02/02/2018

Eve Hanska, Madame Honoré de Balzac - Troisième et dernière partie





Balzac idéalisé 
par Allen St-John en 1899
Eve finit par accepter qu’il vint enfin à Wierzchownia. Après avoir emprunté 4000 francs à son éditeur, Balzac se mit en route le 5 septembre 1847. Le général Bibikoff lui avait souhaité bienvenue à Honoré, mais le faisait étroitement surveiller. Le voyage commence en chemin de fer de la Gare du Nord à Cologne et prit deux jours. Ensuite ce fut Hamm en Westphalie, où il prit la diligence pour Hanovre. De Hanovre à Gleiwitz en Silésie, ce fut le train à nouveau par Berlin et Breslau. 


Voyage de Paris à Wierzchownia
A nouveau la diligence jusqu’à Cracovie, où il arriva le 9 septembre. Le 11, toujours en diligence, il est à Brody en Galicie. Dans l’après-midi, il est à la frontière austro-russe à Radziwilloff. Ses bagages sont soigneusement fouillés. Dans la nuit il repart dans une voiture nommée une kibitka, selon lui, “ cette voiture de bois et d’osier, traînée avec une vélocité de locomotive, vous traduit dans tous les os, les moindres aspérités du chemin avec une fidélité cruelle.”


Kitbika 
lithographie au musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg
 Il s’arrête pour dormir à Jitomir et Annapol, soit encore deux jours complets de voyage. Et enfin c’est Berditcheff où il arrive le 13 septembre, soit huit jours après son départ. Il lui reste encore environ soixante kilomètres avant d’arrivée à Wierzchownia. Et voici comme se présente la palais de sa dame :

“Ce charmant château rose construit au XVIIIe siècle par l’architecte italien Blerio, avec ses deux pavillons , son bâtiment central à colonnade surmontée d’un fronton avec une frise sculptée, le tout portant curieusement l’influence du style anglais “Adam”. A l’intérieur après un vestibule à colonnes, on entrait dans une grande salle de bal, d’une hauteur de deux étages, elle aussi très style “Adam” avec ses hauts reliefs de stuc blanc rappelant le wedgewood…grande et majestueuse salle empire.” (Mémoires du R.P. Alex Rezwuski)


Salon de Wierzchownia
Et dans sa lettre à sa soeur Laure Surveille, Balzac décrit ainsi son installation : “ un délicieux petit appartement composé d’un salon, un cabinet et une chambre à coucher; le cabinet est en stuc rose avec une cheminée, des tapis superbes et des meubles commodes, les croisées sont toutes en glace sans tain, en sorte que je vois le paysage de tous côtés. Ceci te fait imaginer ce que c’est que ce Louvre de Wierzchownia où il y a cinq ou six appartement de ce genre à donner. “


Aile de Balzac à Wierzchownia
Après un repos de quelques jours, il se rend à Kiev pour être présenté au général Bibikoff et faire viser son permis de séjour. Il fait la connaissance de Pauline Ricnic, la plus jeune soeur de Madame Hanska, et de ses filles, la comtesse Marie Keller et sa soeur Alexandrine.



Bureau de Balzac à Wierzchownia

A Wierzchownia, il échafaude des projets pour les domaines Hanski, faire faire des traverses de chemin de fer mais y renonce en raison de l’impossibilité de les transporter. Il rêve devant les richesses d’une certaine classe russe, et il est vrai qu’elles sont immenses. 

Il veut avancer le projet de mariage mais Eve plus réaliste sait quelles sont les difficultés. Il lui faut un ukase de l’empereur pour pouvoir se marier avec un étranger et conserver ses biens. Il repart donc le 31 janvier 1848 par - 21°, car il doit trouver l’argent pour répondre aux appels de fond de la ligne des Chemins de fer du Nord, malheureusement souscrites. Il gagne Cracovie où là il peut prendre le train direct pour Paris par la ligne inaugurée en octobre 1847. 

Arrivé à Paris, le 15 février 1848, il voit peu de jours après Alexandrine Moniusko, la soeur dont Eve  se méfie. Elle lui raconte les potins parisiens sur eux dont la phrase “ l’auteur est venu plumer la veuve”, ce qui a du faire plaisir à Eveline. 

Un article avait paru dans le “Revue de Paris” qui donnait le ton de ce que pensait la société du mariage envisagé : “…Madame Eve  Hanska, née Rzewuska, veuve d’un parvenu millionnaire, descend d’une noble et ancienne famille patricienne de la Pologne, famille déchue, comme le sont beaucoup d’autres en ce pays et qui n’a plus d’autres splendeurs que celle de se souvenirs. Monsieur de Balzac, en épousant cette femme aimable et bien née, ne fait peut-être pas un mariage aussi opulent qu’on pourrait le supposer, car une grande partie des millions de M. Hanski sont revenus à sa fille unique la comtesse Georges Mniszech…Quant aux Rzexuski, à peu près ruinés, ils sont presque tous mésalliés, et dernièrement, ayant, pour se relever, demandé au collège héraldique de Saint-Petersbourg le titre de comte, on le leur a refusé, faute de preuves justifiant cette prétention.” Cela n’a pas du tout plu à Balzac, à la fois parce que c’était faux quant à la situation sociale, financière et nobiliaire des Hanski et des Rzewuski mais aussi parce qu’il voyait ses projets étalés au grand jour. Il ne pensait pas qu’il était peut-être à l’origine de la propagation de la nouvelle, car tout à son amour, il était moins que discret.

La révolution qui éclata le 22 février 1848 rendit cet article dérisoire et sans effet. En peu de temps les Orléans sont déchus du trône, ce qui n’a pas du déplaire au légitimiste qu’avait toujours été Balzac. Mais la révolution ne faisait pas du tout son affaire car son libraire éditeur fait faillite, les actions qui lui restent de la Compagnie des Chemins de fer du Nord voient à nouveau leur cours s’effondrer. Il continue à voir Alexandrine “divinement mise” et “toujours la femme du monde la plus heureuse d’être ici”. Elle ne semble pas troublée par ls événements parisiens. 

Il songe à se présenter aux élections qui s’annoncent. La révolution doit rentrer dans le rang et le général Cavaignac s’en occupe. La vie a malgré tout continué avec ses hauts et ses bas pour Balzac, toujours à cours d’argent. Il lui faut retourner en Ukraine pour essayer d’obtenir enfin ce qu’il souhaite le plus, la main de Madame Hanska. 

La préparation de son départ, comme l’année précédente, n’est pas simple. Il lui faut obtenir toutes autorisations en écrivant au comte Ouvaroff qui lui-même écrit au comte Orloff, ministre de la police, beau-fils d’Adam Rzewuski, avec ces moments “ Un écrivain français très connu, M. de Balzac, est venu année dernière en Russie où il a séjourner assez lo,nguement. Le général Bibikoff, auquel je l’avais à sa prière, recommandé a été fort satisfait de sa tenue et très gracieux envers lui car les opinions de Balzac sont beaucoup plus littéraires que politiques et il ne s’est jamais mêlé d’affaires.”

Le comte Orloff écrit au tsar “ … Selon les informations que possède la troisième section de la Chancellerie personnelle de Votre Majesté Impériale, de Balzac s’est rendu de Paris à Saint-Petersbourg en 1843, et après avoir visité les curiosités de la capitale, est bientôt reparti ; il était recommandé à beaucoup de personnalités de la haute-société, s’est conduit en honnête homme et n’a été remarqué dans aucune affaire répréhensible. Puis en 1847, de Balzac est venu de l’étranger dans les provinces de Volhynie et de Kiev rendre visite à un propriétaire du pays le comte Mniszech, et pendant son séjour dans ces provinces n’a pas attiréé sur soi d’attention défavorable. Considérant la conduite irréprochable de de Balzac lors de son dernier séjour en Russie…me soumettant  à ce sujet à la Haute décision de Votre Majesté Impériale, je suis heureux de présenter avec cela les lettres originales de  de Balzac …”

La demande de visa est donc approuvée par l’empereur lui-même avec la mention “Oui, mais avec une stricte surveillance.” Ouvaroff écrit donc à Honoré le 26 août 1846 : “Venez, Monsieur, partager la sécurité profonde dont nous jouissons…”

Encore un emprunt, malgré les 10 000 Francs reçus de Georges Mniszech  et Balzac est prêt à partir. Il prend le train à la Gare du Nord le 19 septembre, “On va maintenant de Paris à Cracovie en 60 heures et à Cracovie on s’embarque immédiatement pour Lemberg ( L’vov) et idem à Lemberg pour Brody ( soit la frontière)”. A Lemberg, il descend à l’Hotel George, qui bien que transformé en 1900, existe toujours.


Hotel George à L’vov tel que Balzac l'a connu
Le 27 il franchit la frontière, retardé par les visites qu’il fait en chemin, puis s’arrête au château de Wisniowiec, chez le frère de Georges, André, qui l’accompagne ensuite à Wierzchownia où ils arrivent le 2 octobre 1848. Il y restera un an et demie. Mais les soucis de Paris le poursuivent. La maison revient 350 000 francs et encore, il n’y a pas l’argenterie, il n’y a pas les voitures, il n’y a pas les chevaux. Les dettes s’accumulent encore. Il n’est pas élu à l’Académie française, au siège de Châteaubriand, c’est le duc de Noaillles qui obtint 25 voix sur 31 et Balzac 4, mais pas n’importe lesquelles, Victor Hugo et Lamartine. Autre élection quelques jours après, il n’obtint que deux voix, celles de Hugo et de Vigny.

A quoi passe-t-il son temps dans le beau château de Wierzchownia ? Le valet de chambre qui lui avait été affecté a raconté : “ Je me rappelle combien de fois en rentrant d’une promenade dans le parc ou dans les forêts - la première chose que je devais servir dans on cabinet travail en haut était une tasse de bouillon bien chaud…Et le soir il écrivait…il écrivait des heures entières…Je me rappelle que chaque nuit, vers les deux heures, lorsqu’il avait fini d’écrire dans sa chambre d’en haut, Madame la comtesse me donnait l’ordre de lui porter une tasse de café brûlant…Je les trouvais assis toujours au coin de la cheminée et ils parlaient, et ils parlaient jusqu’au matin…On voit bien qu’il est très intelligent…il n’y a qu’un homme très savant pour être délicat à ce point avec les pauvres gens et les serviteurs.”



Aile de Balzac en 2010

Il écrit peut-être beaucoup mais durant toute cette période il ne produit rien. Il a d’ailleurs fini la Comédie Humaine, mais après sa mort Eve  fera publier en 1855 quelques oeuvres  dont “Le député d’Arcis”, “Les Paysans" et “Les Petits-Bourgeois”. 

Aujourd’hui, les trois pièces occupées par Balzac au premier étage du château de Wierzchownia lors de ses différents séjours sont aménagées en musée. On peut y voir sa table de travail, des portraits. On peut aussi visiter le bâtiment où furent célébrées le mariage à à Berditcheff. En Ukraine, leur histoire d’amour, dans laquelle Balzac a joué le plus romantique de ses personnages, n’a pas été oubliée, et fascine encore.



Cafetière de Balzac
Musée Balzac
Au milieu de ces félicités domestiques, il leur faut malgré tout régler l’épineux problème du mariage. Evelin Hanska ne possède en propre qu’un domaine de mille serfs, Pawlowka, et d’un revenu de 20 000 Francs. Pour se marier avec un étranger, elle doit vendre tout ce qu’elle possède, sauf si le tsar lui donne lui autorisation de garder ses biens, par ukase. Elle écrit donc au tsar par l’intermédiaire de Bibikoff montrant l’insignifiance de sa fortune personnelle, l’essentiel de la fortune Hanski appartenant à sa fille. Le tsar refuse l’autorisation. Elle peut se marier mais ne peut en aucun cas conserver sa propriété. 

Balzac est malade. La maladie du coeur qui s’était déclenchée l’année précédente revient; il a du mal à monter l’escalier qui mène à son appartement dans l’aile gauche du château. Il attrape un rhume. Puis début 1850, en janvier à Kiev où ils se sont tous rendus, il est à nouveau malade. 

En février, Eve  Hanska franchit enfin le pas. Elle donne à sa fille sa terre de  Pawlowka. Elle peut enfin l’épouser et devenir Madame Honoré de Balzac. Le mariage est célébré à Berditcheff le 2/14 mars 1850. “Sont témoins le comte Gustave Olizar, ancien maréchal de la noblesse du gouvernement de Kiev, le comte Georges Mniszech, le chanoine Joseph Bialoblocki et plusieurs autres personnes qui y ont assisté.” ( extrait de l’acte de mariage)

Selon André Maurois, "C'était la charité, autant que l'amour ou la gloire, qui a finalement fait pencher la balance."

Balzac triomphant annonce son mariage à tout le monde, avec des accents de vanité. “ Je deviens le mari de la petite nièce de Marie Leczinska…je deviens le beau-frère d’un aide de camp de l’empereur…neveu de la comtesse Rosalie Rzewuska, dame d’honneur de S.M. l’impératrice…” Honoré est aussi devenu le “père chéri” d’Anna comme elle le qualifie.

Immédiatement après le mariage, ils tombèrent malades tous les deux. Elle eut un fort accès de goutte, et lui fut de nouveau sujet à ses problèmes cardiaques. Mais Paris les attendait ou plutôt Honoré voulait enfin parader aux bars d’Eve  dans la société parisienne. 

Monsieur et Madame Honoré de Balzac quittent Wierzchownia le 24 avril 1850, dans une grosse berline achetée à Francfort. Ils ont bien l’intention de revenir l’année suivante car ils laissent Anna et Georges en Ukraine, mais Eve ne reverra plus sa propriété. Le voyage de retour comble les rêves les plus ambitieux de Balzac. Ils vont de château en château, achètent des antiques au passage, sont reçus par les autorités locales. Balzac se préoccupe auprès de sa mère de l’état de la maison qui doit être prête pour accueillir sa femme. Il lui écrit de Dresde, “j’espère être rue Fortunée le 20 ou au plus tard le 21, je t’en prie donc instamment, fais que tout sois prêt pour le 19 et qua nous trouvions à déjeuner ou à dîner, quand bien même les provisions seraient perdues car j’ignore à quelle heure nous arriverons l’un de ces trois jours là.”


Hôtel de Balzac rue Fortunée
Ils arrivèrent dans une maison ainsi décrite par divers témoignages : à l’extérieur une porte cochère monumentale, un jardin sablé sans gazon ni fleurs, quelques arbres, pauvreté d’aspect, manque de proportion, architecture bizarre, à l’intérieur, une antichambre très vaste avec une seule porte donnant sur le salon à trois petites fenêtres donc très sombre encombré de beaux objets, suivi d’une salle-à-manger sans intérêt, quatre chambres au premier étage et probablement des combles pour le personnel. Cela ne corresponde en rien au palais dont rêvait Balzac pour y loger son amour. Cela sent le triste et le renfermé. Tous les témoignages concordent. 


Hôtel de Balzac 
Cour - Jardin
Mais à peine arrivé la santé d’Honoré se détériore encore. Son ami, le Dr Nacquart, est impressionné par l’altération de ses traits. Les confrères appelas en renfort prescrivent la saignée. Ils continuent malgré à recevoir des visites. L’une d’entre elles est celle que fait Caroline Rzewuska, autrefois Sobanka, maintenant Chircowicz. C’est la première fois qu’ils se rencontrent. Elle est enchantée de lui et de la demeure. Elle fait savoir à Anna qui s’en réjouit. Ils ne reçoivent pas que la famille. Le romancier et poète, Auguste Vacquerie (1819-1895) est reçu et décrit ainsi sa visite : “ Puis nous passâmes tous dans le salon principal, nous vîmes Balzac assis ou plutôtt à demi couché dans un grand fauteuil placé près d’une fenêtre; il était enveloppé d’une longue robe de chambre; sa tête reposait sur un oreiller, sou ses pieds s’étalait un cousin. Ah quelle lamentable métamorphose le temps la maladie avenir opéré en lui ! Tombée cette belle vitalité ; éteint cette vaillante exubérance qui rendait sa personne si originale si attractive. Le romancier n’était plus que l’ombre de lui-même”.

Il semble que Balzac ait attendu d’être marié et rentré chez lui pour relâcher toutes les énergies qui l’avenir soutenu tout au long de sa vie. Il avait atteint son but, épouser la femme aimée et qui de surcroit était riche. 

Victor Hugo fut le dernier des étrangers à la famille à le voir. Après l’avoir rencontré, il déclara “Messieurs l’Europe va perdre un grand esprit.”.

Eve  était présente à ses côtés tout au long de sa maladie, ne le quittant que pour aller se reposer. Il mourut le 18 août 1850.

Honoré de Balzac sur son lit de mort
                                          par  Emile Giraud
Devant sa tombe Victor Hugo déclara le jour des obsèques : “L’homme qui vient de descendre dans cette tombe était de ceux auxquels la douleur publique fait cortège…Le nom de Balzac se mêlera à la trace lumineuse que notre époque laissera dans l’avenir. Monsieur de Balzac faisait partie de cette puissante génération des écrivains du XIXe siècle qui est venue après Napoléon de même que l’illustre pléiade du 17e siècle est venue après Richelieu…M. de Balzac était un des premiers parmi les plus grands, un des plus hauts parmi les meilleurs…Tous ses livres ne forment qu'un livre, livre vivant, lumineux, profond, où l'on voit aller et venir, et marcher et se mouvoir, avec je ne sais quoi d'effaré et de terrible mêlé au réel, toute notre civilisation contemporaine, livre merveilleux que le poète a intitulé Comédie et qu'il aurait pu intituler Histoire (...) À son insu, qu'il le veuille ou non, qu'il y consente ou non, l'auteur de cette œuvre immense et étrange est de la forte race des écrivains révolutionnaires.”

Tout ce que la France comptait de gloires était présent. 

Barbey d’Aurevilly ajoutera parmi les hommages : “ Cette mort est une véritable catastrophe intellectuelle à laquelle il n’y a rien à comparer que la mort de Lord Byron.”

Le chagrin d’Eve  était partagé par Anna et Georges. Elle a accepté la succession d’Honoré de Balzac sans hésiter un instant, une succession qui ne se compose que de dettes et qu’elle a toutes acquittées. En 1849, elle avait déjà acquitté pour 263 400 francs dettes, à sa mort elle acquitta encore 83 500 francs de passif. Elle prit avec elle la mère de Balzac à qui elle assura, outre un toit, une rente viagère. Elle exécuta tous ses legs, y compris celui de la célèbre canne de Balzac léguée au Dr Nacquart. Elle prit sur elle de faire achever “Les Paysans” qui parurent en 1855. Avec l’aide d’Armand Dutacq (1810-1856), fondateur du siècle, exécuteur testamentaire de Balzac, elle sut donner à l’oeuvre de son mari l’envol posthume qui en fait un des auteurs les plus connus et les plus vendus aujourd’hui. Eve se vit récompenser de ses efforts pour la droits d’auteur, importants, qu’elle put toucher par la suite. 

La canne aux turquoises de Balzac
C’est par lui qu’elle est entrée dans l’Histoire de la Littérature française, qu’elle a acquis sa notoriété et elle le savait. 

Cela ne l’empêchait pas d’écrire, de façon réaliste  qu’elle avait ruiné sa santé en s’occupant de son mari durant sa maladie, comme elle avait ruiné sa fortune en acceptant de payer les dettes de la succession avec tous les embarras afférents. 

Eve  de Balzac se retira du monde pour quelques temps. Mais en 1851, le monde se rappela à elle par les soucis de la succession de son mari doublés de ceux créés par son mariage. Le tsar ne lui avait pas interdit d’épouser Honoré de Balzac, il lui avait simplement fait savoir que si elle le faisait elle perdait tous se biens en Russie et c’est pour cela qu’elle avait donné sa propriété à Anna, moyennant le versement d’une rente viagère qu’elle n’avait en réalité pas touchée. 


Anna Hanska par Jean Gigoux en 1857
Mais Anna et son mari reçurent un avis de Kiev qu’ils risquaient la confiscation de leurs biens, en raison de cette rente viagère. Il est difficile de comprendre pourquoi mais le risque  était bien réel et Eve  écrivit au comte Orloff, le beau-fils de son frère Adam, alors ministre de la police du Tsar, pour se justifier. Elle s’est mariée avec un étranger, et si le Tsar le lui avait interdit, elle eût obéi. Elle a satisfait à sa demande ne plus être propriétaire en Russie. Et aujourd’hui tout est remis en cause. Les biens des Mniszech ne furent pas confisqués car ils prirent la précaution d’en vendre la plus grande partie dont Pawlowka qui leur avait été donné et ils s’apprêtaient à quitter la Russie. Dans la Russie impériale l’empereur pouvait tout, y compris commettre des injustices. Eve s’était conformée à sa demande et il trouvait, ou son administration policière trouvait en core à redire. Balzac n’avait-il pas écrit : “J’appelle la Russie une autocratie soutenue par l’alcool.”



Comte Georges Mniszech 
par Jean Gigoux
Mais aussi la vie lui rappela qu’elle était, selon Barbey d’Aurevilly, une beauté imposante et noble, un peu massive, un peu charnue, mais, qui même dans sa stature, conservait un charme très vif, épicé d'un charmant accent étranger et d'une touche de sensualité saisissante.

Madame de Balzac se laissa aller un soir et céda au poète Champfleury (Jules François Felix Fleury-Husson 1820 -1889), l’ami de son mari auquel elle avait demandé de l’aide pour classer ses papiers. Un soir, où il déclara avoir mal à la tête, elle offrit de le masser pour calmer sa névralgie et devint sa maîtresse. Elle avait quinze de plus que lui et même si leur relation ne dura pas longtemps, cela lui fit du bien de se voir encore désirée et satisfaite, neuf mois après la mort d’Honoré. Elle lui écrit : “…Je veux d’ailleurs, mon chéri que tu te donnes quelque chose qui te fasse plaisir en souvenir de ce dernier 18 juin où nous sommes parvenus à dérober quelque heures aux troubles et aux angoisses de la vie dans une intimité si pleine, si entière, si chastement amoureuse…pendant quelques heures tu a tout fait oublier à la pauvre Eve, douleurs, souci, passé, avenir…”

Champfleury

Son grand souci et son grand désir était de voir les Mniszech bientôt à Paris, ce quI ne l’empêche pas de fréquenter le monde littéraire parisien, dans lequel Champfleury joue un rôle certain. Elle voit les Hugo. Elle fréquente beaucoup les Surville, le beau-frère et la soeur de Balzac. Elle mène chez eux sa soeur Caroline qui s’est installée à Paris


Photo d'Eve de Balzac

Peu après la mort de Balzac, elle avait fait la connaissance du peintre Jean Gigoux (1805-1894) à qui elle commande un portrait d’Anna. Mais la passion des voyages reprend “Les Saltimbanques” mais sans Bilboquet, cette fois, Le Havre, la Belgique, la Hollande, à nouveau l’Italie. Elle avait rompu avec Champfleury. 

A leur retour, elle retrouve Jean Gigoux qui devient le portraitiste de la famille.. Il peint Eveline, Anna, Georges. Le portrait d’Anna est exposé au Salon de Paris en 1853.

Jean Gigoux par Léon Bonnat musée des beaux-arts et d'archéologie de Besançon.

En octobre 1852, les Mniszech repartent pour la Russie afin de débrouiller leurs affaires. Ils résident à Wierzchownia. La guerre de Crimée qui avait commencé fin 1853  risquait de les bloqués en Russie et souhaitant regagner la France, pour laquelle ils n’avaient pas de visa, il passèrent quelques mois en Allemagne et en Belgique. L’obtention des passeports même pour l’Allemagne n’est pas une mince affaire et il leur faut intervenir auprès de princes et ministres pour obtenir enfin l’autorisation de quitter la Russie. Une longue correspondance s’établit alors la mère et la fille, qui outre les détails de leur vie à Paris ou en Ukraine, révèle que Jean Gigoux fait désormais partie du cercle de famille. Anna engage sa mère à demander à “son cher ami” de l’accompagner dans sa visite à Berlin. Le couple y arrive en août 1854. 

Auparavant Eve  avait eu à se défendre contre les Surville, son beau-frère et sa belle-soeur, qui voulaient après la mort de leur mère survenue le 1er avril 1854 la voir régler ses dettes. Elle n’avait aucune raison de le faire et le leur signifia; ce fut la rupture entre eux. 

Puis ce fut l’installation définitive des Mniszech en France. Pour accueillir son monde mais aussi parce qu’elle a passé une grande partie de sa vie à la campagne, Eve, qui souffre d’atre à l’étroit dans le jardin de la rue Fortunée, décide d’acheter le château de Beauregard, à Villeneuve Saint-Georges, dans le sud-est de Paris. La propriété avait appartenu aux Colbert, puis avait été vendue et revendue; l’ancien château avait été démoli et reconstruit. On y avait une belle vue sur la Seine. Jean Gigoux y dispose d’un atelier car désormais Eve  et lui vivent maritalement. Elle se disait ruinée mais achetait un château près de Paris.


Château de Beauregard

La château fut pillé par les Prussiens en 1870 mais Eve  le conserva jusqu’en 1882. Il existe toujours, amputé de son parc et ne donne aucune idée de la vie qu’Eve et sa famille ont pu y mener. 

Les Rzewuski avaient adopté Paris et beaucoup d’entre eux y vivaient. Eve  et Caroline, Madame Jules Lacroix, y vivaient en permanence, Henri et Adam y faisaient de fréquents séjours, ainsi que leurs neveux et nièces  parmi eux la très belle comtesse Keller. C’était le Paris du Second Empire à la vie si facile pour qui avait de l’argent et les Rzewuski n’en manquaient pas, les Mniszech non plus. C’était le temps des crinolines et ces dames, jeunes ou moins jeunes, faisaient assaut de toilettes.

Eve de Balzac par Jean Gigoux
Les Mniszech avaient acquis en 1872 la propriété contigüe à celle d’Eveline. Le terrain d’environ 320 mètres carrés avait coûté plus de 90 000 francs. La maison qu’ils y firent bâtir  devait coûter environ 150 000 francs. L’ensemble devait englober la “Folie Beaujon” de Balzac, jugée trop petite par tous. C’était un ensemble de style Renaissance, englobant  l’ancienne chapelle de Saint-Nicolas de Beaujon, qui était sur le terrain, construit à la croisée de trois rues, la rue Berryer, la rue du Faubourg Saint-Honoré et la rue Balzac ( le nom du grand homme fut donnée à la rue Fortunée immédiatement après sa mort ). Mais l’ensemble ne fut pas achevé car la santé de Georges Mniszech s’était détériorée. Le 25 janvier 1875, il avait eu une attaque cérébrale et finit par perdre complètement la raison. Il mourut chez lui le 17 novembre 1881. Les dettes s’étaient accumulées. Anna y avait contribué par des dépenses totalement inconsidérées. Elle n’avait jamais eu le sens de l’argent. Elle acheta à crédit en 1880 chez le joaillier Boucheron pour un million de francs de diamants, soit près de deux millions et demi d’euros. Ne pouvant pas les payer, elle les mit en gage pour cent mille francs mais le joaillier les récupéra, Eve  se portant caution pour cent cinquante mille francs de dommages et intérêts. 

Devant cet état de choses, elle se décida à vendre, moyennant le prix de cinq cent mille francs, tout l’ensemble immobilier à la baronne Adèle de Rothschild, se réservant le droit d’y habiter jusqu’à sa mort. Acte fut passé le 6 janvier 1882, elle mourut le 11 avril suivant. Les obsèques furent célébrées à Saint-Philippe-du-Roule, voisin, en présence du prince Czartoryski,  du comte Branicki, de la princesse Dzialyska, du prince Sapieha, du prince et de la princesse Radziwill, pour la colonie polonaise, portant les plus grands noms de la Pologne et tous ses parents.  Nulle part, il n’est dit de quoi elle était morte. 



Le Figaro
Il est dit simplement qu’elle était ruinée et que sa fille Anna l’était aussi. La liquidation de la succession se fit rapidement par suite de diverses ventes aux enchères dont la première eut le 17 avril 1882. L’hôtel de Madame de Balzac fut aussi vendu aux enchères car la vente à l’amiable consentie à la baronne n’avait pas eu le temps d’être exécutée et Boucheron qui n’avait toujours pas été payé le fit mettre en vente. La baronne Salomon de Rothschild s’en porta acquéreur pour 370 000 Francs, le 9 novembre 1882, avec l’hôtel d’Anna. Tout fut rasé pour faire place à l’Hôtel Salomon de Rothschild. 

Eve dans les meubles de Balzac par Jean Gigoux

Il semble qu’il y ait eu une véritable curée après la mort d’Eveline, la maison fut pillée, des caisses de livres et de document disparurent. Heureusement que Le vicomte Charles de Spoelberch de Lovenjoul ( 1836-1907), un aristocrate belge, grand bibliophile, grand collectionneur, et qui avait déjà acquis un certain nombre de documents et manuscrits a pu en sauver d’autres du désastre en se portant acquéreur entre autres de “César Birotteau”, du “Lys dans la vallée”, des “Illusions perdues”, soit en manuscrits soit en épreuves corrigées de la main de Balzac. En 1887, il put acheter “Le père Goriot”. Le fonds Lovenjoul, légué à l’Institut de France en 1905, comprend 90% des documents que nous avons de Balzac ou sur Balzac. Il collectionnait aussi les oeuvres, documents de Théophile Gautier, de Georges Sand, Alfred de Musset, Mérimée, Sainte -Beuve, Nerval entre autres. C’est dire l’importance du legs qu’il fit. Aujourd’hui,a près qu’il ait eu classés tous les documents de Balzac, ceux-ci sont répertoriés selon cette classification. 

Le vicomte Charles de Spoelberch de Lovenjoul (1836-1907)
On ne parle pas non plus de ce que fit Jean Gigoux qui avait vécu près de trente ans auprès d’Eveline. Il mourut cinq années après elle. 

Anna se retira dans un couvent chez les Soeurs de la Croix, rue de Vaugirard à Paris. Elle survécut trente-trois ans à sa mère, dans une vie digne. Elle ne sortit de son silence qu’une fois, quand Octave Mirbeau en 1907 voulait faire paraître un ouvrage sur la mort de Balzac, dans lequel il alléguait qu’Eve  était la maitresse de Jean Gigoux et que pendant que Balzac se mourait, elle était dans les bras de son amant. Anna protesta vigoureusement et eut gain de cause. Il lui restait quelques objets précieux et portraits relatifs à Eve et Honoré de Balzac à un de ses neveux Joseph de Chamiec. 

Un témoignage la montre à la fin de sa vie : 

“Voici ce que m'écrit la supérieure du couvent de Vaugirard où résident encore les témoins de la vie de la comtesse Mniszech : « Sa parfaite éducation, sa constante amabilité, son sourire accueillant la rendaient d’un commerce agréable qu'augmentait encore sa culture étendue,reçue de divers précepteurs jusqu'à son mariage, et même au-delà. Elle possédait sept langues, me dit-on. Très pieuse elle arrivait de bonne heure à la chapelle, y demeurait tant que se succédaient les messes dans une impressionnante immobilité, vraiment prise par l'action du sacrifice. Nos soeurs n'ont que des éloges à son sujet. L'une d’elles me dit ne l'avoir jamais entendue prononcer le moindre mot au désavantage de qui que ce fût ; elle était toute bienveillance et charité. Lui fournir l'occasion de faire plaisir, c'était lui procurer à elle-même une vraie joie. Quand vinrent les infirmités qui la rendirent impotente durant quatre ou cinq ans, elle ne perdit rien de son égalité d'âme et de son amabilité. La soeur qui fut longtemps son infirmière demeure édifiée de son inaltérable patience ; jamais un geste, un mot d'impatience ; tout était toujours très bien ou très bon, ne réclamant rien, n'exprimant aucune préférence, se montrant reconnaissante de tout.” ( Corbes H. Les dernières années d'Anna Hanska, comtesse Mniszech et ses séjours en Bretagne. In: Annales de Bretagne.)

Les finances de la fin de la vie d’Eve  Hanska semblent avoir été compliquées du fait des désordres financiers de sa fille et de son gendre. Que restait-il réellement des millions de Monsieur Hanski, des milliers d’hectares possédés en Ukraine ? Qu’étaient les dettes d’Honoré de Balzac, dont les chiffres varient de 100 000 à 200 000 francs ? Difficile à dire.

Le véritable trésor laissé fut cette relation unique qui dura de 1833 à 1850, soit dix-sept ans, dont la plupart les vit loin l’un de l’autre.

Les opinions sur Eve Rzewuska, veuve Hanski et veuve Balzac, divergent. Elle fut probablement l’inspiratrice du caractère de bien des héroïnes balzaciennes comme Modeste Mignon, Ursule Mirouet, Adelina Houlot, Eugenie Grandet et Mme de Mortsauf. 

Parmi ses détracteurs on compte Henri Bordeaux et Octave Mirbeau. Parmi ses admirateurs plus nombreux, on compte Barbey d’Aurevilly, Robert Billy et Lovenjoul, dont l’opinion est peut-être la plus importante car il a eu en mains tous les documents existant permettant d’éclairé cette relation particulière, ce grand amour, né de l’ennui d’une après-midi en Ukraine et d’un besoin d’amour et d’admiration réciproques.

Certes la fortune d’Eve comptait pour Balzac, certes la gloire d’Honoré comptait pour Madame Hanska quand ils se sont rencontrés et une admiration réciproque tout au long de leur vie. Mais cela ne suffit pas à expliquer leur relation qui fut probablement un grand amour inédit.  

La plupart des citations viennent de l’ouvrage de Roger Pierrot - Eve de Balzac - Editions Stock 1999, ouvrage de référence pour ceux qui souhaitent en savoir plus sur la vie tumultueuse d’Eve de Balzac née comtesse Rzewuska.


La belle Eve Hanska au début de leur amour





















04/01/2018

Eve Hanska, Madame Honoré de Balzac - deuxième partie

Une des plus formidables histoires d’amour de la littérature naquit comme un jeu une après-midi d’ennui.

Anna Hanska

Les Hanski n’avaient qu’une fille, Anna, née en 1828. La perte de tous autres enfants la rendit plus chère encore à sa mère. Rien n’était trop beau pour Anna. Il lui fallait une éducation parfaite car héritière d’une immense fortune, elle pouvait prétendre à un prince. Elle reçut donc une éducation soignée de sa gouvernante suisse, originaire de Neuchâtel, Henriette Borel. 

Il semble que l’idée d’envoyer une lettre à Honoré de Balzac soit venue  durant l’automne 1831 aux deux femmes ne sachant que faire au milieu de cette immense maison au milieu de cet immense domaine bien isolé qu’était Wierzchownia, les trois cents domestiques de maison les dispensant de tout souci. 


Château de Wierzchownia en 2016
Le lettre, qui a disparu, fut postée à Odessa le 28 février 1832 et était signée “L’Etrangère”. Elle était adressée à un auteur désormais à la mode, après avoir publié “Les Chouans” en 1829, puis “Scènes de la vie privée” en 1830. Puis il avait écrit “La Peau de chagrin” et les “Contes Philosophiques”.

Eve Hanska était une grande lectrice, la bibliothèque de Wierzchownia comprenait 25 000 volumes. On en sait pas ce qui la poussa à écrire cette lettre anonyme, à laquelle donc Balzac, qui recevait beaucoup de correspondance d’admiratrices, ne pouvait répondre directement

Il publia une annonce dans la Gazette de France le 2 avril 1832 : “M. de  B. reçu la lettre qui  lui était adressée le 28 février; il regrette d’avoir été mis dans l’impossibilité de répondre ; et si ses voeux ne sont pas de nature à être publiés, il espère que son silence sera compris.”

Après avoir lu l’annonce Eve lui répondit toujours de manière anonyme mais avec une adresse où envoyer le courrier. Là non plus, nous n’avons pas cette lettre. Mais nous avons la réponse que fit Balzac : “…malgré la défiance perpétuelle où ( sic) quelques amis me donnent contre certaines lettre semblables à celle que j’ai eu l’honneur de recevoir de vous, j’ai été vivement touché par un accent que les rieurs ne savent point contrefaire.  Si vous daignez excuser la folie d’un coeur jeune, et d’une imagination toute vierge, je vous avouerai que vous avez été pour moi l’objet des plus doux rêves.”



Honoré de Balzac
Les premières lettre envoyées par Eve devaient sans doute être le produit de la grande éducation qu’elle avait reçue, tant sur le plan intellectuel que sur le plan du jeu social. Et Balzac semble avoir été pris tout de suite. Peut-être avait-il besoin d’un amour impossible, permettant de tout imaginer ? N’avait-il pas un an auparavant reçu une lettre anonyme dont la rédactrice se révéla être la marquise de Castries, née Clémence Henriette de Maillé de La Tour-Landry ? 

Balzac utilisa le subterfuge de faire répondre à Eve par son amie, Zulma Carraud. Eve ne fut pas dupe de la supercherie et le 7 novembre 1832, elle lui répondit : “ Monsieur, Etrangère, il ne serait pas étonnant que je me servisse d’expressions qui vous parussent peu françaises, amis il me faut vous écrire, vous peindre avec l’enthousiasme dont je suis susceptible les sentiments profonds que me font éprouver vos ouvrages. Votre âme a des siècles…cependant vous êtes jeune encore m’a-t-on assuré; je voudrais vous connaître et crois ne pas en avoir besoin : un instinct d’âme me fait pressentir votre être, je me le figure à ma manière, et je dirais le voilà si je vous voyais…En lisant vos ouvrages mon coeur a tressailli; vous élevez la femme à sa juste dignité; l’amour chez elle est une vertu céleste, une émanation divine; j’admire en vous cette admirable sensibilité d’âme qui vous fait deviner. Vous devez aimer et l’être; l’union des anges doit être votre partage: vos âmes doivent avoir des félicités inconnues; l’Etrangère vous aime tous deux, et veut être votre amie; elle aussi sut aimer mais c’est tout…Pour vous je suis l’Etrangère, et le serai toute ma vie; vous ne me connaîtrez jamais…”

Elle avoir aussi : “Je sus aimer et j’aime encore…J’ai donné mon coeur et mon âme et je suis seule…” Etait-ce vrai ou était une simple formule romantique ? On a du mal à imaginer Eve parler ainsi de Wenceslas Hanski. 

Le 8 janvier 1833, elle écrit à nouveau en signant toujours “l’Etrangère”. 

Quelques lettres s’en suivirent où elle révélait un peu d’elle-même sans dire qui elle était mais Honoré pouvait déjà penser qu’il s’agissait d’une grande dame, d’une très grande dame. Elle accepte enfin l’idée d’une rencontre.

Les Hanski avaient décidé de voyager en Europe centrale et occidentale à la fin de 1832 ou au début 1833. Anna les accompagnait, ainsi qu’Henriette Borel et ses cousines Denise et Séverine Wylezynska, les petites-nièces de Venceslas Hanski. Tout d’abord ce fut Vienne puis Neuchâtel, pays d’origine d’Henriette ravie de retrouver sa famille. Et c’est là qu’elle lui fixe rendez-vous. Et c’est là qu’ils se rencontrent le 25 septembre 1833. 

Maison Adrié à Neuchâtel
Balzac, n’ayant pas hésité un instant à accepter le rendez-vous, était arrivé tard la veille et lui avait écrit, probablement avec Henriette Borel, comme intermédiaire, car il ne savait toujours pas qui il allait rencontrer :
“ J’irai à la Promenade du faubourg de 1h à 4h J’y resterai tout ce temps-là à voir le lac que je ne connais pas. Je puis rester ici tout le temps que vous y serez. Ecrivez-moi un petit mot pour me dire si je puis vous écrire en toute sécurité, icic poste restante. Car j’ai peur de vous causer le moindre déplaisir, et donnez-moi par grâce exactement votre nom. Mille tendresses. Il n’y a pas depuis Paris jusqu’ici une parcelle de temps qui n’ait été pleine de vous…”

Il semble l’avoir aperçue à la fenêtre d’un hôtel, ce qui était impossible puisque les Hanski avaient loué une maison dans un quartier élégant de la ville la Maison Andrié aujourd’hui disparue. Puis il y eut la rencontre. Elle devait pouvoir le reconnaître car il devait y avoir des gravures de lui déjà parues. Elle portait une robe couleur “pensée” peut-être un signe de reconnaissance. De son côté il est descendu à l’Hôtel du Faucon, en plein coeur de la vieille ville. La bâtisse existe toujours.


Hôtel du Faucon à Neuchâtel
Après la rencontre à laquelle est présent le mari, ils se rendent sur les pas de Jean-Jacques Rousseau au milieu du lac de Bienne : “ C’est là que nous avons envoyé le mari s’occuper du déjeuner. mais nous étions en vue, et, alors à l’ombre d’un grand chêne, s’est donné le furtif baiser premier de l’amour. Puis, comme notre mari s’achemine vers la soixantaine, j’ai juré d’attendre et elle de me réserver sa main, son coeur.” C’est ainsi que Balzac raconte la rencontre dans une lettre à sa soeur Laure Surville le 12 octobre 1833. 

Durant ces cinq jours, le couple se vit plusieurs fois. Wenceslas Hanski semblait heureux de cette rencontre “fortuite” et appréciait Balzac qu’il invita à la table familiale. Ils convinrent de se tous se retrouver plus tard à Genève. Selon André Maurois dans son ouvrage “Prométhée: La vie de Balzac”, elle lui écrivit avant qu’il ne quitte Neuchâtel : “Vilain... N'avez-vous pas vu à mes yeux tout ce que je désirais? ... Mais n'ayez pas peur, j'ai ressenti tout le désir qu'une femme amoureuse cherche à provoquer”.

Elle écrivit aussi à Henri Rzewuski, le frère bien-aimé : “Nous avons fait en Suisse une connaissance dont nous sommes charmés, c’est celle de M. de Balzac, l’auteur de la Peau de Chagrin et de tant d’ouvrages délicieux. Cette connaissance est devenue une véritable liaison et j’espère qu’elle durera toute notre vie. Balzac vous rappelle beaucoup, mon cher Henri, il est gai, rieur, aimable comme vous, il a même dans l’extérieur quelque chose de vous et tous les deux vous ressemblez à Napoléon.”

Ce fut un coup de foudre, peut-être préparé par l’imagination débordante des protagonistes. Mais il n’est pas moins vrai que leur amour fut éternel.

A peine de retour à Paris, il lui écrivit le 6 octobre, “ Mon amour chéri..”

Il lui écrivit tout au long de leur histoire 414 lettres, auxquelles elle répondit. Ses lettres à elle ont été brulées par Balzac à sa demande.  Tout au long de leur correspondance Balzac emploiera des dizaines de noms pour appeler sa bien-aimée :

Ma chère âme - Chère ange aimé - Mon amour chérie - Mon Éva chérie - Ma Line chérie - Mon Evelette chérie - lplp (= Loup-loup) - Âme de ma vie - Linette - Mon chérie lplp - Ma minette - et bien d’autres encore.

Mais si la mari n’avait pas encore la soixantaine annoncée par l’amant, il avait encore quelques années à vivre et elle mit quelques années de plus avant de se décider à être Madame Honoré de Balzac. Dix-sept années passeront entre la première rencontre et le mariage. Cette longue période fut meublée de quelques rencontres mais aussi et surtout de longues absences.  

Ils se virent donc à nouveau à Genève où les Hanski avaient pris leurs quartiers d’hiver, le 26 décembre 1833, dans la Maison Mirabaud.

Photo 6

Maison Mirabaud à Genève
Balzac apportait avec lui le manuscrit relié d’Eugènie Grandet avec la dédicace : “Offert par l’auteur à Madame de Hanska comme un témoignage de son respectueux attachement - 24 décembre 1833 - Genève. H. de Balzac.” Et ce n’était pas n’importe quel ouvrage qu’il lui offrait ! 

Le couple passa alors de véritables moments en amoureux, avec promenade en ville, au bord du lac, visite de Ferney et de Coppet. Balzac n’égala-t-il pas Voltaire et fut supérieur à Madame de Stael. Il sembla qu’elle se soit donnée à lui à la Villa Diodati qui avait occupée auparavant par Lord Byron. Elle est aussi célèbre pour avoir été habitée par Mary Shelley, Percy Shelley, et d'autres de leurs amis durant l'été de 1816. C'est lors de ce séjour que furent rédigées les bases des classiques récits d'horreur Frankenstein et The Vampyre. Cette maison superbe existe toujours.


Villa Diodati à Genève
Mais Balzac était déjà une célébrité et la colonie polonaise de Genève fort nombreuse. Une cousine d’Eveline, Marie Rzewuska, comtesse Jaroslav Potocki, était également là cherchant à attirer l’écrivain dans son salon. Les amabilités, purement mondaines, que lui fit Honoré lui attirèrent les foudres d’Eveline. 

C’est durant ce séjour qu’il commença à écrire Seraphita, personnage hermaphrodite, qui semble étrangement avoir été inspiré par Eveline. C’est du moins ce qu’affirma Balzac. 

La sante de Vencesla Hanski se détériorait et Eve commença à songer à un autre futur. 

Mais Balzac repartir et un autre rendez-vous fut pris. Entre-temps, les Hanski prirent la route de l’Italie, où à Florence fut sculpté le buste d’Eve par Lorenzo Bartolini (1777-1850) qui avait à son actif les bustes de Germaine de Stael, Lord Byron, Franz Liszt et Marie d’Agoult,  la princesse Mathilde Bonaparte, entre autres.


Buste d'Eve Hanska par Bartolini
Puis les Hanski partirent à Vienne où comme toutes les familles de l’aristocratie d’Europe centrale et orientale, ils se sentaient chez eux, beaucoup de Polonais étant beaucoup plus favorables à l’empire d’Autriche que l’empire russe. L’occupation autrichienne de la partie sud de la Pologne comprenant Cracovie et L’vov était bien plus douce que pour le reste du pays sous domination russe.

Blazac fit le projet de les rejoindre à Florence ou à Rome mais il ne put le réaliser. Il faut dire que durant cette période, il écrivit : “La Femme de trente ans”, “Ferragus", “La Duchesse de Langeais”, “La Recherche de l’absolu", “Les Marana", “Un drame au bord de la mer”, “Séraphîta” “Le Contrat de mariage”, “Le Père Goriot", “La Fille aux yeux d’or”. Tous des chef d’oeuvre de la littérature mondiale qui ont du occuper tout son espace intellectuel même si son coeur était à Eve et à deux autres. 

En effet en 1833, Balzac fit la connaissance de Marie du Fesnay, née Daminois (1809-1892), qui lui donnera une fille Caroline du Fresnay (1834-1930). Mariée à un homme bien plus âgé qu’elle Marie du Fresnay, sera l’inspiratrice et la dédicataire d’Eugènie Grandet. Elle sera amoureuse de Balzac toute sa vie. Caroline épouse à Sartrouville le 30 juin 1859 Louis Sabard de Pierrelaye, dont elle se séparera. Elle est morte à Nice en 1930. N'ayant pas d'enfants, elle transmet les biens qu'elle avait hérités d'Honoré de Balzac aux enfants de son frère utérin Ange du Fresnay. 

Caroline du Fresnay (1834-1930)
fille de Balzac
Puis ce fut la comtesse Guidoboni-Visconti, née Frances-Sarah Lovell, rencontrée en 1835 lors d’un bal à l’ambassade d’Autriche. Une aristocrate anglaise mariée à un aristocrate italien que Balzac décrira ainsi “une des plus aimables femmes, et d'une infinie, d'une exquise bonté, d'une beauté fine, élégante (...) douce et pleine de fermeté”. Le couple Guidoboni-Visconti restera ami avec Balzac tout au long de sa vie l’aidant dans toutes ses difficultés financières. 

Honoré avoua à Evelyne sa liaison avec Marie du Fresnay. Mais Marie n’était pas libre, Sarah Guidoni-Visconti non plus. Evelyne avait toutes les chances de l’être.

Balzac aimait les femmes et il eut bien des maîtresses, dont certaines avec des noms prestigieux, mais il avait besoin de se sentir aimé, sentiment que comblera Eveline, elle-même en mal d’amour au fond de son Ukraine.

Pour se sentir plus proche d’elle, il fréquenta assidûment l’ambassade d’Autriche et sa colonie polonaise où il est probable que les cancans allaient bon train, permettant à Eve d’être informée par sa nombreuse parentèle de ce qu’il faisait à Paris. Et Honoré n’était pas un homme discret. 

En mai 1835, il se décide à la rejoindre à Vienne. Il part le 9 et rentrera le 13 juin. Cette fois c’est en calèche louée 400 Francs, qu’il voyagera accompagné de son valet de chambre, un voyage de sept jours à travers l’Europe aristocratique. 

Un incident toutefois avait failli compromettre ces retrouvailles. Monsieur Hanski avait mis la main sur une lettre écrite par Honoré à Eve et en avait conçu des soupçons sur leur relation. Balzac répondit à la demande d’explication, furieuse, qu’il reçut que les deux lettres envoyées à sa femme n’étaient qu’un jeu car la jeune femme lui avait demandé ce qu’était une lettre d’amour. Bien que l’explication fût bancale, et fort peu flattesue pour un mari, ce dernier s’en contenta et invita Balzac à les visiter à Vienne. Hanski n’était probablement pas dupe de ce qui se passait mais était suffisamment intelligent pour ne pas faire de scandale et était malgré tout flatté d’être l’ami d’un écrivain de renom. 

A Vienne, il ne fut pas fêté que par Eveline. La société le reçut à bras ouvert à commencer par les Metternich, lui, Clément, étant chancelier de l’empire, vainqueur de Napoléon et elle, Mélanie, tenant le salon le plus également de la ville. Elle dit de lui : “Balzac me fait l’effet d’un homme simple et bon, abstraction faite de son costume qui est fantastique. Il est petit et corpulent, mais ses yeux et sa physionomie annoncent beaucoup d’esprit.” La princesse Metternich lui servit de guide pour visiter les trésor des Habsbourg à la Hofburg. Honoré put même un jour dire “ C’est du vin de Johannesburg que m’envoie mon ami Monsieur de Metternich”. Difficile de faire mieux pour le snob et le légitimiste qu’il était !



Princesse Cément de Metternich
née comtesse Mélanie Zichy 

Le prince Schwarzenberg lui fit visiter le champ de bataille de Wagram. Il revit Astolphe de Custine, doublement célèbre, par son récit du voyage en Russie et par le scandale de moeurs autour de son nom. Il le présenta à Eveline.



Prince Frédéric Schwarzemberg (1800-1870
Il vit bien d’autres aristocrates polonais, autrichiens ou hongrois. Mais il ne vit pas Eve dans les mêmes conditions d’intimité qu’à Neuchâtel. A Vienne, l’Europe aristocratique avait les yeux fixés sur eux, notamment à l’opéra. Il assista à ses séances de poses pour le portraitiste et miniaturiste mondain, Daffinger (1790-1849). 

En quittant Vienne, il lui écrivit : “Mon Eve adorée, je n’ai jamais été si heureux, je n’ai jamais tant souffert. Un coeur plus ardent que l’imagination est vive est un funeste présent quand le bonheur complet n’étanche pas la soif de tous les jours. Je savais tout ce que je venais chercher de douleurs et je les ai trouvées..Hier encore tu étais à rendre fou. Si je ne savais pas que nous sommes liés à jamais, je mourrais de chagrin ; aussi ne m’abandonne jamais, ce serait un assassinat.”

Honoré était retourné à Paris et les Hanski rentrèrent enfin à Wierzchownia après deux ans d’absence. Ils y mènent une vie retirée malgré les différentes invitations à séjourner qu’ils reçoivent de leur famille, que ce soit à Varsovie, Odessa ou dans leurs châteaux. 

En 1837, la santé de Venceslas s’affaiblit. Elle aimerait recevoir Balzac à Wierzchownia et lui aimerait venir dans son royaume. Mais cela semble bien difficile et lui est déconseillé par  sa soeur Caroline Sobanska qu’Eve va visiter malgré sa vie de scandales. 

Une longue correspondance avec la cousine Rosalie renseigne sur la vie quotidienne à Wierzchownia. La grande occupation est l’éducation de sa fille, autour de laquelle tout tourne. Eve l’adore et en est adorée. L’échange épistolaire entre les amants continue parfois fourni parfois rare. Le 20 janvier 1840, Balzac écrit : “ Je ne sais plus rien de l’Ukraine depuis trois mois que je n’ai eu de lettre de vous et je n’y comprends rien. Vous ai-je fait de la peine ? Avez-vous pris en mal les silences auxquels j’étais contrant. me punissez-vous de mes misères ? Etes-Vous malade ? Etes-vous au chevet de quelqu’un chez vous? Je m’adresse mille interrogations.”

Hanski était malade, Eve était jalouse de la comtesse Guidoboni-Visconti. Les rapports entre eux se refroidissent. Il faut dire que cela faisait cinq ans qu’ils ne s’étaient pas vus. Balzac était pris dans le tourbillon de sa production littéraire et ses dettes qui s’accumulaient. Eve était enfermée dans une vie certes aristocratique et opulente mais morne et qui en satisfaisait en rien ses ambitions intellectuelles. 

Elle lui envoie un tableau représentant Wierzchownia, qu’il a du mal à placer dans sa nouvelle maison de Passy car il est trop grand. “J’ai eu bien du plaisir à contempler cette toile; mais vous ne m’aviez pas dit que vous eussiez une rivière devant votre pelouse ni que vous aviez un Louvre. Tout cela me semble bien joli, bien beau, bien frais, les fabriques sont élégantes…”


Façade arrière de Wierczchownia

Un évènement, probablement attendu sinon espéré, survient en novembre 1841. Venceslas Hanski meurt. Balzac n’en reçut la nouvelle que le 5 janvier 1842.

Les plus grand ennuis allaient commencer pour le couple.

Si la mort du mari ouvrait des perpectives, elle ne laissait pas moins un certain nombre d’obstacles que le couple allait devoir affronter. Une succession importante liée à un grand domaine n’est jamais simple mais dans la Russie tsariste, cela l’était encore moins. Tout et tous dépendaient du Tsar, y compris dans la gestion des patrimoines, du moins aristocratiques aussi importants et leurs propriétaires en déplaisant à l’Autocrate pouvaient se voir confisquer ses biens.


Wierzchownia
Photo aérienne aujourd'hui
Peu de temps après son mariage, le 13 mai 1819, les parents d’Eveline avaient signé avec son mari, un contrat d’usufruit aux clauses très claires. Pour la cas où il décéderait avant elle, elle aurait droit à l’usufruit de l’ensemble de ses biens soit les domaines de Puliny,  dans la province de Volhynie au nord de Berditcheff, de Wierzchownia, dans le gouvernement de Kiev, et d’Hornostajpol, près du Dniepr, dans le district de Radomysl, ainsi que le revenu de tout le numéraire, et tous les meubles et de l’argenterie.



Le domaine de Wierzchownia
En cas d’enfants issus du mariage, elle ne percevrait que la moitié de l’usufruit. Eveline, qui possédait également un domaine en propre, était donc une riche veuve et Anna une riche héritière, ces domaines comptant ensemble plusieurs dizaines de milliers d’hectares, en terres arables et forêts.

Mais c’était sans compter sur François Hanski (1774-1847) cousin germain célibataire de Venceslas, également propriétaire d’un domaine, et dont Anna était l’héritière. Craignant de voir Eveline se remarier avec un étranger, il contesta la validité de l’acte d’usufruit.

La cour civile de Kiev rejeta donc la demande d’envoi en possession faite par Eveline le 3 février 1842, c’est-à- dire deux domaines dont Wierzchownia, et demanda la nomination de deux tuteurs pour Anna qui n’avait que quatorze ans. Se pourvoyant contre cette décision Eveline écrivit alors à l’empereur pour expliquer ses droits et demander qu’ils soient strictement appliqués. Connaissant la lenteur de la justice en Russie, elle décida alors de se rendre à Saint-Petersbourg plaider elle-même sa cause, avec l’aide se ses nombreuses relations. Elle y resta de septembre 1842 à mai 1844. Il n’y avait peut-être pas que la lenteur administrative qui justifiait cette présence aussi longue dans la capitale. Peut-être y éprouva-elle le plaisir d’une vie sociale active ?

Le cousin Hanski n’était pas le seul à craindre un remariage. La tante Rosalie Rzewuska le craignait aussi et elle savait avec qui. Elle n’aimait pas beaucoup Balzac, beaucoup plus sensible à la médiocrité de son apparence, à son ambition sociale qu’à son génie. Aussi incita-t-elle Eve à accepter un parti très avantageux mais on ne saura jamais lequel car les lettres restent muettes sur le nom. “ Un Ami digne de vous protéger, et de vous épargner toutes les tribulations qui abiment une existence féminine…On m’a écrit pour me demander de bonnes paroles sur le jeune homme - on désire beaucoup que vous acceptiez”. Il était aussi question de trouver un bon mari pour Anna.
Franz Liszt en 1843
Si Balzac avait du souci à se faire, ce n’était pas du côté des prétendants proposés à Eveline, mais des hommes qu’elle rencontrait dans les salons de Saint-Peterbourg, dont certains étaient amoureux de la belle et riche veuve. Mais aussi et surtout, il devait craindre le grand amoureux de l’époque, Franz Liszt. C’est Balzac lui-même qui offrit à Liszt de le présenter à Eveline quand il sut qu’il allait à Saint-Petersbourg. Liszt qui aimait les belles aristocrates n’avait pas encore quitté Marie d’Agoult et n’avait pas encore rencontré Carolyne de Sayn-Wittgenstein, la lointaine parente d’Eveline.

Marie de Flavigny
comtesse d'Agoult (1805-1876)
La fille de Franz Liszt et de Marie d’Agoult, Cosima, épousera Richard Wagner. Franz Liszt tomba sous son charme quand il lui fit sa première visite le 25 avril 1843. Eveline qui attirait les génies se laissa un peu courtiser, probablement flattée d’être l’objet de la flamme pianiste, encore plus célèbre dans le monde musical que ne l’était Balzac dans le monde de la littérature. Multipliant les visites sans obtenir ce qu’il désirait, l’avoir pour maîtresse et peut-être pour femme, Liszt se montrait sous des jours différents. Eveline crivit de lui : “Il est revenu plusieurs fois depuis ( son voyage à Moscou), tantôt se montrant brusque et violent et tantôt aimable, alors il est charmant, mais quand il s’emporte il me fait peur.”

Le 17 juin 1843, avant de partir Liszt écrivit à Eveline : “Je n’ai point forcé la consigne; je ne vous ai point désobéi - Et pourtant il m’aurait été doux de vous voir encore une fois, Madame. Pardonnez-moi si j’ai été brique et violent dans nos discussions - et daignez pour maintenant, ni me juger, ni me condamner, ni m’absoudre.”

Eveline Hanska, née, élevée et vivant, au fin fond de l’Ukraine devait avoir une personnalité extraordinaire et attachante pour avoir suscité l’amour de deux des génies du XIXe siècle. Sa fortune et sa beauté n’expliquent pas tout. Mais ayant refusé de céder à un génie, elle attendait l’autre celui qu’elle aimait. Elle préparait la venue d’Honoré à Saint-Petersbourg.
Et ce n’était pas une mince affaire même s’il n’attendait que cela.

Le 14 juillet 1843, il avait fait viser son passeport à l’ambassade de Russie. Voici comment le décrit le secrétaire d’ambassade : “ un petit homme gros, gras, figure de panetier, tournure de savetier, envergure de tonnelier, allure de bonnetier, mine de cabaretier.”


Balzac vu par Daumier
Il est vrai que l’ensemble des portraits et statuts que nous possédons de lui ne nous montre ni un Apollon ni Adonis.

Le chargé d’Affaires, le comte Kisséleff, en rajoute : “Comme cet écrivain est toujours aux abois dans sas affaires pécuniaires et qu’il est en ce moment, plus gêné que jamais, il est vraisemblable que, malgré l’assertion contraire des journaux, une spéculation littéraire entre dans ce voyage. Dans ce cas, en venant en aide aux besoins d’argent Monsieur de Balzac, il serait peut-être possible de mettre à profit la plume de cet auteur, qui conserve encore quelque popularité ici, comme en Europe en général, pour le porter à écrire la contrepartie de l’hostile et calomnieux ouvrage de M. de Custine.”

L’ouvrage du marquis de Custine, “Lettres de Russie”, paru en mai 1843 avait eu un succès considérable même en Russie, sauf auprès du gouvernement impérial et du Tsar, Nicolas Ier, dont il avait écrit : “Si le tsar n'a pas plus de pitié dans son cœur qu'il n'en exprime dans sa politique, je plains la Russie. En revanche si ses sentiments sont supérieurs à ses actes, je plains le tsar.” 

La description critique qu’il fait de la Cour et de l’aristocratie, ainsi que de la bourgeoisie, de l’administration et des moeurs du pays est tout sauf flatteuse. Et le succès de l’ouvrage n’arrange pas les choses vis-à-vis de la Russie.

On a cru à l’époque du voyage de Balzac qu’il avait été payé pour écrit un ouvrage à la gloire de la Russie pour détruire l’effet de celui de Custine. Mais comme Balzac le publiera lui même en 1847 : “ Beaucoup de sots ont prétendu que S.M. l’empereur de Russie avait eu l’idée de faire réfuter le livre de Mr de Custine par une plume française et m’avait offert un nombre suffisant de paysans lors de mon voyage à Saint-Petersbourg. Je commence donc par déclarer que j’ai vu l’empereur Nicolas à la distance de cinq mètres, qu’il ne m’a jamais vu ni conséquemment parlé..”

Nicolas Ier de Russie (1796-1855)
La raison du voyage de Balzac à Saint-Petersbourg n’était dictée que par le désir de voir Madame Hanska, par l’amour donc et probablement la perspective d’un bon mariage. “C’est une affaire de coeur qui attire le bien aimé dans les régions de steppes et des glaces. Il est question de mariage dont le romanesque fera pâlir tous les rêves du plus fécond de nos romanciers” ( Le Corsaire, journal humoristique édition du 28/29 juillet 1843) La vie de Balzac et son aventure avec Eveline est donc connue de tous. Il est probable qu’après la mort du mari, et peut-être même avant, il avait confié son rêve d’épouser “L’Etrangère” à certains de ses amis, dont beaucoup étaient de la presse.

Son voyage en bateau de Dunkerque à Saint-Petersbourg eut lieu du 21 au 29 juillet. Bien entendu il avait choisi la plus belle cabine du vapeur “Devonshire”.

Bateau à vapeur en 1843
Son séjour dans la capitale russe fut relativement discret. Eveline et lui ne recherchaient pas particulièrement la société mondaine. Mais selon Léon Narishkin, amoureux de sa lointaine parente, c’est le tsar lui-même qui lui avait révélé la présence de Balzac en ville. Le même fit par à Honoré, par l’intermédiaire d’Eveline, d’une invitation à assister à la grande parade annuelle présidée par le souverain. Et c’est là qu’il le vit  de cinq mètres.

Balzac semble avoir été surpris que la société de Saint-Petersbourg ne l’ait pas plus recherché. Il était une gloire dans toute la Russie. Il conclut avec philosophie “ J’ai reçu le soufflet qui était destiné à Custine, qui, après son séjour en Russie, a publié son livre La Russie en 1830, où il parle, comme d’autres touristes-écrivains pour la plupart, à l’aveuglette ou injustement de choses graves.” Il est possible qu’il ait eu raison.

Ils fréquentèrent toutefois quelques familles amies dont celle du prince Henri Lubomirski, père de la princesse de Ligne. Ce voyage avait soigneusement été caché à la comtesse Rosalie Rzewuska, mais qui dut sans doute finir par le savoir.

Honoré est toujours amoureux d’Eveline : “Je ne l’avais pas revue depuis Vienne et je l’ai trouvée aussi belle, aussi jeune qu’alors. Il y a sept ans d’intervalle, cependant et elle était restée dans ses déserts de blé comme moi dans le vaste désert d’hommes de Paris…De 1833 à 1843, il s’est écoulé dix années pendant lesquelles tous les sentiments que je lui porte, contrairement à la loi commune, grandi, de tous les chagrins de l’absence, et de toutes les déception que j’ai eues. On ne refait ni le temps, ni les affections” (Petersbourg 14 septembre 1843)

Les amoureux avaient passé plusieurs semaines pratiquement seuls et leurs sentiments en sortirent grandis et plus forts. Le 7 octobre il rentrait à Paris, par voie de terre cette fois.

De son côté Eveline devait rester encore six mois à Saint-Petersbourg. Elle avait obtenu gain de cause mais sans parvenir à se faire rembourser les frais du procès, pas plus que les revenus des propriétés qu’elle n’avait pas touché durant toute la durée du procès. Eveline a des difficultés d’argent et voudrait vendre le bien qui lui appartient en propre et est mal géré, afin de placer le prix de la vente. Elle voudrait aussi faire des économies sur le train de vie mais elle est dépensière et ne sait comment réduire. Balzac étant encore plus dépensier qu’elle et avec un argent qu’il n’a pas ne saurait lui être d’un bon conseil. Et c’est probablement ce que craignait le cousin Hanski qui tentait encore de faire des difficultés.

Elle resta six mois à Wierzchownia puis en novembre 1844 se décida à partir pour Dresde avec Anna. Il aimerait l’y rejoindre mais elle lui interdit. Et ce jusqu’au mois de mai 1845.

Armes de la famille Mniszech
Il est possible qu’elle ait voulu jouir de la ville de Dresde en compagnie de sa fille pour laquelle un projet de mariage se précisait. Anna était sur le point de se fiancer au comte Georges Mniszech (1822-1881). La famille était de premier plan. L’arrière grand-père Jan Karol avait été Grand Chambellan de Lituanie, l’arrière-grand-mère était une comtesse Zamoyska. Il était riche et il convenait non seulement à Anna mais aussi à sa mère, pour toutes ces raisons mais surtout parce que le futur mari, qui avait été présenté par l’oncle Henri Rzewuski, n’avait pas une grande personnalité et ne serait en rien un obstacle dans la relation fusionelle qu’elle entretenait avec sa fille. Balzac fit donc la connaissance du jeune homme quand il arriva à Dresde le 1er mai 1845. Ce mariage ne le satisfaisait pas car les Mniszech n’étaient pas en cour à Saint-Petersbourg et avaient soutenu les opposant aux Romanov au moment de leur accession au trône de Russie. Depuis, ils n’avaient rien fait pour se rapprocher vraiment du pouvoir. Mais Balzac laissa tomber se préventions quand il le rencontra et il dit de lui “ mon bon et unique ami masculin”, ce qui n’était pas gentil pour tous les autres qui l’avenir soutenu dans l’adversité.

Palais Mniszech à Varsovie
par Bernard Belloto (1779)
Ils ne restèrent pas longtemps à Dresde dont la société polonaise scrutait leurs faits et gestes.  Ils partirent pour Bad-Hamburg, près de Francfort. Là, ils retrouvèrent la comtesse Kissélef, fille du comte Stanislas Potocki et de Sophie Glavani, la “belle greque”.

Mais le séjour touchait à sa fin et la prochaine étape du voyage serait Paris.

Georges Mniszech

Eveline et Anna Hanska, Georges Mniszech étant resté en Allemagne, séjournèrent en France du 5juillet au 11 août 1845. A Paris, ils séjournèrent rue de La Tour, dans ce qui était encore le village de Passy, près de la rue Basse où Balzac avait sa maison. Il y vécut de 1840 à 1847, la louant sous le nom d’emprunt de Madame de Breugnol, sans doute par crainte de ses créanciers. Quatre oeuvres majeures y seront écrites, La Rabouilleuse, Splendeurs et misères des courtisanes, La Cousine Bette et Le Cousin Pons. Cette maison est aujourd’hui le Musée Balzac, située 47 rue Raynouard. Elle est la seule des maisons qu’il a occupées à Paris encore debout.
(Elle se visite http://maisondebalzac.paris.fr/).


Maison de Balzac à Passy aujourd'hui


Bureau de Balzac dans sa maison de Passy
Mais Balzac tenait aussi à montrer aux voyageurs la belle France, celle qui servit si bien son imagination : Fontainebleau, Rouen, Tours, Blois. Balzac décrit les villes visitées avec Eveline dans une envolée lyrique, qui décrit son état d’âme dans chacune des villes visitées : “Dresde, c’est la faim et la soif ! c’est la misère dans le bonheur, c’est un oeuvre se jetant sur un riche festin de riche. Cannstadt ( près de Francfort) c’est toutes les friandises d’un dessert, c’est le gourmet essayant, sans le pouvoir, de s’habituer à la gastronomie…Strasbourg, oh! c’est déjà l’amour savant, une richesse de Louis XIV, c’est la certitude d’une mutuel bonheur, et Passy, Fontainebleau, c’est le génie de Beethoven, c’est sublime? Orléans, Bourges, Tours et Blois sont des concertos, des symphonies bien aimées, chacune avec sa nature plus ou moins riante, mais où la souffrance d’un loup jette des notes graves.” C’est une “Carte du Tendre” à la Balzac, car il semble bien que chacune des correspondent à des sentiments éprouvés, mais aussi des privautés obtenues.

Puis ce furent à partir de Strasbourg, la descente du Rhin jusqu’à Rotterdam et la visite des villes flamandes en Hollande et en Belgique. Le 27 août, il se séparent à Bruxelles. Eve exige de lui qu’il renvoie “Madame de Breugnol”, la gouvernante de l’écrivain, dont elle soupçonne qu’elle est un peu plus. Eveline Hanska est une femme jalouse.

C’est en se qualifiant eux-mêmes de “Saltimbanques” que la bande des quatre, Eveline, Anna, Honoré et Georges, passa un an à voyager à travers l’Europe, d’août 1845 à septembre 1846. Pour eux, il est “Bilboquet”. De Baden à Marseille, puis Toulon, à Civitavecchia et enfin Naples le 5 novembre 1845. De là il retourne à Paris pour commencer à chercher une maison digne de l’aristocratique comtesse Rzewuska.

Balzac, Daguerréotype de 1842
A Marseille il avait retenu un appartement à l’Hôtel d’Orient, comprenant un salon, et trois chambres à coucher plus une chambre de domestique. L’argent de la succession Hanski coulait à flots. Eveline vira en faveur d’Honoré 226 000 francs en deux versements, soit près de 600 000€.

Les Polonais restent à Naples tout l’hiver puis Balazc les rejoint à Rome où il arrive le 24 mars 1846. Audience pontificale, visites au prince Michelangelo Caetani, veuf éploré de la cousine d’Eveline, Caliste Rzewuska, fille de la tante Rosalie. Le voyage des “Saltimbanques” reprend. Après Rome, Gênes, les lacs italien, la passe du Simplon pour arriver en Suisse à berne où ils sont reçus par l’ambassadeur de Russie, dont la fille Juliette de Krüdener donnera la description des voyageurs : “Balzac voyage avec une Madame Hanska, une polonaise pleine de grâce, de cordialité est séduisante au possible, malgré son embonpoint oriental. Cette dame est accompagnée de sa fille et de son futur gendre et c’est ainsi que ce quatuor se transporte d’un pays à l’autre de la manière la plus agréable. Ils arrivent d’Italie et se sépareront à Bâle. Les Polonais vont en Allemagne et le célèbre personnage retourne à Paris.”

Il est surprenant de voir comment la société réagit favorablement devant le couple adultère et comment Anna et Georges sont leurs complices sans que cela ne pose problème à personne. Eveline et Honorés sont libre tous les deux, mais la société avait des carcans que la fortune et la célébrité faisaient difficilement sauter. Il est probable aussi qu’ils ne voyaient que qui voulait bien les recevoir, sans chercher à force les portes. Dans l’ensemble les cours allemandes, le faubourg Saint-Germain à Paris ou les palais florentins n’étaient pas pour eux.

A Cracovie et en Galicie, c’est la révolte des paysans contre les grands propriétaires fonciers. Les propriétés de Georges subissent d’importants dégâts mais cela ne vaut pas à ses yeux de se rendre sur place pour les constater et y remédier. Il finira d’ailleurs totalement ruiné.

Mais le grand évènement n’est qu’Eveline est enceinte. Balzac est à la fois heureux à l’idée d’être père et inquiet en raison de l’âge d’Eveline, 41 ans, de la savoir sur les routes et aussi de voir que l’enfant risque de naître hors mariage. Il lui résoudre ce problème et hâter leur union. Il leur faut aussi un toit. Il pense à un château en Touraine ou à un hôtel à Paris.

André Maurois dans son “Prométhée ou la Vie de Balzac”  écrit que Madame Hanska était inquiète de l’instabilité financière de Balzac et lui demanda, en août 1846, de payer ses dettes avant de songer à acheter une propriété

Peine perdue car après quelques visites, plaine Monceau, au Ranelagh, ou à Montparnasse, un mois après, il trouve ce qui leur convient un hôtel. Il s’agit de la partie d’un hôtel qui avait appartenu à Nicolas Beaujon, financier du XVIIIe siècle, rue Fortunée aujourd’hui la rue Balzac, pas loin des Champs-Elysées. Elle comporte un corps de bâtiment entre deux cours. Il la paie à crédit 32 000 Francs, avec un dessous de table de 18 000 Francs. Le prix ne sera payé en totalité par Eveline qu’après la mort de Balzac. Elle y vivra 32 ans et y mourra.


Maison de Balzac
par Paul-Joseph Victor Dargaud (1873-1921)
Mais avant de se marier et de s’installer à Paris, Eveline Hanska veut régler ses affaires en Ukraine. Elle veut aussi marier Anna. Le mariage est prévu pour le 13 octobre 1846 à Wiesbaden. Balzac veut y assister et sera témoin. Il est furieux de constater que les tantes de la mariée, Caroline et Alexandrine, pourtant à Paris n’assisteront pas au mariage.




Anna Hanska
La santé d’Eveline donnait des inquiétudes à ses enfants, qui sans doute ignoraient son état. Mais le 30 novembre elle lui écrit pour lui annoncer qu’elle a fait une fausse-couche, dont nous ignorons la date.

Quand elle est rétablie, le couple Mniszech se décide à la laisser et de reprendre seule le chemin de retour pour l’Ukraine, sans se presser, Berlin, Breslau, le château de Bakonczyce, près de Przemyls en Galicie autrichienne, où habite la mère de Georges qui fait bon accueil à sa belle-fille.

Anna écrit souvent à sa mère des lettres pour raconter les voyages, lettres qui commencent par “Chère adorée bien aimée, Maman chérie”. Cela donne une idée de l’amour profond que la fille avait pour sa mère et la mère pour sa fille.

Eveline de côté regagne Paris où elle s’installe rue de Berri, dans un grand appartement de cinq pièces en rez de jardin d’un hôtel particulier pas loin de sa nouvelle maison. Il faut faire les travaux, il faut décorer et  Honoré se charge d’acheter probablement au plus cher et pas forcément au meilleur goût, meubles et tableaux, se faisant parfois vendre des grandes signatures, sans qu’elles soient forcément authentiques. Mais il faut qu’elle regagne l’Ukraine car le mariage projeté n’est pas sans susciter des problème familiaux et autres. Il l’accompagne jusqu’à Francfort le 12 mai 1847. Ses enfants l’attendent à la frontière austro-russe et ils s’installent tous pour quelques temps au château de Wisniowiec, chez le frère de Georges, André Mniszech, dans leur domaine ancestral.


Château de Wisniowiec
L’iconographie jointe montre bien l’importance de la demeure. Cela montre aussi que Georges, l’aîné, préférait Wierzchownia, qui bien que grand était moins somptueux, par amour de sa femme. Le domaine avait appartenu à un ancien roi de Pologne. Entre 1731 et 1744, le château actuel fut bâti sur les plans d’un élève de Mansard. Les Mniszech le reçurent par succession et le gardèrent jusqu’en 1852.  La demeure n’en comporte pas moins de trois cents pièces, si l’on en croit les “Mémoires d’une Polonaise”, Madame Françoise Trembicka, paru à Paris en 1841. Il y avait en réalité cent vingt pièces principales plus l’ensemble des appartement réservés aux domestiques.  La bibliothèque contenait 16000 volumes. Après plusieurs propriétaires, un prince Demidoff, un neveu du richissime mari de la princesse Mathilde Bonaparte, l’acheta et enrichit encore la bibliothèque.


Château de Wisniowiec aujourd'hui
A Paris, Balzac se débat entre différents problèmes. Il lui faut faire terminer les travaux de la maison et il lui faut faire face à une affaire délicate. Eveline avait exigé de lui en 1845, qu’il reçoive sa gouvernante, Louise Breugniot ou Madame de Breugnol, qui était aussi sa maîtresse, et ce depuis 1840. Il l’avait renvoyée tout en conservant des rapports avec elle car il lui devait de l’argent, soit 15 000 francs ( environs 40 000€) - la dette ne sera soldée qu’en 1849. Et Louise de Breugnole faisait des difficultés. Pire, elle faisait du chantage. En effet elle avait volé vingt-deux lettres intimes envoyées par Madame Hanska à Balzac et voulait 30 000 francs pour les restituer, en menaçant de révéler leur liaison à Georges Mniszech, son gendre. Tout dans cette affaire est ténébreux. Pourquoi Louise de Breugnole aurait-elle menacé d’avertir le gendre, qui après avoir partagé l’intimité du couple ne pouvait rien ignorer de leurs relations ?

Louise Breugnot
Balzac informe Eveline du vol des lettres et porte plainte pour vol. Puis il retire sa plainte et trouve avec Louise un arrangement qui consiste tout simplement à lui payer ce qu’il lui doit.

Il n’est pas interdit d’imaginer que Balzac, en accord avec Louise, ait inventé ce vol afin d’obtenir de l’argent de Madame Hanska qui lui permettait de dédommager Louise.

Nul ne saura jamais ce qui s’est réellement passé. La seule chose certaine et catastrophique pour l’histoire de la littérature est qu’Eveline demanda à Honoré de détruire toute la correspondance, ce qu’il fit nous privant ainsi de l’autre moitié des lettres échangées entre les amants. Il lui écrivit : “Le jour le plus triste et le plus affreux de ma vie ... Je regarde les cendres, en vous écrivant, et je tremble de voir combien peu d’espace prennent quinze ans.”

Le 28 juin 1847, Balzac rédige son testament et institue Eveline comme sa légataire universelle, à charge pour elle de verser à Madame de Balzac mère une rentre annuelle et viagère de 3000 Francs. Il n’est pas sûr qu’être le légataire de Balzac ait été une bonne affaire. Balzac avait placé les 130 000 Francs qu’Eve lui avait donnés en 1845 auprès de la Banque Rothschild.

Action des Chemins de Fer du Nord
Lorsque James de Rothschild a obtenu, avec les financiers Laffite et Blunt, la concession des Chemins de Fer du Nord, Balzac lui demanda de placer la somme en achetant des actions de la concession. James de Rothschild, qui connaissait les dessous de toutes ces spéculations, le lui déconseilla. En effet, les actions émises atteignaient tout de suite un cours élevé, soit 832,50 francs, et c’est à ce cours que Balzac voulait acheter, puis une baisse intervenait car ces actions émise à un nominal de 500 francs pouvaient être achetées avec seulement 125 francs mais il fallait bien à un moment ou à un autre payer le complément. Très souvent, comme il a été vu avec le baron de Hirsch, peu après l’émission l’acquéreur revendait l’action à son cours le plus et empochait le bénéfice, l’obligation de payer le complément restant à al charge du nouvel acquéreur. Bien qu’il sût cela, Balzac passa l’ordre d’achat et engloutit 97 000 francs, achetant au plus haut ce qu’il fut contraint de revendre au plus bas. Une fois de plus il se trouvait dans une situation financière délicate et la maison n’était pas payée.

A ces contrariétés s’ajoute celles de la présence d’Alexandrine, dite Aline, “ si belle que tous les passants la regardent” ( Balzac) la soeur d’Eveline. Elle donne son avis sur tout, se montre jalouse du bonheur de sa soeur qui va avoir un si bel établissement à Paris, à côté duquel Wierchowznia serait tout simplement vulgaire. Le compliment flattait Balzc mais ne devait pas trop plaire à la maîtresse de Wierzchownia. Mais pire que tout, Alexandrine fréquentait le salon du prince Adam Czartoryski (1770-1861) dans le bel Hôtel de Lambert dans l’île Saint-Louis. Il avait présidé le gouvernement provisoire de Varsovie lors de l’insurrection de 1831 et avait été condamné à mort par Nicolas Ier. Pour Balzac, c’était dangereux car tout ceci pouvait se retourner contre Madame Hanska.

Prince Adam Szartoryski
(1770-1861)
Pour comprendre cette crainte, il faut connaître la politique de répression du pouvoir russe à l’encontre de la noblesse polonaise. L’Ukraine avant le troisième partage de la Pologne, était la partie la plus riche de l’Union Polono-Lituanienne qui existait depuis l’Union de Lublin en 1569, créant la” République des Deux-Nations”, union réaffirmée par la constitution polonaise du 3 mai 1791. Le troisième partage de la Pologne en 1795 avait mis fin à cette union et la Russie s’était emparée de la plus grande partie de la Pologne, encore agrandie par le Traité de Vienne en 1814 et après l’insurrection de 1830. De 1839 à 1852, la Pologne annexée, l’Ukraine, la Biélorussie, la Lituanie, la Létonnie avaient mises sous l’administration du général Bibikoff (1792-1870) qui fut l’artisan d’une russification intense et de la destruction de la noblesse polonaise en Ukraine, Volhynie ( aux confins entre l’Ukraine, la Pologne et la Biélorussie)  et Podolie  (située entre l’Ukraine et la Moldavie, en la déclassant. Ces régions comportaient 410 000 nobles au moment de l’insurrection de Varsovie en 1831, le gouvernement impérial russe réduisit leur nombre à 70 000, dont seuls 7000 étaient autorisés à se mêler à ma noblesse russe. En réalité 320 000 nobles se virent privés de leurs titres, de leurs droits civiques et de l’accès à l’éducation. Bien entendu les Hanski et toute leur parentèle appartenaient à la fraction admise dans la noblesse russe mais il fallait peu pour se voir exclu ou déchu de ses droits, voire privé de ses biens.

Troisième partage de la Pologne en 1795
L’occupation russe de la grande Pologne a laissé des traces visibles aujourd’hui dans le conflit qui oppose la Russie aux Ukrainiens. Pologne, Lituanie et l’Ukraine étaient de grandes nations indépendantes de la Russie et seule une conquête militaire les faites russes. La russification à outrance, le non respect de leurs droits et les répressions ont rendu les rapports difficiles entre les deux nations.

La fréquentation du principal salon d’opposition à Paris par la soeur de Madame Hanska pouvait avoir pour résultat de priver celle-ci de ses biens et de ceux de famille. Et c’est bien ce que craignait Honoré de Balzac.


Eveline Hanska de retour à Wierzchownia le 19 juin 1847, devant régler avec Georges la succession du cousin François Hanski dont Anna était la légataire, ne tenait pas à ce que Balzac vint tout de suite la retrouver.

Caricature de Balzac
Elle devait faire face à bien des difficultés dont l’incendie d’un grenier à grain qui lui avait coûté 80 000 francs, et divers procès, son inquiétude devant la situation financière de Balzac, son hésitation à l’épouser à cause de cela. Mais lui bouillait d’impatience de voir ce qui allait être son domaine, lui qui s’était toujours rêvé grand seigneur, et probablement de retrouver son cher “loup-loup”.

Fin de la deuxième partie