01/04/2021

Les Wendel une dynastie d’acier et d’argent - Deuxième partie vers le pactole


François de Wendel d'Hayange (1778-1825)

1802, après la mort de Madame d’Hayange s’amorce une renaissance spectaculaire. Ce fut au troisième fils d’Ignace et de Marguerite, François I Charles de Wendel, que revint cette tâche, une fois de plus aidé par les guerres européennes, jusqu’en 1815.

L’amnistie proclamée en 1802 par le Premier Consul permit aux Emigrés de rentrer en France. On ne sait pas grand chose des deux aînés, Charles-Antoine né à Metz le 23 mars 1774 et décédé à Strasbourg le 8 novembre 1832, et Antoine Louis, né à Metz le 3 janvier 1776, mort en 1828. Charles-Antoine fut capitaine dans le Régiment de Rohan, dans l’armée des Emigrés et Antoine-Louis fut lieutenant dans le même régiment. Ils moururent sans postérité.

François I est né le 19 février 1778 à Charleville. Comme son père, il entame très tôt, à douze ans, une carrière militaire. Mais ce sera dans la marine, comme élève-officier. Il navigue jusqu’en 1792, sur la corvette “La Badine”. 

Corvette “La Badine”

Mais à quinze ans, en 1793, il décide d’émigrer et s’engage, comme ses frères aînés, dans l’Armée des Princes, dans le régiment de Rohan. Contrairement à son père qui ne prit jamais les armes contre la France, en 1795, il s’engage dans l’armée autrichienne. 1796, 1798, 1801 sont des années de campagnes où il fut blessé à deux reprises. La paix revenue, il décide de profiter de l’amnistie et se rend en Lorraine où il ne peut que contempler le désastre. Les forges et le château d’Hayange, qui ne sont plus à lui, menacent ruine. Il n’a pas d’argent et cherche conseil auprès du notaire de sa famille. Celui-ci lui apprend que l’acquéreur des biens Wendel, un certain Granthill, n’a pas pu payer les 16 millions demandés par la République française. Failli, il est dépossédé et la République remet les biens en vente. C’est la bonne nouvelle qu’apprend le notaire à l’impécunieux François. Il lui demande de s’en porter acquéreur et pour l’aider à financer demande le concours de Florentin Seillière ( 1744-1825), banquier à Nancy depuis 1795. 

Florentin, baron Seillière

Les Wendel et leur sérieux en affaires ne lui sont pas inconnus. En 1789, il avait pris à bail la forge royale de Ruelle, qui était dirigée par Ignace de Wendel. Nous retrouverons les Seillière dans l’histoire des Wendel.

Le jour de l’adjudication, le 27 juin 1803, un certain Charles Aubertin emporte l’ensemble pour 222 000 livres. En réalité les acquéreurs sont François I et Charles de Wendel, et leurs cousins Alexandre de Baltazar et Pierre Jacob de la Cottière. François I assurera la direction de l’affaire.

Il obtient un étalement du paiement en cinq échéances. Ne pouvant assurer la première il écrit au consul Bonaparte, en lui rappelant le nom de son père, “un ancien officier d’artillerie qui a sans doute eu l’avantage d’être connu de vous.” Il s’adresse également à Monge (1746-1818) le mathématicien, farouche républicain mais proche du consul Bonaparte qui cette année-là le nomme vice-président du Sénat. Monge, à l’époque ministre de la Marine, n’avait-il pas félicité son père, Ignace, dix ans plus tôt, pour sa promptitude à exécuter les commandes ! Il obtient donc les délais demandés et dès lors remboursera le prix de vente avec ponctualité, jusqu’à l’extinction de la dette en 1808.



Hayange début XIXe - Le château et l’usine

François I de Wendel se lance alors dans une politique d’investissement successifs, grâce aux bénéfices réalisés. Comme son père il sait que le charbon de terre est l’avenir de la sidérurgie, mais il doit faire avec le charbon de bois. Il achète donc des forêts à Ranguevaux, un moulin près d’Hayange et son droit d’eau. En 1807, il fit construire une platinerie, toujours près d’Hayange. En 1811, ce sont les forges de Moyeuvre. “Hayange et Moyeuvre sont susceptibles du plus grand, du plus immense développement et tout annonce qu’on réussira”. Le banquier Seillière le suit toujours dans ses investissements. Il achète une nouvelle forges cette fois-ci près de Trèves, en Rhénanie, à 80 kms d’Hayange. 

En 1807, il est nommé maire d’Hayange puis en 1808, conseiller général de la Moselle. Sans jouir de la faveur impériale, il n’entretient pas moins d’excellentes relations avec l’Administration et, comme ce fut le cas pour ses ancêtres, les guerres impériales l’enrichissent. 



Joséphine de Fischer de Dicourt

Entre-temps, le 6 février 1804, à Metz, il a épousé Joséphine de Fischer de Dicourt (1784-1872). Son père, Pierre Alexandre (1755-1826), seigneur de Dicourt et Boncourt, a été président du bureau des finances de Metz (1780) et commandant en second de la Garde Nationale de Metz (1790), chef de bataillon d'infanterie au 12éme de Ligne, puis lieutenant-colonel et un des premiers membres de la Légion d’Honneur en 1804. Sa mère Anne de La Chèze est l’arrière-petite-fille de Jean Martin de Wendel. Ils sont donc cousins.

Château de Boncourt appartenant aux Fischer de Dicourt

Leur train de vie sera modeste durant les premières années car tous leurs revenus passent dans les investissements.

Ancien émigré, François I de Wendel, travaillant avec et pour l’Empire français, est resté dans son coeur fidèle aux Bourbons. Le 15 avril 1814, il obtient du général Hugo (1773-1828), père de Victor, la reddition de Thionville devant les armées alliées. Pour l’en remercier, le 25 septembre 1814, le duc de Berry se rend en personne à Hayange. Et en janvier 1815, il est fait chevalier de Saint-Louis. Les aspirations légitimistes de François I de Wendel sont satisfaites et ce ne sont pas les Cent-Jours qui viennent le contrarier. 

Le duc de Berry ( 1778-1820)

Intervient alors un épisode assez surprenant, François I de Wendel, rentré en France en 1803 et propriétaire depuis cette date de ses forges, marié en France, y occupant des fonctions officielles, est déclaré être resté sous les drapeaux autrichiens jusqu’en 1809. Pour quelle raison, cette tricherie ? Probablement pour montrer son attachement indéfectible à la cause des Bourbons, n’ayant jamais pris les armes contre eux, même si ces boulets canardaient leurs alliés . Il sera fait maréchal de camp de la garde nationale. 

Ses deux frères feront aussi état de services auprès des princes et jamais auprès de Bonaparte.

Toujours fidèle au roi, il sera élu député de la Moselle dans la “Chambre Introuvable” mais il ne sera jamais du côté des Ultras, suivant ainsi Louis XVIII. Favorable au protectionisme,  avec des droits de douane élevés, servant ainsi ses intérêts industriels, il demande toutefois à la Chambre d’appliquer des droits minorés en faveur des départements lorrains, où il a ses entreprises. En fait, il a besoin de la houille étrangère mais ne veut pas en payer le prix augmenté de droits de douane élevés. 

En 1818, la Sarre est détachée de la France, or c’est là que se trouve la houille, dont les mines ont été relevées par un ingénieur français, Théodore de Gargan, qui sera bientôt lui aussi de la famille. 

François I de Wendel va chez ses concurrents au Pays de Galles pour apprendre à moderniser ses usines. Il va au  charbon, au propre comme au figuré.

Encore des investissements, usine de Moulin Neuf, usine de Jamailles, maîtrise de la combustion au coke, introduit le puddlage.  Il est difficile d’entrer ici dans la définition et la présentation des techniques de la métallurgie. Ce procédé qui consiste  à chauffer la fonte à très haute température permet la fabrication en grande quantité de fer, aux caractéristiques supérieures à celles de la fonte.

Toute l’énergie de François I de Wendel tend à l’amélioration des techniques, à l’abaissement des coûts en augmentant la production. Il n’invente rien. Il apprend et applique. 

Nouvel honneur le 24 novembre 1818, le duc d’Angoulême, héritier du trône en second, vient à Hayange “ Monseigneur a voulu voir le travail des forges dans ses détails et a porté principalement son intérêt sur tout ce qui a rapport au service de l’artillerie” ( Le Moniteur)

Le duc d’Angoulême (1775-1844)

Secrétaire de la Chambre des Députés depuis 1819, membre du Conseil général des Manufactures de France, la pairie est en vue. C’est du moins ce que lui laisse entendre le président du Conseil, Elie Decazes, le favori du roi. L’assassinat du duc de Berry met fin aux espoirs de François de Wendel. Accusé de laxisme, Decazes est contraint à démissionner. Le duc de Richelieu son successeur n’a pas les mêmes intentions envers François de Wendel. A défaut de pairie, il sera officier de la Légion d’Honneur. Piètre compensation ! Cependant, il reste fidèle au roi et à son gouvernement, toujours dans une optique conservatrice modérée. “Vous connaissez, Messieurs, l’état prospère dont nous jouissons; c’est à le perpétuer que tendront nos élus…Vive le Roi.!” ( discours prononcé lors des élections de 1822)

En sa qualité de président du Conseil général de la Moselle, il crée une école normale d’instituteurs et obtient la création de l’Ecole des Mines à  Nancy.

En 1821, ses frères contestent la cession de leurs parts à bas prix. Une crise économique se profile. Il n’y a plus de guerres, origines de la fortune. Mais  dans une déclaration optimiste et réaliste,  alors qu’il est de nature pessimiste, François I de Wendel dit : “Pendant plusieurs années encore, le débit des fontes est certain : il se forme d’immenses entreprises, des canaux, des pompes à feu, des chemins de fer, l’éclairage au gaz, des constructions en fer, des conduites d’eau…” Il annonce les progrès imminents de l’économie au XIXe siècle. 

Le 11 mars 1825, François I de Wendel meurt à Metz. 


Acte de décès de François de Wendel

Il a 47 ans. Il n’a pas obtenu la pairie qu’il désirait mais son bilan est immense. 2000 ouvriers produisent 9000 tonnes de fonte, une entreprise avec 7 250 000 francs de capitaux permanents, un bénéfice annuel de 11,3%. 

La forêt de Forbach  (Cadastre Napoléonien)

En 1825, il a acheté les forêts de Forbach, un investissement de 360 000 Francs pour 1250 hectares. Cette forêt appartenait à la descendance du duc Christian IV des Deux-Pont-Birkenfeld (1722-1775), et de son épouse morganatique, Marianne Camasse (1734-1807), oncle et tante de Maximilien Ier Joseph, premier roi de Bavière. François I de Wendel ne le saura jamais mais cette forêt représente un immense gisement de houille. Sa mort ne met pas fin à l’expansion de la famille de Wendel. 

Il y eut une Madame d’Hayange au XVIIIe siècle, il y aura une autre Madame d’Hayange au XIXe siècle. Joséphine, l’épouse qui a tout partagé avec lui, reprend le flambeau. Elle a 41 ans. Elle est veuve, a quatre enfants et une entreprise en plein développement.

Marguerite Joséphine , l’aînée née le 20 décembre 1804, a 21 ans. Puis vient Victor François, né le 24 février 1807. Alexis Charles, le troisième, est né le 13 décembre 1809. Et enfin, Anne Caroline est née le 6 avril 1812. 

Wendel par mariage et Wendel par le sang, elle est une femme de tête. Sa première décision est de constituer une indivision entre elle et ses enfants, afin d’éviter le risque de dispersion du patrimoine, permis par les nouvelles lois. Trois des enfants sont mineurs, une est majeure, Marguerite Joséphine. Il convient de la marier au plus vite selon les besoins de l’entreprise. Un homme est là, Théodore de Gargan. 


Théodore de Gargan (1791-1853)

Le 22 mai 1826, un peu plus d’un an après la mort de François I de Wendel, Marguerite Joséphine devient baronne Théodore de Sagan du Chastel. Théodore de Gargan, ingénieur des mines, avait découvert le trésor de la houille en Sarre. Non seulement il est digne d’entrer dans la famille mais d’en prendre la co-direction. Veuf en premières noces d’Eugénie-Marie de Beauffort, dont il a trois enfants morts en bas âge, il a 13 ans de plus que Joséphine. Il est d’une très ancienne noblesse de l’Artois, dont une branche s’est installée en Lorraine par le mariage de Théodore François de Gargan avec Suzanne Hue de Saint-Rémy, qui lui apporte les seigneuries d’Inglange, d’Hastoff et de la Petite Hettange. L’époux de Joséphine de Wendel est leur petit-fils, l’aîné de sa branche. Il possède le château d’Inglange. C’est un bon mariage. Il ancre les Wendel une fois de plus dans la noblesse lorraine et il apporte une grande compétence aux affaires de famille. Il confirmera que les bois de Forbach ont en sous-sol une mine de charbon immense, qui apportera aux Wendel d’énormes ressources. 

La primogéniture aurait voulu que ce soit Victor qui devienne le chef des forges mais cela l’intéresse peu. Son mariage avec Pauline de Rozières, en 1831, fera de lui un riche propriétaire foncier mais sa postérité se retrouvera dans l’empire familial. 

Anne Caroline devient en 1835 baronne Jean Baptiste du Coetlosquet. Sa postérité s’éteindra sans descendance. 

Charles II de Wendel

Charles II de Wendel est le dernier à se marier. Il épouse le 29 mai 1843 Jeanne-Marie de Peychpeyrou de Comminges, fille du comte de Guitaut. Il a 34 ans. 

A 19 ans, il avait été reçu à Polytechnique. Puis il partit pour l’Angleterre ou pendant quatre ans il se forma aux nouvelles techniques de ce pays très en avance dans le domaine de la métallurgie. Son retour à Hayange en 1834 lui permet de prendre la direction des forges avec son beau-frère. 

Le XIXe siècle est le siècle des inventions et les Wendel vont savoir en profiter. Des milliers de voies de chemins de fer sont à construire, en même temps que des locomotives et des wagons, des ponts, des bâtiments d’exposition. De son vivant Charles de  Wendel voit la production de charbon passer de six millions de tonnes par an à quatorze millions en 1860. La production d’acier grâce à plusieurs inventions successives devient primordiale. Les Wendel se doivent d’être à la tête du progrès. Tout ceci est facilité par la fameuse forêt de Forbach et son sous-sol. En 1846, avec Théodore de Gargan, il y fonde le village de Stiring-Wendel, du nom d’un petit hameau de la forêt. 

Eglise St François à Stiring-Wendel

A Stiring il fera bâtir quatre hauts-fourneaux produisant chacun 3300 tonnes de fonte. Trois mille cinq cents personnes y vivent dans des logements construits par les forges. Chaque famille travaillant pour les Wendel y dispose d’une maison à étage avec un jardin. Ecoles et dispensaires sont construits et leur accès est gratuit. Sans parler de l’église au centre de la petite ville ! 

Il lui faut assurer ses arrières en se portant acquéreur de houillères près de Liège. 


Stiring-Wendel ville modèle du paternalisme social

Avec la mise en place de l’empire industriel, se met aussi en place le modèle social des Wendel. Il sera qualifié de paternaliste mais bénéficiera à des générations qui ont travaillé et vécu aux alentours des forges, à Stiring, Hayange et autres lieux. Le principe est simple : logement, instruction, soins gratuits, le tout doté d’une retraite accordée à ceux qui ont passé leur vie à travailler dans les usines Wendel. Charles II de Wendel est un patron à l’écoute de ses employés. Il est accessible à tous. Dans un rapport quasi-féodal, il assure travail et protection, les employés lui assurent fidélité et engagement. Ce modèle social devra attendre la fin du XIXe siècle, voire le milieu du XXe pour devenir le modèle de référence qui sera promulgué par les lois de la République. 

Charles II de Wendel, comme son père, n’oublie pas la politique. Il sera élu conseiller général de la Moselle en 1848, puis député à l’Assemblée nationale en 1849. Il sera membre du corps législatif jusqu’en 1866. Il sera fait chevalier de la légion d’Honneur. 

En 1857, l’empereur Napoléon II lui fait l’honneur de s’arrêter à Stiring et lui confère le statut administratif de commune. Mais Charles II n’est pas bonapartiste, il est resté légitimiste, allant présenter ses devoirs au comte de Chambord en exil. L’empereur le sait et ils n’auront entre eux que des rapports de courtoisie et de bonne entente sur les affaires. Au Corps législatif, il intervient peu et s’il le fait, c’est dans un esprit critique. Il fera quatre législature entre le 13 mai 1849 et le 19 février 1867, sous le groupe “Droite” d’abord puis “Majorité dynastique”.

Un empire comme celui des Wendel, une société en pleine mutation économique ne peuvent pas être sans à-coups, voire sans crise. Le libéralisme des échanges avec le Royaume-Uni constitue un danger pour l’industrie métallurgique française. Mais les Forges de Wendel sont solides et peuvent résister à bien des attaques et notamment à la concurrence des nouveaux venus, les Schneider, au Creusot.

Le Creusot, créé par Ignace de Wendel, son grand-père, est désormais le fief économique du concurrent. En 1836, au moment où Charles II prend en mains les affaires familiales, Joseph Eugène Schneider (1805-1875) se voit mis en selle par la banque Seillière, celle même quai avait aidé François I de Wendel en 1803.  La banque  a acheté les forges de Bazeilles dans les Ardennes, elle y nomme Eugène Schneider comme gérant. Le 27 décembre 1836, après avoir trouvé le montage financier, François-Alexandre Seillière, Louis Boigues, propriétaire de forges à Fourchambault dans la Nièvre et les frères Adolphe et Eugène Schneider, se portent acquéreurs de tous les établissements du Creusot. 

Joseph Eugène Schneider (1805-1875)

Adolphe et Eugène Schneider deviennent les cogérants de la nouvelle société : “Schneider frères et Cie" société en commandite par actions, passée sous le nom de “Schneider et Cie” au décès d'Adolphe en 1845. Ils développent une entreprise spécialisée dans trois secteurs : la sidérurgie avec les fonderies et forges ; les constructions mécaniques : rails de chemins de fer, locomotives à vapeur, ponts et charpentes, armement, ainsi que la construction navale ;  les mines de charbon. Autrement dit, ils empiètent sur le territoire et les possibilités de développement de Charles II de Wendel. Et à la différence  de ce dernier, ils sont proches du pouvoir impérial et grâce à des participations bancaires comme la Société Générale, la Compagnie de Chemins de Fer Paris-Lyon Méditerranée, ont une activité beaucoup large, dépassant la métallurgie.

En 1867, Charles II quitte le Corps législatif lorsqu’Eugène Schneider en devient président, et ce jusqu’en 1870, à la chute de l’Empire mais Charles de Wendel ne verra pas la fin du régime. Il meurt le 15 avril 1870 en son hôtel de la rue de Clichy à Paris, au numéro 10, symbole de sa puissance. Le bâtiment fut édifié entre 1864 et 1867. Charles II de Wendel en profita peu.

Hôtel de Wendel, 10 rue de Clichy

L’architecte en est Sidoine Maurice Storez (1804-1881)  qui avait concouru pour le projet d'aménagement des Halles centrales de Paris en 1853, l’Opéra de Paris en 1860. Cet hôtel de 36 pièces sur 4 200 m2 est d’inspiration Louis XVI mais caractérisé par une certaine austérité, de ce bon ton propre à une famille bourgeoise, certes anoblie, et richissime. 

Hôtel de Wendel - escalier d'honneur

Le monogramme W orne le fronton du porche de la façade côté rue. La façade est percée de 7 fenêtres, l’élévation comprend rez-de-chaussée, entresol et trois étages. Habité par la famille de Mitry jusqu’en 1982, vendu en 1985 par la famille à une compagnie d’assurance, en 2011, l’hôtel de Wendel est transformé en école élémentaire de onze classes.

Hôtel de Wendel - un salon

La mère  de Charles II de Wendel, Joséphine de Fischer de Dicourt, la deuxième Madame d’Hayange, qui avait cessé de garder un oeil sur l’entreprise, qu’elle avait su transmettre à sa famille, lui survivra de deux ans. Elle est morte le 13 mars 1872 à Metz, à l’âge de 88 ans. Elle va mettre en place le cadre dans lequel la famille évoluera, et ce jusqu’à nos jours.

Les Forges de Wendel ont, sous la direction de Charles II, prit une autre dimension. En 1828 elles produisent 4200 tonnes de fer, 5000 en 1837, 18900 tonnes en 1850 et 112500 en 1869, à la veille de sa mort. D’autres chiffres parlent aussi. De 1500 ouvriers on est passé à 10000, en comptant les mines. 

1870, mort de Charles de II Wendel, fin de l’Empire français et occupation du pays par les armées prussiennes. L’empire Wendel consolidé ne pourra pas toutefois ne pas être affecté par la partition de la Lorraine, annexée avec l’Alsace par le nouvel empire allemand.

Buste de Charles de Wendel, 

par Anatole Marquet de Vasselot (1873), devant la mairie de Stiring-Wendel.



25/02/2021

Les Wendel une dynastie d'acier et d'argent - Première partie : une ascension difficile

Armes des Wendel

“De gueules, à trois marteaux (précédemment des étendards) d'or, emmanchés du même, liés d'azur, dont deux passés en sautoir et le troisième brochant en pal et renversé, au tube de canon d'or posé en fasce, rangé en pointe, à une bordure d’argent.” Telle est la définition des armes parlantes des Wendel.

Comme pour beaucoup de familles, nobles ou non nobles, il y a toujours une incertitude sur l’origine. Pour les Wendel, l’origine semble être à Bruges, où à l’époque de Charles le Téméraire, ils s’appelaient De Wendel, le De étant l’article défini “le” en flamand. Leur nom se retrouve dans la liste des échevins de la ville, mais on ne sait rien de ce qu’ils faisaient, malgré un statut qui semblait éminent. 


Bruges vers 1550


Bruges au temps des De Wendel

La querelle religieuse qui a ensanglanté le XVIe siècle les a obligés à quitter Bruges et émigrer à Coblence. Leur nom y apparait pour la première fois en 1605 sur un acte d’état-civil, la naissance de Jean-Georges, fils de Jean Wendel et Marie Wanderen. Qu’ont-ils fait au cours du XVIIe siècle ? Rien d’autre que les autres, qui avaient le courage et surtout le besoin de se battre pour un prince dans une Europe dévastée par les guerres, dont celle de Trente ans (1618-1648) qui a opposé les Habsbourg catholiques aux princes protestants du Saint-Empire. Les Wendel se battirent du côté Habsbourg et de leur allié, le duc de Lorraine. 

Jean-Georges Wendel né le 18 octobre 1605, épousa Marguerite de Hammerstein et devint colonel d’un régiment de Cravates (Croates) sous les ordres de l’empereur Ferdinand III. Jean-Georges décèdera en 1708 à l’âge de 103 ans. Son fils Christian, né à Coblence le 3 avril 1636, est lui aussi officier dans la cavalerie impériale. En 1656, il épouse en premières noces Dorothée Agnès Jacobs et veuf se remarie avec Claire Sauerfeld  (1740-1712) le 4 janvier 1660, à Luxembourg. Ce mariage lui apporte une partie du fief de Longlaville, près de Longwy et installe la famille en Lorraine. Il achète le reste du fief à la famille d’Eltz qui possède les forges d’Ottange.  Le couple a six enfants, dont trois garçons, François qui mourut en 1742, sans enfants, Jean Martin, dont il sera parlé ci-après, et Jean Baptiste qui devint avocat au Parlement de Metz en 1721. 

Jean Martin nait le 22 février 1665 à Longlaville, sur le domaine de sa mère. On ne sait pas grand chose de sa vie jusqu’en 1704, où se dessine enfin le destin de la famille. Il a travaillé à la forge pour la famille d'Eltz, de nobles luxembourgeois. Vers 1700, il a épousé Anne Marie Meyer qui lui apporte un petite dot.


Haut-Fourneau au XVIIIe

Quand il apprend qu'une forge, location du roi de France (c'est-à-dire qu'elle fond exclusivement pour le royaume de France) est à l'abandon. Il signe, le 26 mars 1704,  un contrat le liant au Roi de France et acquiert ainsi : les forges de la Rodolphe et le fourneau de la Magdeleine, 2 affineries, 1 chaufferie et une maison de maître inhabitable, pour la somme de 9.621 livres, et un loyer annuel de 100 livres. Il s'affaire dans un premier temps à faire fonctionner au mieux les forges puis réhabilite la maison en 1720. Il est installé à Hayange.

Une forge au XVIIIe

Un maître de forges était un gentilhomme qui exploitait des mines de fer et transformait le minerai en métal. Exploitant le sous-sol de terres lui appartenant il ne dérogeait pas, tout en pouvant faire commerce de son industrie. Jean Martin Wendel n’en est pas encore à la noblesse. Il y aspire. Etre maître de forges n’est pas une sinécure, il faut extraire le minerai, le laver, puis le chauffer pour le transformer en fonte. L’extraction se fait en surface et la combustion des fourneaux dévore des forêts entières. Quand tout va bien, le maître de forges vit noblement dans son château, tout près de sa forge. Quand tout ne va pas bien, il doit faire comme Jean Martin, c’est-à-dire “être aux fourneaux”. Il doit remettre en état ce qu’il vient d’acheter, il doit acheter des forêts pour alimenter son fourneau. 

Charbon de bois ( Gravure de l’Encyclopédie)


Il se heurte au monde rural local qui lui reproche le déboisement, car les paysans trouvaient le bois pour se chauffer dans ces immenses forêts, et qui lui reprochent aussi de polluer la rivière en lavant son minerai. Jean Martin Wendel enlève aux paysans le bois pour se chauffer le poisson pour manger. En outre, dans l’imaginaire de l’époque le feu et le fer, avec leur relent d’enfer, sont perçus comme maléfiques. Il ne se laisse pas décourager pour autant et établit une réputation de sérieux dans la région. 

En 15 ans, il bâtit cinq hauts-fourneaux, il achète encore plus de forêts, des terres et deux fermes, jusqu’à faire devenir sa famille, au siècle suivant, le plus grand propriétaire foncier de Lorraine. Il aura emprunté des sommes importantes, l’équivalent de plusieurs millions d’euros aujourd’hui. 

Son activité et ses prises de risques sont favorisées par la situation internationale. La Guerre de Succession d’Espagne s’ouvre au début du siècle pour se terminer treize ans plus tard. L’Europe est dévastée, la France ruinée mais la Lorraine épargnée. Jean Martin s’enrichit en approvisionnant la France en affûts de canons et en boulets. La guerre finie, il achète une deuxième forge. Il a de grosses dettes, qu’il honore, mais qu’il purge avec le système établi par Law, qui n’a pas ruiné tout le monde et surtout pas Jean Martin. Il est un homme d’affaires prospère, sans dettes et propriétaire d’un château. Il ne lui reste maintenant qu’à acquérir la noblesse. Les Wendel se prétendent déjà nobles mais sans pouvoir le prouver, le duc de Lorraine les aide et en 1727 confirme leur noblesse. Mais c’est en France, qu’il a si biens servie, que Jean Martin veut être noble. Et en 1730, Louis XV lui confère une charge anoblissante, secrétaire du roi en la chancellerie du Parlement de Metz. Désormais leur blason va proclamer haut et fort qui ils sont. La couronne comtale est là pour faire joli car jamais les Wendel n’ont porté ce titre. Il seront désormais “de Wendel”.


Château d’Hayange au XVIIIe

Il meurt, noblement en son château, en 1737, laissant une fortune évaluée à 700 000 livres. Il a eu quatorze enfants. Ses enfants, sept filles et six garçons, font des mariages flatteurs pour le prestige familial et s’installent encore plus dans le réseau nobiliaire lorrain. Mais au-delà du prestige, il y a aussi l’intérêt économique des unions familiales. Sa fille Reine épouse Gabriel Palteau, plus tard de Veyremange. Il devient commissaire de la guerre puis Intendant Royal des Armées et des Postes. Utile !

De ses enfants, Charles, connu sous  la “numérotation” Charles I, est celui qui va continuer l’ascension métallurgique de la famille. Né le 19 février 1708 à Ottange, il passe son enfance sur les lieux de sa fortune future. Le 10 mai 1739, à Sarreguemines, il épouse Anne Marguerite d’Hausen, dont le père, Jean Alexandre ( 1691-1755) est receveur des finances de Sarreguemines, mais aussi propriétaire foncier et industriel dans la faïence et dans le sucre, plus ou moins heureux. Sa fille apporte en mariage la dot de 60 000 livres, somme non négligeable.


Château d'Hausen XVIIIe siècle

La Guerre de Succession d’Espagne avait enrichi le père, les Guerres de Succession d’Autriche et de Sept ans enrichirent le fils. Les forges d’Hayange fournissent les armées du roi de France en boulets, en affûts de canon et en casques pour les cavaliers. Les batailles de Fontenoy(1745), de Lauffeld(1747), de Rossbach (1757) et tant d’autres, sur terre comme sur mer, contribuèrent activement à l’enrichissement de Charles I de Wendel. 

Cette activité industrielle très importante ne va pas sans inconvénients. Il faut du bois, beaucoup de bois pour alimenter les hauts-fourneaux. Il en achète mais le duc de Lorraine réglemente l’exploitation des forêts en la limitant. Il faut trouver d’autres forges. Il en achète une près de Sarreguemines. Les guerres demandent encore plus de fer, et le bois ne suffit bientôt plus. C’est de l’ennemi sur terre et sur mer que viendra plus tard la solution. En Angleterre commence l’exploitation du charbon de terre, autrement dit la houille, qui transformé en coke fera des merveilles. Mais Charles I de Wendel n’en maîtrise pas encore la technique. 

La fortune de Charles I suivra celle de Louis XVI. Les guerres d’Amérique épuisent le pays par des ponctions d’argent qui mettent en péril le budget de l’Etat. Charles I fournit au roi ce dont il a besoin pour mener la guerre, mais a du mal à se faire payer. Il meurt le 4 septembre 1784 à Hayange, sans connaître la faillite des finances du royaume qui emporta la monarchie. Son bilan est largement positif. Le patrimoine reçu de son père a été multiplié par quatre. Le nom Wendel est désormais synonyme du “Maitre de Forges”. Né dans une noblesse non reconnue, il a été un des membres proéminents de l’aristocratie lorraine. Il a château à Hayange et hôtel particulier à Metz. A la fin de sa vie, il était plus souvent à Versailles pour se faire payer qu’à Hayange pour gérer ses affaires et ses forges. 

Marguerite d’Hausen, dite Madame d’Hayange

Anne Marguerite d’Hausen, son épouse, le remplace et fait tourner l’entreprise sans difficulté. A la mort de son mari, elle prend les rênes de l’empire métallurgique. Elle sera appelée désormais Madame d’Hayange.

Charles et Anne Marguerite eurent cinq enfants, trois filles, Louise (1742-1800), Reine (1743-1825) et Catherine(1746-1812) et deux garçons, Ignace François(1741-1795), Pierre Louis (1745- ) qui sera officier.

Louise épouse en 1776 Louis de Balthazar de Gachéo, lieutenant-colonel, qui aidera à l’entreprise familiale. Reine épouse en 1773 Joseph de Lagasse d’Elseau. Catherine épouse en 1772 Jean de Jacob de la Cottière de Chapuis, capitaine, qui lui aussi s’investira dans la forge. 

La dynastie de fer se poursuit en la personne de l’aîné Ignace de Wendel. La première particularité du personnage est que très tôt, il quitta la Lorraine. Après des études à l’Ecole Royale d’Artillerie de Metz, il est nommé sous-lieutenant à 16 ans. En 1757 et 1758, il combat en Allemagne, notamment à Crefeld durant la Guerre de Sept ans. Il sera un officier de carrière, changeant plusieurs fois de garnison : Cherbourg, Le Havre, Granville, Thionville et Metz. En 1772, il épouse Françoise Cécile du Tertre, fille du président à Mortier du Parlement de Metz. Il aurait dû continuer sa carrière d’officier jusqu’à la reprise en mains des forges à la mort de son père.

Jean-Baptiste de Gribeauval (1715-1789)

Mais Jean-Baptiste de Gribeauval (1715-1789) inspecteur de l'artillerie, promu lieutenant général, s’attaque à la modernisation du corps des mines et de l’artillerie. Il fait éprouver à Strasbourg des pièces légères de bataille et démontre qu'elles durent aussi longtemps et et donnent des portées quasi identiques aux lourdes pièces de l'ancienne ordonnance de 1732.  Il développe le premier système complet d'artillerie française, divisé en artillerie de campagne, de siège, de place et de côte. Pour pouvoir mettre à bien son programme, il faut non seulement de la fonte mais aussi du fer et de l’acier. Or ces deux derniers sont essentiellement produits par l’ennemi, l’Angleterre. On ignore comment Ignace de Wendel entra dans les grâces du duc de Choiseul mais à l’âge de 27 ans, en 1768, il se voit confier par le secrétaire d’état aux affaires étrangères, la mission de “parcourir les forges du royaume et même de l’étranger”. Il est possible que le nom de Wendel n’ait pas été étranger aux oreilles de Choiseul. La France ne venait-elle pas d’annexer la Lorraine à la mort du roi Stanislas Leszczyńki, en 1766 ?



Etienne François, duc de Choiseul ( 1719-1785) par Louis Van Loo

C’est un véritable tour de France et d’Europe qu’Ignace entreprend alors, les Flandres, l’Alsace, la France-Comté, le Berry, le Nivernais. En Styrie et en Carinthie, il parfait ses connaissances dans la fabrication du fer et de l’acier, les points faibles de l’industrie métallurgique française.  En 1775, ce sera l’Angleterre, plus performante dans ce domaine. Ignace est inspecteur général de l’artillerie mais il est surtout un apprenti de haut niveau en vue du perfectionnement de la production métallurgique, dont doit bénéficier son pays et bien entendu les forges d’Hayange. Il faut absolument passer de la production de fonte à celle de l’acier, beaucoup plus souple, où depuis 1735, les Anglais sont passés maîtres.

En 1779, Gribeauval envoie aux forges d’Indret, près de Nantes “ cet officier dont je connais le talent”, alors capitaine au Corps Royal d’Artillerie. 

John Wilkinson en 1776 par Gainsborough 

Ignace a pour mission d’aider William Wilkinson (1744-1808) à améliorer les performances des canons destinés aux Insurgés américains. Les Wilkinson sont une dynastie de métallurgistes anglais. John Wilkinson (1728-1808) par ses inventions modernisera toute l’industrie métallurgique anglaise. En 1775, il a construit le premier pont en fer.


William Wilkinson (1744-1808)

Le 7 avril 1780, Ignace de Wendel signe donc un marché valable pour 15 ans afin de prendre la direction de la fonderie d’Indret. Le ministre de la marine, Sartine, déclare : “J'ai décidé que le sieur Wendel sera chargé par régie de l'exploitation de cette fonderie jusqu'à ce que tous les différents établissements, ainsi que les modèles et les chassis soient finis, afin que les arrangements qu'il y aura à faire lorsqu'il devra s'en charger par entreprise soient plus aisés et moins compliqués”. Il en deviendra donc, non pas le régisseur comme son prédécesseur, mais l'entrepreneur. C'est-à-dire qu'il n'aura que la fabrication des bouches à feu. Le contrat est extraordinaire. Les vieilles fontes détenues par la Marine lui seront octroyées en priorité, les conditions de ces cessions sont également définies : “je les paierai sur le pied de cinquante livres le millier de celles qui seront jugées bonnes à refondre pour faire des canons pour l'armement des vaisseaux du Roy” et “quarante livres le millier de celles dont l'emploi me sera interdit pour le service du Roy”. Il a la faculté de travailler sans condition pour le commerce mais il reste entendu que cette activité annexe ne pourra en aucun cas être prioritaire sur celle dévolue à la Marine. Il sera donc autorisé à construire d'autres hauts fourneaux si la nécessité s'en fait sentir pour l'exploitation des lieux. Il en restera propriétaire durant les 15 années, etc…

En 1783, il perd son épouse, Cécile, avec laquelle il a eu quatre enfants : Antonia, Charles-Antoine (1774-1832), Antoine Louis (1776- ), François Antoine Charles (1778-1825).


Les Usines d’Indret

Si Indret reste la manufacture d’armes, les hauts-fourneaux, eux, seront construits au Creusot, à Montcenis précisément. Pourquoi Ignace de Wendel a-t-il choisi ce lieu ? Tout simplement parce que le site est riche en minerai et en charbon et que la Loire est une bonne voie de communication, jusqu’à Nantes. En 1785 la première fonte au coke est effectué sur le territoire français au Creusot. Clin d’oeil de l’histoire, Le Creusot deviendra le centre des affaires et des industries des grands concurrents de Wendel, les Schneider.


Le Creusot d'Ignace de Wendel

Ignace de Wendel voit les choses en grand : hauts-fourneaux plus puissants accompagnés de souffleries également plus puissantes, abandon des chariots pour transporter le minerai au profit de wagonnets sur rails, à traction animale. Les idées sont là, les moyens techniques aussi mais la situation du Trésor royal ne permet pas le financement sur fonds publics. Ignace décide de financer les investissements. Il ne peut investir des capitaux familiaux d’Hayange, son père ayant les pire difficultés à se faire payer. Il lui faut donc emprunter aux banquier Perier et de la nouvelle Caisse d’Escompte. Ils créent la société “Perier, Bettinger et Cie”. Les travaux de la nouvelle fonderie commencent en 1782.  En 1785, au Creusot, les hauts-fourneaux de 13 mètres de haut produisent 5000 tonnes de fonte. Le coke, tant envié des Anglais, est désormais la base de la fonderie. En 1787, Ignace de Wendel achète de nouvelles mines de fer, puis il achète la manufacture des cristaux de Sèvres. La société “Perier, Bettinger et Cie” devient “La Manufacture des fonderies royales d’Indre et de Montcenis et des Cristaux de la Reine”.

Il reçoit la Croix de Saint-Louis en quittant l’armée pour se consacrer aux affaires. Il sera le chevalier de Wendel. Il coule en un temps record les 667 canons demandés par le maréchal de Castries, à la plus grande satisfaction de ce dernier. Tout va bien pour la nouvelle entreprise. Les finances sont saines et ses équipes sont satisfaites de travailler pour lui car il fait édifier pour elles des maisons salubres, élever des églises et bâtir des écoles. Ignace est un modèle de l’Homme des Lumières auxquelles il a adhéré et fut toute sa vie. Il est déjà un monarchiste constitutionnel. 


Canon français en 1794

Sa mère gérant les forges d’Hayange depuis la mort de son mari, Ignace n’a pas à s’en occuper et peut se consacrer totalement à Indret et au Creusot. Mais les difficultés de la monarchie ne lui permettent pas d’investir les 600 000 livres dont Ignace a besoin pour continuer. A la veille de la Révolution Le Creusot ne produit plus qu’un quart de sa production de 1787. En deux ans, les perpectives de développement sont envolées. Seules restent les dettes. 

Les Wendel, désormais nobles, se voient menacés par les idées nouvelles, même s’ils continuent à travailler pour les armées françaises en 1791 et en 1792 par la fourniture de canons pour la flotte. Mais la Terreur se profile, et en 1794, la fonderie du Creusot est réquisitionnée. Ignace court à la ruine. Il en est de même pour sa mère. La dame d’Hayange a réussi à maintenir l’entreprise, avec l’aide de ses gendres, Alexandre de Balthazar et Victor de la Cottière, malgré les défauts de paiement de l’Etat et malgré l’hostilité grandissante de la population, quant aux coupes de bois et au lavage du minerai dans la rivière. Elle déclare à qui veut l’entendre qu’elle travaille en forgeant des armes pour la République. Elle n’est pas une noble oisive, vivant de ses rentes. Son petit-fils, Louis de Baltazar, est soupçonné d’être passé à l’armée des princes de Coblence, ce qui n’était pas vrai. Mais arrêté, il est guillotiné le 25 octobre 1793. 

Ignace est revenu à Hayange et même si sa mère a obtenu des autorités une sorte de brevet l’autorisant à travailler pour l”intérêt général, il comprend, lui, le constitutionnaliste convaincu, que ses idées libérales n’ont plus de valeur en cette période de terreur. Et il choisi d’émigrer, tout d’abord à Luxembourg, où il a des biens, puis en Allemagne. Malgré les services qu’il a rendus à son pays, il n’est pas rayé de la liste des Emigrés à la chute de Robespierre, il survit à Weimar, tentant de négocier ses services auprès du duc, dont Goethe est le principal ministre. Il entre en négociation avec eux pour tenter de construire un haut-fourneau mais c’est un échec. Il n’a plus la force de se battre et le 2 mai 1795, à la suite d’une prise trop forte d’opium, il meurt. Goethe lui rendra hommage en écrivant “Un honnête homme, déjà avancé en âge…Son malheur avait été si grand que ni la sympathie du prince, ni l’activité bienveillante de ses mandataires n’avaient pu le consoler. Loin de sa patrie, en un coin paisible de la forêt de Thuringe, il est tombé, lui aussi, victime de l’immense Révolution”


A Hayange, malgré un fils et des gendres en Emigration, un petit-fils guillotiné, Marguerite de Wendel continue à fournir aux armées. Elle n’a pas le choix. En 24 heures, elle réussit à fabriquer 850 gros boulets, 84 gros obus et 4800 balles. Mais le 30 décembre 1793, les forges sont mises sous séquestre. Le 5 avril 1794, elle est emprisonnée à Metz pour être traduite devant le Tribunal révolutionnaire. 


Le Tribunal révolutionnaire

La chute de Robespierre la sauve de l’exécution. Elle retourne à Hayange pour vivre dans deux pièces du château, de la charité d’anciens domestiques. On lui rend ses biens à la condition d’acquitter une somme de 589 076 francs qu’elle n’a pas. Elle écrit au ministère de la Guerre : “ La veuve de Wendel, propriétaire des forges d’Hayange et d’autres…de tous temps exploités par la famille pour le service de l’artillerie. Elle n’a cessé depuis plus de soixante ans de livrer les munitions nécessaires aux arsenaux de terre et de mer…”  Rien n’y fait, ses biens sont considérés comme biens d’émigrés et restent sous séquestre. Ils seront vendus pour la somme de 16 millions. Marguerite de Wendel n’en touche rien. Avec le peu qu’il lui reste, elle règle son passif en se libérant de quelques dettes envers ceux qui l’avaient soutenue. Elle se retire à Metz pour mourir dans la pauvreté le 4 janvier 1802.

L’ascension sociale, l’enrichissement, la contribution à la fourniture et donc à la gloire des armées françaises, tout ceci est du passé. Les guerres de l’Ancien Régime l’avait enrichie, les guerres de la Révolution la ruinèrent. Il n’y avait plus d’avenir pour la famille de Wendel.


27/01/2021

La duchesse de Sagan



                                                    La duchesse de Sagan en 1850 

Le prince de Talleyrand était riche à millions. Pots-de-vin, prébendes, agiotages, activités toutes condamnables et condamnées aujourd’hui, avaient permis de constituer cette fortune. Il en devait aussi une grande partie à Napoléon. “ Je ne me rappellerai pas moins jusqu’à ma dernière heure qu’il a été mon bienfaiteur et que la fortune que je lègue à mes neveux vient en grande partie de lui. Mes neveux doivent non seulement ne pas l’oublier mais l’apprendre à leurs enfants et à ceux qui naitront d’eux…” L’empereur avait été généreux avec lui et Talleyrand avait la grandeur de le reconnaître. Il y a chez lui de l’affection et de l’admiration pour Napoléon. Il dira, à propos de ceux qu’on l’accuse d’avoir trahis, comme l’empereur, “ Je n’en ai abandonné aucun avant qu’il se fût abandonné lui-même.” Et c’est là, son secret. Il n’a abandonné Napoléon, voire après Erfurt aidé à précipiter sa chute, que quand il a compris que la politique impériale menait la France à la catastrophe. A Vienne, en 1815, il a sauvé les meubles. 


Valençay 

 Il devait à Napoléon Valençay et son immense domaine. Il lui devait aussi l’hôtel de Saint-Florentin. Il avait reçu des sommes énormes en traitements, remises de dettes et cadeaux. Il laissait à Dorothée et à ses héritiers une fortune considérable. Elle eût été encore plus considérable si le prince de Talleyrand avait été économe. Mais a-t-on jamais vu un grand seigneur économe ? Il avait perdu beaucoup d’argent au jeu mais ce n’était rien par rapport à la dépense qu’il fit tout au long de sa vie pour tenir un train de vie qui correspondait à sa situation. Il dépensait sans compter mais avec toujours le même but, assurer la grandeur de sa maison et de sa personne et à travers lui celle de la France. Des millions étaient passés par ses mains. 


Plan de l’Hôtel de Saint-Florentin 

En septembre 1837, à Valençay, il avait rédigé son testament. Il avait institué la duchesse de Talleyrand, Doorthée, sa légataire universelle. Elle recevait non seulement ses biens mobiliers et immobiliers mais aussi les Mémoires du prince qui ne devaient être publiée que 30 ans après sa mort. Il associait à ce legs des Mémoires, Adolphe de Bacourt, qui en devenait le dépositaire à la mort de Dorothée. Le 3 juillet, soit quarante jours après les funérailles de Talleyrand, elle vendait l’hôtel de la rue Saint-Florentin. L’acquéreur en était le baron James de Rothschild, “un acquéreur très solvable et qui paye comptant” pour le prix de 1 181 000 francs. C’était moins que ce qu’elle aurait obtenu, si elle avait eu la patience d’attendre. Il est difficile de faire une comparaison entre le prix de l’époque et ce qu’il serait aujourd’hui. La valeur marchande de l’Hôtel Saint Florentin serait plus proche de deux ou trois cent millions d’euros. Le 9 juillet, Dorothée vendait la bibliothèque. Elle avait hâte de quitter Paris où elle n’avait plus aucune raison de résider. Toute princesse et duchesse qu’elle était, elle ne représentait plus rien pour une société qui la jalousait et la méprisait en même temps. En réalité, Dorothée avait anticipé ce qui se passerait à la mort du prince. Elle avait quitté l’hôtel Saint-Florentin et s’était installé le 21 juin en l’hôtel de Gallifet, rue de Grenelle, aujourd’hui l’Institut Culturel Italien. Le 27 juin, elle partait, avec Pauline, pour Bade, où elle retrouvait la grande-duchesse Stéphanie. Bacourt était là, en sa qualité d’ambassadeur. Elles y passèrent l’été avec une excursion à Heildeberg pour voir Whilihelmine, duchesse de Sagan, sa soeur. 



Hôtel de Gallifet 

 Dorothée avait besoin de retrouver l’Allemagne de son enfance et de renouer les liens avec sa famille. De retour à Paris début septembre, elles n’y restèrent que peu de temps pour se réfugier à Rochecotte, le château cher à son coeur. Elle passèrent par Valençay où régnait désormais son fils Louis de Talleyrand-Périgord, duc de Valençay. Bien avant sa mort, en 1829, le prince avait fait don du domaine, château, bois et terres, à son neveu Louis auquel le roi Charles X avait octroyé le titre de courtoisie de duc de Valençay. Comme Talleyrand s’était réservé l’usufruit du domaine, Louis en devint le très riche propriétaire à 27 ans. Il avait épousé le 26 février 1829, suivant le conseil de son oncle, Alix de Montmorency, fille du duc de Montmorency et de la duchesse, née Goyon de Matignon. Un Périgord épousant une Montmorency, il était difficile de faire mieux. Louis de Talleyrand-Périgord avait été un élève sérieux au lycée Henri IV. Il ne poursuivit pas d’études supérieures. Son frère Alexandre Edmond, réussit le concours d’entrée à l’école navale en 1827. Il sera un excellent officier de marine jusqu’au mois de juin 1838, suite à un duel qu’il eût, lui légitimiste, avec un officier orléaniste. Pauline de son côté était loin d’être dépourvue. Elle avait reçue le domaine de Pont-de-Sains avec château, terres et forges que Talleyrand avait donné à son épouse en cadeau de mariage. Elle est un parti plus qu’enviable. Tous les enfants largement pourvus à la mort de l’oncle ont aussi de grandes espérances du côté de leur mère. A 19 ans, il est temps de songer au mariage. Les prétendants se pressent, un fils de duc, Jules de Clermont-Tonnerre, deux ducs, Saulx-Tavannes et, Guiche deux marquis, Biron et Castellane. Dorothée ouvrait la possibilité du mariage sans y forcer sa fille. Celle-ci tomba amoureuse d’Henri de Castellane, auditeur au Conseil d’Etat, député du Cantal. Il avait six ans de plus qu’elle, son père était maréchal de France, il était catholique, très lié au comte de Falloux. Tout convenait et Pauline convola rapidement, le 10 avril 1839, en l’église Saint-Thomas d’Aquin, à Paris. Il restait Edmond Alexandre à marier, ce fut fait le 8 octobre 1839 avec Valentine de Sainte-Aldegonde. Il sera parlé plus loin de ce que furent les vies et la descendances des trois enfants légitimes de Dorothée.



Henri de Castellane 

La duchesse de Talleyrand était désormais libre. Sa responsabilité de mère était dégagée, elle pouvait ne songer qu’à elle-même, après avoir vécu si longtemps dans l’ombre d’un grand homme, encombrée d’un mari peu encombrant dans son exil florentin. 1839 fut donc une année de profond changement pour elle. Adolphe, comte de Bacourt, en novembre partit occuper son poste d’ambassadeur de France à Washington. Le 29 novembre sa soeur aînée Whilhelmine, duchesse de Sagan, mourut. Sa soeur Pauline, princesse de Hohenzollern-Hechingen devant à son tour duchesse de Sagan. 1840 fut l’année du retour à sa patrie allemande. Son “allemanderie”, comme disait Talleyrand, ne l’avait en fait jamais quittée. Avec Louis, elle partit pour la Prusse. A Berlin elle retrouva son ami d’enfance, devenu le roi Frédéric-Guillaume IV, époux de la princesse Elisabeth de Bavière, sœur de l’archiduchesse Sophie. Puis ce fut la Silésie. Ils arrivèrent dans son fief de Günthersdorf, où tout lui appartenait. Elle redécouvrait la société féodale de son enfance, oubliée depuis 1807 dans une France qui l’avait abolie en 1789. Louis, la découvrant, en était plus qu’étonné. “Günthersdorf - le 13 juin 1840 - Me voici dans mes états. C’est une impression très singulière que de trouver un chez-soi, à une distance si grande des lieux où on passe habituellement sa vie, et de trouver ce chez-soi tout aussi propre et aussi bien tenu, quoiqu’excessivement simple, que si on y habitait toujours !” (Duchesse de Dino) Le régisseur du domaine était un ancien officier prussien, Mr de Wurmb gentilhomme westphalien, marié à une amie d’enfance de Dorothée du temps de Berlin, “la fille de Mr de Goecking, conseiller d’état au service de la Prusse, auquel le feu roi avait spécialement délégué ma tutelle.” 

Château de Günthersdorf 

Dame de Günthersdorf, elle se doit de connaître ceux qui se dévouent pour elle. “Après le déjeuner Mr de Wurmb m’a priée de recevoir tous les employés de mes propriétés, qui de différents points, s’étaient réunis pour me saluer. Alors a commencé une longue défilade. C’est un véritable état-major, tout cela à ma nomination, et recevant des traitements de ma bourse. C’est ainsi que cela se pratique ici dans les grandes propriétés. Un architecte, un médecin, deux baillis, deux fermiers généraux, un régisseur en chef, un garde général, quatre prêtres catholiques, trois pasteurs protestants, le maire de la ville, mais tous de vrais messieurs, très bien élevés, parlant et se présentant parfaitement. J’ai fait de mon mieux pour que chacun fût content de moi.” Dorothée et Louis découvrirent tout ce qui dépendait d’elle, les fermes, les églises, les temples, les villages. Ils visitent d’autres propriétés au-delà de l’Oder qui lui appartiennent aussi. 



Château de Günthersdorf aujourd'hui 

Le 21 juin 1840, ils découvrirent enfin Sagan, “vraiment beau…l’habitation est grandiose.” “ Quelle impression singulière cela me cause ! Ici où ont demeuré mon père, ma soeur, où j’ai tant été dans mon enfance, être à l’auberge.” Elle n’est pas descendue au château car les raisons qui l’amènent à Sagan ne relèvent pas d’une visite familiale. En fait, les affaires de Pauline, nouvelle duchesse de Sagan, sont compliquées et il y a comme un air de liquidation de biens. Dorothée, sans intervenir directement, s’intéresse à ce qui doit revenir à ses fils, si le fils de Pauline décède sans postérité. “ J’ai reçu avant-hier, à Günthersdorf, une lettre qui m’a décidée à venir ici. Mr de Wolff ( homme d’affaires de Whilhelmine) m’écrivait de Berlin qu’il se passait ici des choses très irrégulières et opposées à l’intérêt de mes enfants, qu’il fallait s’y rendre pour les faire rectifier, et qu’il m’engageait à y aller de mon côté….J’ai tout reconnu, excepté ce qu’on s’est un peu empressé d’enlever et qu’on sera peut-être obligé de rapporter. Le vieux homme d’affaires de ma soeur pleurait à chaudes larmes. Il est au plus mal avec celui de ma soeur, la princesse de Hohenzollern…” (Duchesse de Dino) 


Sagan tel que l'a connu Dorothée 

Dans son testament Whilhelmine a laissé ses biens et ses droits seigneuriaux à Pauline mais avec une clause de substitution au profit de Louis et Alexandre de Talleyrand-Périgord, pour le cas où leur cousin Constantin, prince de Hohenzollern n’aurait pas d’héritier légitime. Il est marié à la princesse Eugénie de Leuchtenberg, fille du prince Eugène et d’Auguste de Bavière, mais le couple n’a pas d’enfant. Il y a de grandes chances pour que la substitution soit effective. Elle donc constate que l’on enlève des meubles et que l’homme d’affaires de sa soeur vend tout ce qu’il peut vendre. Elle y remédiera en temps utiles. Elle y retrouve “une comtesse Dhona, qui a été élevée d’abord chez ma mère, puis chez ma soeur aînée, mariée dans le pays à un homme très comme il faut. Cette jeune femme était comme l’enfant de la maison.” Et pour cause ! Elle est la fille illégitime de sa soeur Pauline de Hohenzollern et de son ex beau-frère, Louis de Rohan. Elle est donc sa nièce. 


Château de Sagan aujourd’hui 

La Prusse, l’Autriche, la Silésie l’appellent. Ce sont ses pays d’élection. Après en être partie depuis trente cinq ans, avoir vécu la vie plus plus brillante qui soit en France, sur les marches du pouvoir, elle découvre que l’Europe orientale est sa patrie. Sagan, le lieu d’un rêve qu’elle n’avait pu atteindre jusque là, devenir la maîtresse incontestée de ce qui fut un duché souverain et qui allait être à elle. 


Salle du trône à Sagan 

Le château de Sagan avait, entre autres, appartenu à Wallenstein, figure illustre de la Guerre de Trente Ans, puis aux princes Lobkowitz, illustre famille de Bohème il fut acheté en 1786 par le père de Dorothée. Le duché de Sagan est issu de la partition de la Silésie à l'époque du démembrement territorial du royaume de Pologne appartenant à la dynastie des Piast soit au XIIème siècle. Il est impossible de raconter ici l’histoire de ce duché de Basse-Silésie. Au XIXe siècle, il était encore un duché souverain, comme l’était le duché de Teschen en Haute-Silésie, appartenant à l’archiduc Charles d’Autriche. 


Sagan au XVIIIe 

La princesse de Hohenzollern avait accepté de céder à sa sœur la propriété du duché de Sagan, château, terres, bois, villages, soit 23 000 hectares dont 20 000 hectares de forêts. Il lui fallut attendre un peu pour que son neveu lui cède ses droits féodaux. Le 8 janvier 1845, Pauline décédait à Vienne. Par une ordonnance du 19 juin 1846, le roi de Prusse, en sa qualité de duc de Silésie confirmait le titre de duchesse de Sagan à Dorothée de Biron, duchesse de Dino et duchesse de Talleyrand, avec dévolution à ses descendants mâles par ordre de primogéniture. 


 

Plan du parc de Sagan 

Mais avant de devenir duchesse de Sagan, de 1841 à 1843, elle sera un peu partout en Europe. En France, il y a Paris où elle a acheté un hôtel au 73 rue de Lille car il lui fallait bien un pied-à-terre, Rochecotte, son lieu de prédilection et Nice où elle soigne sa fille Pauline. Elle se rend aussi fréquemment chez ses amis, dont les châteaux sont près du sien. Elle est proche des princes d’Orléans, ce qui lui vaut un surcroît d’inimitié de la part de la vieille société légitimistes. Elle est en Prusse où la famille royale la considère comme l’un des leurs. Les souverains lui ont fait l’honneur de venir à Günthersdorf. Elle est en Autriche où elle retrouve Metternich, le vieil ami de sa famille, les Esterhazy, le maréchal Marmont, vieille figure de la période impériale. Elle est, là-aussi, reçue à la cour : “Je suis depuis quelques jours ici. J’ai eu avant-hier l’honneur de faire ma cour à l’archiduchesse Sophie, que j’avais connue avant son mariage. Elle m’a reçue à merveille. Il est impossible d’être plus gracieuse, plus aimable, plus animée, facile et spirituelle de toutes manières. Elle m’a beaucoup questionné sur notre famille royale, et en a parlé dans des termes très convenables, avec beaucoup de mesure et de bienveillance. J’ai été charmée de cet entretien.” (Vienne le 14 novembre 1843 ) 


L’archiduchesse Sophie en 1850 

Elle a quitté la France définitivement le 23 mai 1843. Elle a 50 ans et elle étonne encore par sa beauté. Elle y reviendra faire des séjours pour voir ses enfants et ses amis. Rochecotte n’est plus son lieu favori, c’est désormais Sagan. Elle y a installé une partie de ses meubles et tableaux de Rochecotte. Elle y mène une vie princière, sans avoir à répondre de quoi que ce soit à qui ce soit. Son seul souverain est son ami le roi de Prusse. C’est peut-être cette amitié qui l’a décidée à s’installer en Silésie. “Avant-hier, j’ai été à la chasse en traîneau; on a tué deux cent quatre vingts pièces de gibier…Ma vie ici est simple, tranquille et, je l’espère utile. “( Sagan le 24 janvier 1844) 


Hôpital Dorothée à Sagan 

Pour l’utilité, elle fera construire un hôpital qui existe toujours. Elle exerça aussi une action bienfaisante. Le terrible hiver de 1847-1848, suivi du typhus, avait répandu misère et faim dans ses Etats. Elle multiplia les secours. Elle donna du travail aux chômeurs. Elle provoqua en février 1848 la réunion à Sagan des principaux seigneurs catholiques de la Silésie, sous la présidence du cardinal évêque de Breslau. Un refuge pour 4 000 orphelins fut créé. Comme à Rochecotte et à Valençay, elle était aimée par ceux qui dépendaient d’elle. Son autorité morale et son ascendant sur ses sujets étaient incontestables. Elle tient cour, donne des audiences à ses sujets. Mais pour la tranquillité, on peut avoir des doutes. 


Salon à Sagan 

Elle a un train de vie somptueux, riches équipages, avec une voiture à six chevaux pour elle, domesticité innombrable, table luxueuse. Elle reproduit la grande vie qu’elle a mené avec Talleyrand. Les hôtes de la duchesse de Sagan repartent éblouis après un séjour chez elle. Elle détonne dans le milieu rigoriste, et économe, de l’aristocratie prussienne. Mais nul ne fait de reproche. A Paris, elle n’était que duchesse sans pouvoir ni influence, depuis la mort du prince. Ici elle règne, et qui commettrait un crime de lèse-majesté en critiquant une souveraine. 


Autre salon avec le portrait de Talleyrand 

Mais Dorothée n’aurait pas été elle-même si un nouvel homme n’était pas entré dans sa vie. Adolphe de Bacourt n’était plus qu’un ami très cher. Ses amants ont jusque là été des hommes modérés et, mis à part Talleyrand, appartenant à la moyenne noblesse. En 1843, elle rencontre le prince Félix Lichnowsky. Grande famille de Silésie par son père, grande famille hongroise par sa mère, une Zichy, cousine de la princesse Metternich. 


Prince Félix Lichnowsky 

C’est un aventurier qui a 20 ans de moins qu’elle. Officier prussien, il se battit aux côtés de don Carlos, prétendant au trône d’Espagne, et fut blessé. De retour en Prusse, il se bat en duel contre le duc de Nassau, ce qui lui vaut d’être exilé en Belgique. Il étonne. “Une espèce de fou qui fait ici les cent coups” écrira le 31 janvier 1841, la reine Louise à sa mère. Il courtise une Ligne, puis une d’Arenberg. Dorothée et lui se rencontrent en août 1843. Tout les rapproche, un catholicisme intransigeant, une vision cosmopolite du monde, l’intelligence, l’ambition. Ils sont à leurs yeux bien au-dessus des membres de leur classe. Le roi de Prusse est leur ami à tous les deux, la reine un peu moins. Etrangement dans ses Mémoires, Dorothée n’en parle pas. Et pourtant elle est tombée sous le charme de cet homme beau, spirituel, élégant avec une grande connaissance du monde. Il aime la politique, elle aussi. Il sera élu en 1847 à la Diète qui préparait l’unification de l’Allemagne sous l’égide de la Prusse. Puis en 1848, à l’Assemblée de Francfort. Le 18 septembre, pris dans une émeute populaire, il est sauvagement battu et meurt le soir même dans de grandes souffrances. Lui qui avait défié en duel les grands noms d’Europe était assassiné par ceux qu’ils devait considérer comme “la canaille.” 



Mort du Prince Félix Lichnowsky 

Dorothée aura du mal à se remettre. Sur l’image mortuaire de Félix, elle écrivit : “ Que Dieu l’ait en sa Sainte Garde et me le rende bientôt dans l’éternité qui approche.” 1848 vit aussi la révolution en France qui mit fin à la Monarchie de Juillet. Ses amis Orléans étaient sur les routes de l’exil après “le coup de foudre de l’abdication de Louis-Philippe…La pauvre Madame Adélaïde est morte à temps et Dieu a récompensé sa tendresse fraternelle en lui évitant cette amère douleur”. ( Berlin le 28 février 1848) Puis c’est au tour de Metternich d’être chassé du pouvoir. L’Europe entière tremble. “Les choses se gâtent, ici, de plus en plus. On a fait l’autre nuit, sauter méchamment des pétard près du château. Nos précautions sont prises, ma défense armée organisée, et, s’il faut périr, ce ne sera pas sans lutte. Je ne m’enfuirai pas, je n’ai aucune peur personnelle, parce que j’ai une grande indifférence pour moi-même; et puis, le courage et la détermination en imposent toujours.” ( Sagan - 1er octobre 1848) Elle le prouva car quand le peuple de Sagan attaqua la caserne et l’hôtel de ville, c’est à elle que l’on fit appel pour rétablir l’ordre. Et elle réussit. Le réveil des peuples comme sont qualifiées les émeutes et révolutions partout en Europe changèrent beaucoup de choses. Le règne de la Sainte-Alliance était fini, le Traité de Vienne de 1815 déchiré. Le monde dans lequel Dorothée avait vécu mourait. Toutefois, les évènements passés et l’Autriche revenu à une situation autocratique sous le règne de François-Joseph, la Prusse voyant son étoile monter dans le monde allemand, la France s’étant donné un empereur, Dorothée ne changea rien à son train de vie. Ses Mémoires sont pleins d’évènements mondains, d’anecdotes, de noms d’amis royaux ou princiers. Ils sont passionnants car ils nous livrent une vision riche et vivante du monde aristocratique et princier avant 1870, date qui fit basculer l’équilibre établi entre les puissances européennes, donnant à la chère Prusse de Dorothée une ascendance dans la vie internationale, qui se terminera par la catastrophe de 1914. 


Sagan vu du parc 

Mais Dorothée, avec amis et amants, avait aussi une famille qui comptait pour elle, ses enfants, ses petits-enfants, ses neveux. La sémillante duchesse de Dino était devenue, tout en restant aussi belle, la duchesse de Sagan, à la tête d’un clan où tout n’allait pas toujours bien. Son immense fortune, que l’on a du mal à imaginer et à évaluer, ne pouvait pas être sans poser de problèmes. Elle était bien gérée et malgré son train de vie quasi royal, elle n’était en rien diminuée. Mais elle avait des enfants avec des besoins et des souhaits qui venaient la contrarier. Au féodalisme prussien s’opposait l’égalitarisme français. Les biens les plus visibles de la fortune de Dorothée, en France, étaient sa propriété de Rochecotte et son hôtel particulier de Paris, Valençay appartenant à son fils Louis. En Silésie, il y avait Günthersdorf et Sagan, deux châteaux, des dizaines de milliers d’hectares de terre et de bois, des villages entiers. Des milliers de personnes dépendaient directement ou indirectement d’elle. Et il y avait les collections de tableaux, de meubles, et probablement des comptes bancaires un peu partout. 


Louis de Talleyrand-Périgord 


L’aîné de ses enfants, Louis, fut maire de Valençay de 1836 à 1875. Il fut créé Pair de France en 1845. Enfant sérieux, élève appliqué, il se révèle dans la vie un mondain prodigue au point que sa femme, Alix de Montmorency, se sépara de lui par jugement en date du 28 août 1846. On le dit "petit, mal fait, mais ayant plus grand air qu'un souverain, d'une politesse exquise, d'une élégance raffinée". 



Alix de Montmorency-Périgord par Claude Marie Dubufe 

Il était duc de Valençay par courtoisie, il sera duc de Talleyrand à la mort de son père, en 1872. Conformément aux vœux de sa mère, il sera prince de Sagan du vivant de cette dernière, puis duc de Sagan. Il fut membre de la Chambre des Seigneurs de Prusse, à laquelle il ne mit jamais les pieds. 




Alexandre de Talleyrand-Périgord, duc de Dino 

Le second, Alexandre, filleul de l’empereur de Russie, Alexandre Ier, sorti de Navale, restera dans la marine jusqu’en 1835. On le retrouve engagé comme officier d'état-major à la suite de l'armée sarde, en 1848, puis capitaine au ler régiment de la Légion étrangère en 1855. Il participe à la campagne de Crimée et se trouve présent au siège de Sébastopol. 



Valentine de Sainte-Aldegonde 


Son épouse et lui défraient la chronique à Florence. Valentine de Sainte-Aldegonde, belle, intelligente mais ambitieuse et cupide, avait été courtisée, avant d’épouser Alexandre, par le fastueux et extravagant prince Demidoff qui n’en voulut pas aux mariés car pour leurs noces il offrit deux fourgons de bonbons, remit à l’église un vase en or, dota six jeunes filles, fit distribuer 6.000 francs aux pauvres, châles et dentelles aux paysannes. A la mariée, il offrit une parure en diamants de 30.000 francs. En 1840, il avait épousé la princesse Mathilde Bonaparte, fille du roi Jérôme et de Catherine de Wurtemberg. Dire que le couple ne s’entendait pas est un euphémisme. Le prince Demidoff eut des maîtresses, sa femme des amants. Et parmi les maîtresses se trouvait Valentine de Talleyrand-Périgord, à qui la princesse Mathilde fit une scène violente au cours d'un bal, ce qui lui valut en retour, de la part de son mari, une paire de gifles administrées en public. A la mort de son père, en 1872, Alexandre devint troisième duc de Dino. 



Prince Demidoff 

Pauline de Talleyrand-Périgord, marquise de Castellane, n’était pas dans une situation plus brillante que ses frères. Elle avait épousé un jeune homme bien sous tout rapport, elle se retrouvait avec un mari qui la ruinait. Il fit construire, entre autres, comme il était député du Cantal, un château au milieu de nulle part. Pauline, amoureuse et inconsciente, n’en était pas moins heureuse avec lui. Mais il mourut d’une chute de cheval le 16 octobre 1847. Pauline, dès lors, vivra à Rochecotte, dans la dévotion, liée au catholicisme libéral représenté par le comte de Falloux et Mgr Dupanloup, évêque d’Orléans, qui avait obtenu la rétraction de Talleyrand. La décision de Dorothée de donner Sagan à Louis mit le feu aux poudres. Alexandre et Pauline s’opposèrent à la décision leur mère. En fait, la duchesse de Sagan n’avait pas le choix car le duché devait revenir à son fils aîné, selon les termes mêmes du protocole l’investissant comme souveraine, à la suite de ses soeurs. Mais à la loi féodale germanique s’opposait la loi française qui imposait l’égalité entre les héritiers. Sagan représentait à lui tout seul une très grande part de l’héritage de Dorothée. Le héritiers du duc Robert de Parme se trouveront également dans la même situation en 1906, à sa mort. Une fortune colossale répartie entre plusieurs états aux lois différentes. Les princes Sixte et Xavier de Bourbon-Parme intentèrent un procès à leur frère aîné, qui était considérablement avantagé du fait des conflits de lois. Le 14 septembre 1847, la mère et ses enfants signèrent un pacte de famille, pour mettre fin à cette querelle d’héritage. Louis, qui avait déjà Valençay, mais non du fait de sa mère mais de son grand-oncle, reçut Sagan avec ses droits patrimoniaux et seigneuriaux. Alexandre reçut Günthersdorf. Pauline eut Rochecotte. Adolphe de Bacourt avait aidé à cette transaction car il avait considéré que l’aîné recevait bien trop et les cadets pas assez. Il y avait aussi de sa part un certain ressentiment contre Dorothée. Elle avait choisi la Prusse pour s’installer définitivement et avait un amant flamboyant, le prince Félix Lichnowsky. Françoise de Bernardy, la biographe reconnue de la duchesse de Sagan, rapporte une lettre écrite par Dorothée à l’été 1846. A défaut de ses enfants, fâchés contre elle, elle recevait à Sagan “ma soeur (Jeanne, duchesse d’Acerenza), mes nièces et neveux (les Biron, descendants du frère cadet du duc de Courlande), mon beau-frère (Schulemburg, veuf de Whilhelmine), des voisins (dont Lichnowski)... m’apportent assez de mouvement et de diversité pour que ma vie retirée ne soit pas solitaire.” La tourmente passée, Dorothée pouvait à nouveau recevoir sa famille, à l’exception d’Alexandre qui ne renoua pas avec elle. Dorothée avait onze petits-enfants, cinq chez son fils aîné, Louis, quatre chez Alexandre et deux chez Pauline. La première, Valentine, était née en 1830, le dernier, Archambaud, en 1845. Elle eut la joie de voir se marier certain de ses petits-enfants, Valentine de Talleyrand-Périgord en 1852 avec le vicomte Etchegoyen, Boson de Talleyrand-Périgord en 1858 avec Jeanne Seillière, à l’occasion duquel Napoléon III l’autorisa à porter en France le titre de prince de Sagan, Clémentine de Talleyrand-Périgord en 1860 avec le comte Orlowski et enfin Marie de Castellane en 1857 avec le prince Radziwill. 


 

 Marie de Castellane 

Le mariage de Marie de Castellane fut une grande joie pour Dorothée. Sa petite-fille Clémentine en épousant le comte Orlowski, de 25 ans son aîné, faisait un beau mariage car son mari était noble et très riche. Mais le 3 octobre 1857, à Sagan, Marie faisait un mariage rêvé. Son mati était Antoine, prince Radziwill. Il devait servir dans l’armée prussienne, être général d’artillerie, aide de camp de l’empereur d’Allemagne, Guillaume Ier. Il sera le chef de la maison princière de Radziwill. Il avait tout pour plaire à Dorothée. Il était d’une famille non seulement richissime mais de rang souverain comme elle, les Radziwill étant une des familles les plus importantes de Pologne-Lituanie, mais il était surtout le petit-fils de sa marraine, la princesse Louise de Prusse, épouse du prince Antoine Radziwill. Il ne déplaisait pas à Marie mais l’idée de se marier pour aller vivre si loin de la France ne lui convenait pas. Elle finit pas être conquise par les manières et la gentillesse du prince et de sa famille. Marie n’eut pas à regretter ce mariage célébré en présence du roi de Prusse, son union fut heureuse. Sa descendance s’est alliée avec les premières maisons de Pologne : princes Czetwertynski, Czartoryski, Lubomirski, comtes Palffy et Tyskiewicz, et bien d’autres Radziwill. Elle mena une vie mondaine de premier rang à Berlin. En Silésie, elle avait le château de Klienitz, offert par sa grand-mère, situé au nord de Sagan. 



Château de Klienitz 

Françoise de Bernardy rapporte la lettre écrite par Dorothée le 24 septembre, avant le mariage : “ J’ai beau être occupée ici de tous les arrangements matériels d’une noce, ayant ma grosse maison à diriger, ma fortune à gouverner, celles des autres à sauvegarder; du monde à recevoir, à amuser, le roi à attendre…” Tout était en l’air au château de Sagan. 



La bibliothèque de Sagan


 Un cabinet à Sagan 


Un cabinet salon 

Un autre cabinet 

Dorothée connut de son vivant quatre de ses arrières petits-enfants, dont Hélie de Talleyrand-Périgord (1859-1937) duc de Talleyrand, duc de Sagan qui épousera la richissime Anna Gould, divorcée d’un autre arrière-petit-fils de Dorothée, le célèbre Boniface de Castellane (1867-1932). La descendance de Dorothée est nombreuse. Elle est tout un Bottin Mondain à elle seule, qui a fait et aurait encore fait le bonheur de Marcel Proust. 


Stéphanie de Beauharnais
Grande-duchesse de Bade 

Il y eut aussi les grands amis. Stéphanie de Beauharnais, grande-duchesse de Bade, était de son premier cercle. Elle se retrouvaient en Allemagne et à Nice. Stéphanie ne séjourna jamais dans une aucune des résidences de Dorothée. A la mort de la grande-duchesse en janvier 1860, la duchesse de Sagan écrivit : “Elle était bonne, aimable. Elle était restée pure dans les circonstances difficiles de sa jeunesse ; elle était restée fidèle, elle avait goût et confiance en moi, elle m’avait souvent défendue, c’était une contemporaine, bien des souvenirs agréables ou intéressants se rattachaient à elle ; ses défauts qui n’étaient que des faiblesses ne m’ont jamais fait souffrir. Enfin, j’ai des larmes dans les yeux et dans le coeur.” Il faut rappeler que Stéphanie de Beauharnais, princesse impériale de France, avait été marié au grand-duc de Bade, de par la volonté de Napoléon. Mal reçue à Bade, au début, elle avait su conquérir toute la famille de son mari, dont sa belle-soeur, la reine de Bavière. Elle était une figure majeure et respectée de la société royale de l’époque, sans avoir aucune participation aux évènements politiques. 



Baron de Barante par Ary Scheffer 

Il y avait le baron de Barante (1782-1866), son ami depuis 1817. Anatole France disait de lui "Homme de beaucoup de tact, de sens et de finesse, homme de second plan mais qui a bien son originalité : c'est un janséniste aimable.” Il ne fut jamais son amant. “Personne dans ce qu’on est convenu d’appeler mes amis ne m’inspire confiance suffisante pour que j’accepte absolument leur avis. Vous seul m’auriez trouvé docile car vous seul m’auriez trouvée confiante et sans réserve. ” Il dit d’elle “Je vous écrit d’Orléans où je suis venu passer deux jours avec Mme de Talleyrand. Elle se conserve merveilleusement et ne vieillit pas. Elle aime mieux sa vie princière et féodale de Sagan que le séjour en France, et en vérité cela se conçoit” . 


François Guizot par Nadar 

Il y eût François Guizot (1782-1874), l’homme d’Etat de la Monarchie de Juillet. Elle a été amoureuse de lui mais il lui avait été enlevé par l’amie rivale, la princesse de Lieven. Il écrivit : “Je l’ai beaucoup vue. Elle s’est prise ou reprise de goût pour moi. Encore belle à 65 ans, les mêmes yeux, la même taille. Toujours Circée. Et le même esprit : toujours grand, libre, ferme, simple, sympathique... C’est dommage qu’elle soit devenue une grande dame allemande et qu’elle vive presque toujours en Silésie.” Il se sont échangé des centaines de lettres. La princesse Lieven morte, il retourna à Dorothée. Il avait 70 ans, elle en avait 64. A sa mort, il dit d’elle “C’était un esprit supérieur, une grande âme à travers tous ses emportements, et d’une société charmante. Après nous être beaucoup rencontrés, elle et moi, dans le cours de notre vie, et avec goût l’un près de l’autre, vie bien incomplète et bien courte » (du 24 septembre). “J’ai une peine infinie à me persuader que je ne verrai plus ces yeux tour à tour si brillants et si profonds, que je ne jouirai plus de cette conversation, riche, simple, ferme, qui avait la grâce dans la forme et laissait toujours entrevoir plus qu’elle ne disait. Le coeur est comme les yeux. Il ne croit pas tout de suite, au vide qui l’attend” (du 30 septembre). “Toute incomplète qu’a été ma relation avec elle, la trace est profonde” Bacourt, son ami amant, lui resta fidèle jusqu’à la fin. Il ne se maria jamais. Il aida Dorothée à mettre de l’ordre dans ses affaires, à la veille de sa mort. Le 9 septembre elle lui remit la garde des papiers de Talleyrand et en particulier de ses Mémoires, dont Bacourt était co-dépositaire. Le prince avait prescrit d’attendre trente ans après sa mort pour les publier. Selon ses ordres, il réunit ses textes et correspondance à publier. Il fut son exécuteur testamentaire. Il y eut bien d’autres amis. Il y eut aussi bien des amants, connus ou inconnus. La duchesse de Sagan allait bientôt quitter la scène de ce théâtre dont elle avait été la prima donna si longtemps. En 1857, déjà, au moment du mariage de Marie de Castellane, elle sentait sa santé décliner. “Ma santé me laisse dans une continuité de souffrances qui, jusqu’à présent, ne vont pas à l’état d’infirme proprement dit…”. La foi de sa fille Pauline l’édifiait et l’aidait à se préparer à mourir : “Elle voit plus clair au-delà de ce monde que dans ce monde. Ma vie est bien moins sérieuse, plus exigeante, l’avenir est, pour moi, à la fois certain et obscur. J’y crois, mais je n’y vois pas.” (6 mars 1861) Aujourd’hui, on dirait qu’elle n’a que 68 ans, mais à l’époque, elle appartenait à la catégorie de ceux qui ont vécu vieux. Elle appelle sa vie “mon pèlerinage”. Mais il fallut un accident pour abattre la duchesse de Sagan. Fin 1861, sa voiture versa et il fallut un long moment pour porter secours à Dorothée, prise sous un orage de grêlons. Pour se remettre de ses contusions, elle partit prendre les eaux à Ems, la station de cure des têtes couronnées, puis à Schlagenbad, dans le grand-duché de Hesse, aux eaux connues pour leur vertus contre les rhumatismes depuis le XVIIIe. “Ems m’a fait grand mal. Je ne pense pas que Schlangenbad fasse merveille. Je ne vois aucune issue ; mais il y a une fin et peut-être est-elle proche. J’ai encore quinze jours à passer ici, puis je rentrerai dans mes foyers plus malade que je n’en suis sortie. Il ne me reste plus qu’à me cacher, à souffrir, à me souvenir, et à attendre en me préparant le mieux que faire se peut. J’y mets beaucoup de bonne volonté. Cela suffit-il ?” Ecrivit-elle à Barante, dans sa dernière lettre. Avant de partir en cure, elle avait écrit dans ses Mémoires : “Voici le joli mois de mai arrivé tout plein de soleil, de verdure et de parfum. Eh bien ! Tout cela me semble une dérision car ce soleil n’éclaire pour moi que des souffrances qui augmentent à chaque instant de cruauté. Je n’ai, pour ainsi dire, plus un moment de vrai répit. Cependant voici deux jours que je suis sortie; mais hier après une tournée d’une demie-heure dans le parc, je suis rentrée pour être torturée avec une arme incessante qui vient de me ressaisir”. Ses Mémoires prennent fin là. Elle ne fit pas appel à sa famille bien qu’elle sentît la fin approcher. La nouvelle de sa maladie ayant été divulguée par la presse allemande, ils arrivèrent à Sagan. Mais Dorothée était morte dans les bras de Bacourt le 19 septembre 1862, après lui avoir remis ses Mémoires - un monument où sont commentés et décrits les dessous de la politique européenne, le commérages mais aussi les secrets des cours et des salons, trente ans de lectures et voyages, visites et réceptions, hommes et monuments - pour les transmettre à sa petite-fille Marie, princesse Radziwill, qui les fit publier en 1909, témoignage monumental de trente ans d’Histoire, de la vie de la France, sous la Restauration en particulier, mais aussi de la vie dans toutes les cours, petites et grandes de l’Europe. Elle souhaitait que son cœur repose près de la tombe de Talleyrand à Valençay. Cela ne fut pas respecté. Elle est inhumée dans le caveau de l’église Kreuzkirche à Sagan.

Kreuzkirche où sont enterrées Dorothée et Whilhelmine 

Que reste-t-il de l’immense fortune de la duchesse de Sagan, aujourd’hui ? Rien par rapport à ce qu’elle a été mais sa descendance en vécut certainement très bien avec les aléas de l’effondrement du monde aristocratique en France en 1918 et en Europe orientale en 1945. 


Sagan avant la Deuxième Guerre Mondiale 

En 1951, l’état polonais accorda une indemnité de six millions de dollars pour la nationalisation du domaine constituant l'ancien duché de Sagan. Cette indemnisation, qui donna lieu à différents procès et jugement quant à sa répartition entre Jean Morel, héritier de Boson de Talleyrand-Périgord (1867-1952) duc de Sagan et Violette de Talleyrand-Périgord, nièce de ce dernier, fit l'objet d'un recours devant la cour de cassation en en 1976. 



Hélie de Talleyrand-Périgord, 5ème duc de Sagan 

Il n’existe plus de Talleyrand-Périgord. Boson de Talleyrand-Périgord (1867-1952) frère d’Hélie que Dorothée avait connu, 6e duc de Talleyrand, 5e duc de Sagan, dit “duc de Valençay” reconnut le 10 mai 1947 et légitima par mariage subséquent en 1950 Jean Morel (1929-2014), fils de sa troisième épouse, Antoinette Morel, qui porta le nom de Talleyrand-Périgord. Sur demande d'Hélie de Talleyrand-Périgord (1882-1968), 7e et dernier duc de Talleyrand, 7e et dernier duc de Dino (1952), dernier duc de Sagan (1952), cousin issu de germain des précédents, la reconnaissance et légitimation furent annulées par jugement rendu par le Tribunal Civil de la Seine en date du 26 mars 1953 et décision de la cour d'appel de Paris en janvier 1955. Jean Morel resta néanmoins héritier universel du duc de Talleyrand et de Sagan. Hélie de Talleyrand-Périgord mourut sans descendance. Sa cousine, Violette, fille du 5ème duc de Sagan et d’Anna Gould, reprit le titre de duchesse de Sagan, par courtoisie, mariée en premières noces au comte James de Pourtalès puis à Gaston Palewski, président du Conseil Constitutionnel de 1965 à 1974, par ailleurs amant de Nancy Mitford. Violette de Talleyrand-Périgord fut la dernière à porter le nom sans avoir à en demander l’autorisation. Son fils, Hélie de Pourtalès, né en 1938, fut autorisé par décret du 13 octobre 2005, à ajouter à son nom patronymique celui de Talleyrand-Périgord, afin de s'appeler Pourtalès de Talleyrand-Périgord. Que reste-t-il de Dorothée dans la mémoire universelle ? Elle continue d’exister grâce à Marcel Proust qui fut fasciné par elle. Il connut et rencontra ses petits-fils dans le monde avec une gaffe monumentale, le jour où confondant le duc de Sagan et le duc de Brissac, fit, se croyant spirituel, au premier une remarque sur la dot de sa femme née Anna Gould. Sagan, outré, ne l’oublia pas. Enfin, Françoise Sagan n’est Sagan que d’emprunt mais le nom résonne encore grâce à elle. Dorothée de Biron, princesse de Courlande, comtesse Edmond de Talleyrand-Périgord, duchesse de Dino, duchesse de Talleyrand et enfin duchesse de Sagan, fut une femme libre, libre dans sa pensée et libre dans ses amours. Profondément attachée à la société aristocratique qui était la sienne, elle n’en respectait les règles que tout autant qu’il lui convenait de le faire. Elle fut certainement une des plus grandes figures du XIXe siècle.


Violette de Talleyrand-Périgord
dernière duchesse de Sagan