchesse : j'espérais qu'elle me fermerait les yeux. C'était un ange de douceur et de bonté: je la regretterai jusqu'à ma dernière heure”

Elle aurait aimé être la marraine de sa petite-fille Pauline, mais cela lui fut refusé par l’église catholique car la duchesse était protestante. Il n’est pas certain que Dorothée ait beaucoup regretté une mère avec laquelle elle avait été en conflit, qui l’avait mariée, malgré elle, et était sa rivale dans le coeur de Talleyrand. 


En 1824, Louis XVIII était mort. En sa qualité de Grand Chambellan, il avait assisté à la mort et à l’embaumement du roi. Lors des funérailles, il était le premier dans l’ordre de préséance du cortège, portant la bannière de France. Le 29 mai 1824, il assistait au sacre de Charles X.  



Le Sacre de Charles X par Gérard


Ce fut un supplice pour lui à rester debout près du roi pendant des heures, à 71 ans. Sa boiterie en augmenta, ce qui lui valut alors le surnom de “Diable boiteux.” 

Il se rendit ensuite à Rochecotte pour se reposer de ces cérémonies qu’il avait dû regarder avec une certaine distance. 

Il était né sous Louis XV, avait vu Louis XVI sombrer, Napoléon s’enfoncer, Louis XVIII le mépriser. Qu’apporterait Charles X ?

Le 20 janvier 1827 était survenu un évènement qui stupéfia la France. Lors de la cérémonie commémorative de Louis XVI et Marie-Antoinette à Saint-Denis, un individu se précipita sur le Grand Chambellan et le gifla. C’était le comte de Guerry-Maubreuil. Peu après quand le roi lui dit que l’auteur de la gifle serait puni,  il répondit, hautain, “Sire, c’était un coup de poing”. Un Talleyrand-Périgord re reçoit pas de gifle mais peut être la victime d’un attentat manqué. Maubreuil explique son geste comme une vengeance car Talleyrand n’aurait pas respecté la promesse faite en 1814 de lui donner un titre de duc et 200 000 livres de rente s’il assassinait Napoléon. Maubreuil fut condamné, après avoir agoni d’insultes Talleyrand. L’affaire fit grand bruit sans aboutir à rien d’autre qu’ennuyer le prince de Talleyrand.  





Maubreuil




En janvier 1829, il maria son neveu, le fils de Dorothée, Louis de Talleyrand-Périgord à Alix de Montmorency et obtint du roi pour le jeune homme de 18 ans, le titre de duc de Valençay. 


La vie, somme toute ennuyeuse qu’il mène avec sa routine, et malgré l’amour de Dorothée et de Pauline, va changer. Dans ses Mémoires, il écrivit : “Lorsqu’en 1829, Charles X prit la résolution insensée de changer son ministère et d’appeler dans son conseil les hommes les plus impopulaires du pays qui n’avaient d’autres mérites qu’une obéissance aussi aveugle que l’obstination de l’infortuné roi, on ne pouvait plus se dissimuler que nous marchions vers l’abîme.” Personne en France, ne voulait de cet abîme, moins Talleyrand qu’un autre.





Talleyrand en 1828 par Ary Scheffer


Lorsque Charles X devant l’opposition violente aux mesures Polignac, dit au prince : “Un roi qu’on menace n’a qu’à choisir entre monter à cheval ou monter en charrette.” “Sire, répondit Talleyrand, Votre Majesté oublie la chaise de poste.

Il est inutile de s’étendre sur les “Trois Glorieuses” et la montée sur le trône de Louis-Philippe. Talleyrand y eut sa part active. On ne sait pas qu’elle fut l’attitude de Dorothée car ses Mémoires, interrompues depuis son mariage forcé, ne reprennent qu’en Novembre 1830.





Louis-Philippe, roi des Français, 

prêtant serment de maintenir la Charte de 1830 par Gérard.


Entre-temps, pour le remercier de ses services, le roi des Français, le 6 septembre, a nommé le prince de Talleyrand ambassadeur à Londres. On aurait pu penser au prestigieux ministère des Affaires étrangères, mais les destinées du monde ne se décidaient-elles pas à Londres et c’est là que le “Diable boiteux” pourrait exercer tous ses talents, mondains et diplomatiques.  Apprenant sa nomination, le tsar, Nicolas Ier, qui se méfiait d’un gouvernement né de l’émeute, changea d’avis : “ Puisque Mr de Talleyrand s’attache au nouveau gouvernement français, ce nouveau gouvernement doit avoir des chances de durée”. Il jouissait à l’étranger d’un prestige exceptionnel. Metternich était son ami. Le duc de Wellington, alors premier ministre, apprenant la nomination dit : “ Nous deux, nous maintiendrons la paix contre les anarchistes de France et contre les perturbateurs de l’étranger.” En fait, seuls les tenants de la monarchie ancienne en France n’aimaient pas Talleyrand. Mais il est vrai qu’ils n’avaient rien compris.


Et Dorothée, que pensait-elle de cette nomination ? Tout laisse à penser qu’elle n’a pu qu’encourager le prince à l’accepter. A Londres, elle serait loin de Paris où le Faubourg Saint-Germain la snobait, elle échapperait à la routine de la rue Saint-Florentin et de Valençay. Elle regretterait sans doute Rochecotte mais elle avait compris d’emblée qu’elle pourrait avoir un  rôle politique de premier plan. Sa mère et ses soeurs, elle-même durant le Congrès de Vienne, étaient trop internationales pour se contenter d’un seul pays dans lequel elles pouvaient intervenir. Leur sphère d’influence était l’Europe. De Londres, elle pourrait de nouveau s’intéresser aux grandes affaires.  



Dorothée en 1838 par Claude Marie Dubufe


Partir pour Londres était aller de nouveau à la rencontre de la gloire et de ses fumées mais aussi tenter de résoudre le problème épineux de la Belgique. 


Le soulèvement de la Belgique n’était pas sans conséquence pour l’Europe et ses familles royales. Le 25 août 1830, Bruxelles avait donné le signal en se révoltant contre l’autorité des princes d’Orange-Nassau, souverains de Pays-Bas, auxquels le Congrès de Vienne avait étendu leurs pouvoir sur les anciens Pays-Bas autrichiens, et ce sans consulter les populations en question. Jusqu’à la Révolution française, ces territoires, ayant fait partie de l’héritage bourguignon, apporté par Marie de Bourgogne à son époux l’empereur Maximilien, étaient administrés, fort bien, par des régents représentant la Maison d’Autriche. Révolution et Empire y établirent la souveraineté française, l’empire déchu, les Belges n’ont pas compris que l’on dispose ainsi de leur territoire, sans créer un état  souverain. 



 Le mariage des Pays-Bas et de la Belgique

béni par Metternich en 1815


Il est inutile entrer dans les détails de l’indépendance de la Belgique et la création du nouveau royaume, sous l’égide et avec l’assentiment du Royaume-Uni et de la France. 

Talleyrand était arrivé à Londres le 22 septembre, le 23 septembre l’armée des Pays-Bas entra dans Bruxelles où elle s’opposa à la résistance des Bruxellois. Le 4 octobre 1830, le Gouvernement provisoire proclame l’indépendance de la Belgique, annonce la rédaction du projet de constitution et la convocation prochaine d’un Congrès national.

Le 20 janvier 1831, à Londres, les grandes puissance, dont la France représentée par Talleyrand, acceptent la volonté d’indépendance du peuple belge et jettent les bases d’une séparation entre les deux pays.

Une fois les territoires belges récupérés et indépendants des Pays-Bas, il fallait un souverain au nouvel état. Il y avait plusieurs candidats possibles. Les affaires de Belgique se réglaient en un congrès international tenu à Londres, sous les auspices de Lord Palmerston, alors ministre des Affaires étrangères du Royaume-Uni. Il n’était, bien entendu, pas question d’établir une république. Devant la difficulté du choix, des pétitions furent lancées dans tout le pays. Le résultat fut intéressant. Dix-neuf candidats furent proposés, parmi lesquels, Lafayette, le pape, l’archiduc Charles d’Autriche, duc de Teschen, vainqueur de Napoléon à la bataille d’Aspern, le prince Othon de Bavière, frère du roi, le duc de Reichstadt, un prince indigène ( sans autre précision, cela devait probablement signifier un prince de l’aristocratie belge)  et bien d’autres. Il semblait que l’une des conditions du choix ait été que si le candidat n’était pas marié, il devait épouser la princesse Louise d’Orléans, la fille du roi des Français. Les duc de Nemours,  de Leuchtenberg et Charles d’Autriche représentaient en fait les seuls candidats possibles et crédibles. Alors que le prince indigène obtenait 91 signataires, le duc de Nemours 644, Leuchtenberg atteignait les 3695.  



Auguste de Beauharnais, duc de Leuchtenberg (1810-1835)

par Dury


Un parti nombreux avait depuis quelques temps tourné les yeux vers le fils du prince Eugène, le jeune Auguste de Beauharnais, duc de Leuchtenberg. La gloire de son père, son âge, son éducation libérale et française, sa bonne mine, ses alliances avec les cours de Bavière et du Brésil, tout jouait en sa faveur. Le nombre de ses partisans s’accrut de jour en jour.” (Annuaire historique universel pour 1825, page 381 et suivantes - C-L Leur - Paris Thoisnier-Desplaces, Libraire - Rue de seine n°29 )


Le duc de Nemours, fils de Louis-Philippe et le duc de Leuchtenberg, fils du prince Eugène de Beauharnais et de la princesse Auguste de Bavière, neveu de l’archiduchesse Sophie, mais aussi frère de la reine de Suède et de l’impératrice du Brésil étaient donc les seuls candidats sérieux choisis par pétition. Mais Leuchtenberg, bien que prince de Bavière, n’en est pas moins un “napoléonide”. Et Nemours est prince d’un pays dont la Belgique a mille raisons de se méfier. 



Le duc de Nemours ( 1814-1896) 

par Winterhalter


A Munich et à Vienne, les esprits familiaux s’agitaient devant ces candidatures : Othon de Bavière, le fils du roi, donc le neveu de l’archiduchesse Sophie, ou Eugène de Leuchtenberg, cousin germain du roi mais aussi neveu de Sophie. La candidature du troisième neveu de Sophie, cette fois-ci par alliance, le duc de Reichstadt, fils de Napoléon , ne pouvait en aucun cas être considérée sérieusement. Metternich n’avait pas voulu de lui comme héritier du minuscule duché de Parme. En faire un rois des Belges ne se produirait jamais.



Le duc de Reichstadt (1811-1832)

par Daffinger


Mais la France mit une ferme opposition de principe à l’élection du jeune Leuchtenberg. “ Le gouvernement verrait dans le choix du duc de Leuchtenberg une combinaison de nature à troubler la tranquillité de la France. Nous n’avons pas le projet de porter la plus légère atteinte à la liberté des Belges dans l’élection de leur souverain; mais nous avons aussi notre droit, en déclarant de la manière la plus formelle que nous ne reconnaitrons point l’élection de M. le duc de Leuchtenberg. Sans doute , de leur côté, les puissances seraient peu disposées à cette reconnaissance…Aucun sentiment qui puisse blesser M. le duc de Leuchtenberg ou sa famille, que nous chérissons plus que personne, ne se mêle à cet acte politique” ( Maréchal Sebastiani, Ministre des Affaires étrangères, le 21 janvier 1831) Ce ne fut pas sans difficultés que les Belges se résolurent à s’incliner devant la volonté de Louis-Philippe.


La reine de Bavière, Caroline, constate dans une lettre à l’archiduchesse Sophie, sa fille : “…une lettre d’Elise qui au sujet d’Auguste Leuchtenberg exprimait à peu près les mêmes sentiments de mécontentement et d’étonnement. Par les méfaits de la France tout paraissait fini et j’étais charmée d’apprendre qu’Auguste et son fils avaient très bien pris la chose. Mais aujourd’hui il est de nouveau fortement question de lui et il paraît qu’il a un parti très considérable…Dieu sait finalement ce qui arrivera mais je ne voudrais pas être à la place d’Auguste, je crois que je mourrais d’inquiétude et d’agitation.” (Lettre du 24 janvier 1831)


Lors du vote, sur 191 votants, le résultat fut 89 en faveur de Nemours, 67 à Leuchtenberg et 35 à l’archiduc Charles. A défaut de majorité, il fallait voter contre. Cette fois sur 192 votants, il y eut 21 pour l’archiduc Charles,74 pour Leuchtenberg et 97 pour Nemours.


Mais c’était compter sans la volonté de Louis-Philippe qui ne voulait pas du trône de Belgique pour son fils le duc de Nemours, car l’extension cela famille d’Orléans en Europe n’aurait pas été du goût des autres puissances. Il avait fait prévenir les Belges par le maréchal Sebastiani. Quand le Congrès belge vint à Paris le roi répondit : “Les exemples de Louis XIV et de Napoléon suffiraient pour me préserver de la funeste tentation d’ériger des trônes pour mes fils…” (17 février 1831) 



 Léopold de Saxe-Cobourg-Gotha (1790-1865) 

roi des Belges


Devant ce choix impossible, il fallut faire appel à un prince qui aurait  l’aval de la France et du Royaume-Uni. Le choix se porta sur Léopold, duc de Saxe-Cobourg-Gotha, oncle de la future reine Victoria et souverain d’un duché minuscule. Il avait failli être roi d’Angleterre ou roi de Grèce, il serait roi des Belges, malgré le peu d’enthousiasme de ses futurs sujets. Au vote du Congrès du 4 juin 1831, il obtint 152 suffrages sur 196. Il fut déclaré roi des Belges avec quelques rares applaudissements dans la salle. Le 26 juin 1831, Léopold duc de Saxe-Cobourg-Gotha a accepté la proposition qui lui était faite. Une nouvelle dynastie était fondée. 


Et Talleyrand, quel fut son rôle dans la constitution du nouveau royaume de Belgique ? Fondamental. Son expérience de la diplomatie européenne, sa grande entente avec le gouvernement britannique, Wellington d’abord puis Grey (1764-1845) ensuite, et avec le tsar lui permirent d’être le maître du jeu. Il détestait la guerre et fit tout pour qu’elle n’ait pas lieu en Belgique. Le 20 janvier 1831, il obtint le vote du fameux article 5 garantissant la neutralité perpétuelle de la Belgique et l’inviolabilité de son territoire. Il écrivit  à Madame Adélaïde, soeur de Louis-Philippe : “la journée d’hier est une de celles qui me paraissent devoir tenir une bonne place dans ma vie”.  



Madame Adélaïde par Gérard



Son activité et son résultat furent fêtés à Londres. Un grand dîner fut donné par le lord-maire, en son honneur. Il porta un toast à l’entente franco-anglaise : “ le rare bonheur d’offrir à l’Europe le spectacle de la liberté protégée par la loi, garantie par la popularité de leurs souverains qui connaissent tous les avantages de la paix et réunissent leurs efforts pour les conserver.” Il avait réussi à permettre aux Belges d’être indépendants sans avoir à le payer par une guerre meurtrière.

Dorothée, arrivée à Londres le 30 septembre 1830, fut à ses côtés pendant tous ces moments de négociations difficiles sur fond de drame européen. Elle fut reçue aussi bien que son oncle par la société anglaise. Leurs rapports si particuliers, dont Paris faisaient des gorges chaudes, ne posèrent aucun problème.  Sa réputation n’était pas sans tâche mais Lady Grey, née Mary Elizabeth Ponsonby (1776-1861) mère de quinze enfants, l’arbitre de la vertu à Londres,  et femme du premier ministre, dit : “J’aime beaucoup Madame de Dino, elle est toujours de bonne humeur et de la plus agréable compagnie. Comme elle ne dit jamais rien qui me froisse, pourquoi me soucierais-je des amants qu’on lui prête ? Je ne me fais pas une gloire d’être différente d’elle. J’ai eu de la chance voilà tout”. C’était ouvrir à Dorothée les portes de toutes les maisons de Londres.  






Portman Place au XIXe et aujourd’hui

A leur arrivée, le prince de Talleyrand et la duchesse de Dino s’étaient installés au 50 Portland place, dans le très élégant quartier de Mayfair. Ils déménageront ensuite pour s’installer au 21 Hanover square, adresse tout aussi élégante, dans une maison louée à la duchesse  de Devonshire. Dès leur arrivée, le couple occupa une des premiers places de la société londonienne. Mérimée, en séjour à Londres, dira : “Partout où il va, il se crée une  cour et fait la loi.”


Hanover Square


Dorothée fut la maîtresse de maison, elle fut aussi la secrétaire de l’ambassadeur, l’aidant à rédiger dépêches et discours. L’excellent éducation qu’elle avait reçue de l’abbé Piattoli devait alors lui être d’une grande utilité. Elevée par un homme de dimension internationale, vivant avec un homme de dimension internationale, elle avait acquis l’intelligence internationale. Londres était pour elle le meilleur des endroits pour exercer ses talents. 



21 Hanover square, aujourd’hui


Non seulement la duchesse de Dino suivait les événements de la politique extérieure avec les connaissances, la sagacité d'un diplomate expérimenté, mais elle s'intéressait passionnément à la politique intérieure, soit de l'Angleterre, soit de la France. Avec quelle sûreté elle s'oriente dans le labyrinthe des intrigues parlementaires, dans l'un ou l'autre des deux pays ! Le jeu compliqué des combinaisons ministérielles, de l'équilibre des partis n'a pas de secrets pour elle.



Plaque commémorative au 21 Hanover square


A elle encore les soins de la représentation que Talleyrand  souhaitait fastueuse selon sa tradition, à elle la mission de prendre contact avec la haute société anglaise imbue de tant de préjugés, et de se la disposer favorablement. La duchesse réalisait enfin ce qui avait été l'ambition de sa jeunesse et de sa première maturité,  à 37 ans, conduire le prince à une situation éminente et, auprès de lui, participer à cette prépondérance, en le secondant, en le conseillant. 







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