18/05/2017

Le baron de Hirsch, banquier, juif et philanthrope - Première partie


Des Juifs de Cour à Munich à la Haute Banque Israélite de Bruxelles

Armes de Hirsch auf Gereuth

Le 28 avril 1896, à Paris, se déroulait un cortège funèbre comprenant pas moins de huit ducs, Doudeauville, Rohan, Gramont, Trévise, Decazes, La Trémoïlle, Morny et Montmorency, trois princes, Sagan, Lucinge, Tarente, neuf marquis, vingt-six comtes, cinq vicomtes, quinze barons, tous porteurs des plus grands noms de France, les ambassadeurs d’Autriche-Hongrie, d’Italie, de Belgique, d’Angleterre, deux généraux, deux sénateurs, un amiral, des banquiers et des présidents de conseil d’administration.

Auparavant la famille du défunt avait reçu la visite de Ferdinand de Saxe-Cobourg-Kohary, prince de Bulgarie, venu s’incliner devant la dépouille de celui à qui il considérait devoir son trône et qui avait été son ami.

Le défunt qui déplaçait cette foule aristocratique portait un nom qui aujourd’hui ne dit plus rien à personne : le baron Maurice de Hirsch auf Gereuth, décédé en son domaine de Ersékùjvàr en Hongrie, aujourd’hui en Slovaquie, le 21 avril 1896.

Le deuil était mené par les barons Emile, Théodore et James de Hirsch, ses frères, Arnold et Raymond Deforest, ses fils adoptifs, Henri Bamberger, Jonas de Hirsch, Ferdinand Bischoffsheim, Léopold Goldschmidt, Georges Montefiore-Levy, ses beaux-frères et Salomon Goldschmidt, son oncle.




Les obsèques de Maurice de Hirsch par Le Gaulois du 28 avril 1896
Derrière le corbillard de deuxième classe, sans fleurs, un huissier, suivi de vingt-cinq domestiques mâles du défunt, portait les décorations du défunt, dont la croix de Commandeur de la Légion d’Honneur et la Grand-Croix de l’Ordre de François-Joseph. 

C’était l’hommage de la société française à un homme connu non seulement pour ses activités financières et sa fortune, égale à celle des Rothschild, mais aussi et surtout pour son activité de philanthrope au service de tous, mais surtout des plus pauvres d’entr’eux, ses coreligionnaires. 

La famille de Maurice de Hirsch occupait une place éminente dans la société européenne depuis le début du XIXe siècle. Le grand-père de Maurice, Jacob de Hirsch (1763-1840) était banquier de la Cour de Bavière. Le père de celui-ci, Moïse Hirsch, vivant près de à Würzburg, en Basse-Franconie, avait été négociant, usurier, colporteur, fournisseur aux armées. Il était devenu suffisamment riche et respectable pour pouvoir bénéficier de la protection de l’Electeur de Bavière, Maximilien-Joseph, qui deviendra le premier roi de Bavière, en 1806 par la volonté de Napoléon. Moïse Hirsch était un “juif protégé”, c’est-à-dire qu’un certain nombre des restrictions qui frappaient la communauté juive de l’époque ne lui étaient pas totalement applicables. Son fils Jacob de Hirsch fit un pas de plus dans l’ascension sociale en devenant “Hofbankier”, banquier de cour, et plus particulièrement de celle du roi de Bavière, qui en 1818 fut anobli avec le titre de baron et le nom de Hirsch auf Gereuth.


Jakob Hirsch (1765-1840)
Jacob avait eu un parcours exemplaire. Il se battit contre l’administration bavaroise pour pouvoir acquérir aux enchères les biens  sécularisés, de  l’archevêché de Würzburg; en effet, les Juifs n’avaient pas le droit de posséder des terres. Maximilien-Joseph confirma cette acquisition, contraire aux lois de l’époque. Jacob sut ensuite faire prospérer les affaires familiales, aidé en cela par les guerres révolutionnaires, puis napoléoniennes. Il aida son pays, la Bavière alliée de la France impériale, en finançant l’armement et l’entretien d’un bataillon. En 1800, il ouvrit une banque à Ansbach et devint l’agent du prince de Löwenstein-Wertheim, puis le banquier du duc de Wurtemberg. Il consentit enfin des prêts importants à la Cour de Bavière, à des taux intéressants, qui lui valurent la reconnaissance du roi, Maximilien-Joseph, et plus tard de son fils Louis Ier. Ces achats de terre, dont la terre noble de Gereuth, mal vus, vont permettre à Jacob d’entrer dans la noblesse héréditaire, toujours par la volonté du roi en 1820. 



Château de Gereuth
La fortune de Jacob est immense, tant en terres, châteaux, domaines, titres et argent liquide. L’acte de confirmation de la noblesse héréditaire précise que si “le banquier de la cour de Würzburg, Jacob Hirsch, méritait un tel honneur, c’était, entre autres raisons, pour le succès de ses entreprises agricoles, ainsi que pour s’être, à grand frais, employé à la démultiplication des industries de la patrie et avoir grandement contribué à l’accroissement du bien-être national en installant des bergeries d’importantes fabriques de tissage et de laine, ainsi qu’en favorisant la fertilisation de terres ingrates.” La noblesse est donc héréditaire pour sa descendance dans les lignes masculine et féminine. Ils porteront désormais les armoiries de la famille von Gereuth, éteinte, soit “d’or à un cerf rampant au naturel soutenu d'un tertre de sinople Casque couronné Cimier le cerf issant Lambrequin d'or et d’azur". Une des premières choses que fera Jacob sera d’en orner le fronton de sa maison.
Il décide alors de s’installer à Munich avec son second fils Joseph. Il y achète un hôtel particulier  au Promenadeplatz 16. 



Promenadeplatz
Les Rothschild avec Salomon Mayer entrèrent dans la noblesse autrichienne deux ans plus tard en 1822. Le titre de baron, là aussi, fut étendu à tous les membres de la famille y compris les non-autrichiens. 
Puis il acheta à quinze kilomètres de Munich l’immense domaine de Planegg. De nouveau cette acquisition ne fut pas du goût de l’administration bavaroise, qui voulut lui appliquer un édit de 1813 qui interdisait aux Juifs l’achat de biens ayant appartenu à la haute aristocratie, même s’il appartenait désormais à la noblesse du pays. En 1827, il fut sommé de revendre ses biens, ce qu’il refusa. Il mourut à Planegg où il habitait désormais le 24 décembre 1840. 

Château de Planneg
Ses biens furent répartis entre ses enfants. Son fils aîné eut les propriétés de Würzburg et de Franconie. Son deuxième fils Joseph héritait de la banque, de Planegg et de l’immeuble de Munich. Ses deux filles,  Betti et Sara, eurent des compensations financières. Il laissa en outre des sommes considérables aux oeuvres de bienfaisance juives, en vue de faire bénéficier ses coreligionnaires des bienfaits de l’éducation. L’oncle de Maurice, Joel-Jacob resta à Würzburg, où ses affaires prospérèrent dans la propriété agricole d’envergure, dans la brasserie, dans le sucre, dans le transport et dans la banque en association avec les Rothschild. Le nouveau roi de Bavière, Louis Ier, lui conserva toute l’amitié qu’il avait pour son père. Joel-Jacob pratiqua aussi la charité sans aucune distinction de religion, bien qu’étant lui même un pratiquant strict.


Joel Jakob de Hirsch
Joseph, le père de Maurice, resta à Munich où l’administration une fois de plus lui avait créé des ennuis. L’amitié du roi pour sa famille n’arrêta pas les fonctionnaires de lui appliquer l’édit de 1813. Il dut demander l’autorisation de s’installer, alors qu’il y habitait déjà, mais ne souhaitant plus vivre sous le toit de son père et ne vivant pas avec son frère, la création d’un nouveau foyer juif déplaisait. Il dut ainsi demander l’autorisation de sa marier avec Karolina Wertheimer, qu’il avait rencontrée au mariage de la cousine de celle-ci, Nanette Kaula, avec Salomon Heine, le neveu de Heinrich Heine. Nanette Kaula était considérée comme une beauté et Louis Ier fit faire son portrait afin sa Galerie des Beautés du palais de Nymphemburg, parmi les cent plus belles femmes du temps figurait aussi la soeur du roi, l’archiduchesse Sophie.

Nanette Kaula-Heine
par Joseph-Karl Stieler (1829)  Palais de Nymphenburg
Maurice von Hirsch auf Gereuth naquit donc le  9 décembre 1831 à Munich de Joseph, banquier et homme d’affaires plus que prospère, et de Karolina Wertheimer, d’une famille de rabbins et de banquier. Son ancêtre Samson Wertheimer(1658-1724) avait été le banquier de Charles VI. La famille, plus ancienne que les Hirsch, était apparentée à toutes les familles juives qui ont joué un rôle prépondérant dans le développement industriel et bancaire d’Allemagne et de l’empire d’Autriche, les von Arheim, Sulzbach, Bamberger, Goldschmidt, von Kaula, Königswarter, von Schwabach etc…


Baron Joseph de Hirsch (1805-1885)
 père de Maurice
En 1831, Joseph dut encore demander l’autorisation d’une concession de négociant en gros. Tout au long de sa vie, il rencontra l’hostilité de l’administration bavaroise qui n’avait de cesse de créer des embûches à ce juif riche dont la réussite l’exaspérait. Au décès de son père, en 1840 on lui refusa la propriété de Planegg “pour capacité déficiente en tant qu’israélite à posséder une propriété supérieure.” Ce n’est qu’en 1843 que la propriété lui fut définitivement acquise.

Le paradoxe de la vie des Juifs ayant réussi  dans les affaires résidait dans le fait que en tant que “Hofjude”, Juifs de Cour, ils étaient proche du roi et de la famille royale qui les honorait de son amitié. Ils étaient reçus dans les cercles les plus huppés mais étaient en butte permanente aux tracasseries administratives.


Karolina Wertheimer, baronne de Hirsch (1808-1888)
Maurice reçut jusqu’à âge de 13 ans une éducation soignée à la maison, comme beaucoup d’enfants de familles fortunées et aristocratiques. Mais turbulent et peu enclin aux études il préférait courir les rues de Munich ou les champs autour de Planegg. Une fois sa bar-mitsva faite, son père prit la décision de l’envoyer à Bruxelles pour faire ses humanités. Cette décision n’avait rien à voir avec le désir de la voir s’éloigner mais en 1840, seule un dizaine de Juifs étaient admis dans le secondaire. De plus la perspective d’avoir à faire des études supérieures dans un université généralement hostile n’enchantait pas le jeune garçon. Maurice avait un frère aîné, Xaver, né le 2 janvier 1831, qui par la loi du matricule, sort de numerus clausus pour les familles juives, pouvait rester à Munich. Il devait donc partir ailleurs pour entrer dans la vie active.

Bruxelles, une capitale financière ouverte

La Belgique avait depuis longtemps reconnu les Juifs comme des citoyens à part entière, le choix de Bruxelles, capitale du nouveau royaume, où la famille avait des connections, s’imposait donc. 
Il fut inscrit à l’Athénée de Bruxelles, qui comptait 412 élèves, et passait pour un des établissements les plus brillants, non seulement de Belgique mais d’Europe. L’Athénée ne pratiquait pas seulement les disciplines classiques mais dispensait aussi un enseignement technique et commercial, tels que comptabilité, mécanique, finance, droit civil etc… Cela enchanta Maurice qui brûlait de se lancer dans la vie active. L’Athénée comptait parmi ses élèves des princes, dont certains de la famille royale, des aristocrates et des grands bourgeois. Ce sera le milieu dans lequel Maurice évoluera toute sa vie. 



Athénée de Bruxelles
Pour pouvoir manger cacher, il était logé dans une pension juive. Mais le jeune homme renonça rapidement à cette pratique car il avait perdu la foi.

Parmi les relations de la famille Hirsch à Bruxelles, il y avait le sénateur Jonathan Bischoffheim. Les Bischoffheim étaient une famille éminente de al société européenne, plusieurs fois alliée aux Goldschmidt. L’ancêtre, Raphaël, avait fait fortune dans la fourniture aux armées et la banque Bischoffsheim, Goldschmidt & Cie était une des plus importantes et prospère d’Europe. Elle deviendra la Banque de Crédit et de Dépôts des Pays-Bas, puis en 1872, la Banque de Paris et des Pays-Bas. Ils sont alliés aux Montefiore, Ephrussi, Cahen d'Anvers, Camondo, Rothschild et Morpurgo. Le jeune Maurice est introduit dans un milieu supérieur au sien, car beaucoup plus international.

A l’Athénée, il apprend les langues étrangères, le français et l’anglais, qu’il parlera et écrira parfaitement. Son allemand s’améliore en cessant d’être du bavarois.

Cet exil scolaire se révéla des plus profitables, non seulement par les connaissances acquises mais aussi et surtout par les liens qu’il noua avec les héritiers de l’aristocratie financière internationale, et l’aristocratie tout court. Son meilleur ami fut Georges Montefiore Levi, un jeune anglais dont l’oncle était Sir Moses Montefiori, banquier et philanthrope.

La Belgique, comme l’Europe, connaissait un boom économique extraordinaire et sans précédent. Cela ne laissait pas les jeunes élèves indifférents. Et Maurice commença à étudier le phénomène de la spéculation financière où il excella au point d’étonner condisciples et professeurs par la justesse de ses analyses. 

S’il était resté à Munich, jeune et riche paria d’une société ultra-conservatrice, il n’aurait pas eu accès à ce monde international et comme son père aurait toujours été un citoyen certes respecté mais de second rang.

Il passait les vacances entre Würzburg et Munich, dans les différentes propriétés familiales. Mais il y était toujours à l’affût d’apprendre quelque chose que ce soit dans le sucre, la bière ou le maquignonnage.

La mort de son frère aîné en 1846 le mit en position d’héritier d’une dynastie juive bavaroise. Mais cela ne convenait en rien à son désir car il se voyait beaucoup plus fondateur qu’héritier, en grand capitaine d’industrie capitaliste qu’en banquier de cour. 

Maurice avait eu très tôt le sentiment de frustration et d’humiliation d’un juif certes très riche mais à peine toléré par une Bavière catholique, dans un carcan législatif hostile dans son ensemble aux Juifs. Il en conçut très tôt un sentiment d’injustice et de révolte. 

La Belgique libérale correspondait beaucoup plus à son idéal social.

En 1848, il quitta l’Athénée, peut-être renvoyé, car il n’était pas un bon élève. S’il faisait l’admiration de tous par la justesse de ses analyses financières, exceptionnelles pour un garçon de 17 ans, il ne satisfaisait pas aux critères d’un bon élève qui doit passer un diplôme. 

La vie l’attendait et il lui fallait l’embrasser au plus tôt.

Sa première expérience fut celle de marchand de bestiaux, activité qu’il avait pu observer lors de ses vacances. Mais c’était là une activité qui ne pouvait satisfaire l’ambition du jeune garçon. Le maquignonnage n’avait jamais mené au grand capital. Aussi il accepta de rentrer à Munich et de travailler dans la banque familiale. Ce n’était certes pas Bischoffsheim, Goldschmidt & Cie mais tout de même, il avait le pied à l’étrier et sans en référer à son père, il se lança dans la spéculation. Il avait 18 ans et commençait à spéculer sur le sucre et le cuivre, tout en prenant des participations dans des chemins de fer. On sait qu’il avait appris beaucoup des entreprises sucrières de son oncle Joel-Jacob, on ne sait pas pourquoi il s’intéressait au cuivre, si ce n’est que celui-ci entrait dans la composition des tous les chaudrons et alambics. Il n’avait pas hérité de fonds de la part de son grand-père, dont les quatre millions de florins de l’héritage étaient allé à ses enfants. Il est possible que son père ait mis à sa disposition une avance sur son héritage, pour lui permettre de spéculer sur ses fonds propres et non sur ceux de la banque familiale. 

Mais Maurice ne pouvait se satisfaire d’une activité de banquier provincial car l’influence de la banque à Munich diminuait comme diminuait l’influence de la capitale de la Bavière sur le plan politique. C’était à Francfort que la grande banque prospérait car la société prussienne et d’Allemagne du Nord était plus tolérante envers les Juifs. 1848 vit aussi le départ de Louis Ier chassé par la révolution à cause de sa liaison avec Lola Montés. Les Juifs perdaient leur plus grand protecteur.

La Bourse de Bruxelles

Le jeune homme considéra que malgré les avantages de Francfort, c’était à Bruxelles, villa déjà européenne et parmi les première place financières, qu’il lui fallait aller. Les Juifs aussi y étaient tranquilles sans aucune discrimination. Et c’est là aussi où il avait noué des amitiés certaines.

Son père l’autorisa donc à s’y installer. Et c’est à la banque Bischoffsheim, Goldschmidt & Cie qu’il débuta par un stage. Il dut cette faveur à la bonne réputation de son père et aux liens familiaux de sa mère avec les Goldschmidt car Bischoffsheim, Goldschmidt & Cie était réticente à avoir dans ses murs ce bouillant jeune homme. La banque Bischoffsheim, Goldschmidt & Cie a été créée à Anvers en 1820 par Louis Raphaël Bischoffsheim (1800-1873) fils d’un banquier juif de Mayence qui avait épousé la fille aînée de Benedikt Goldschmidt, un puissant banquier de Francfort, en association avec ses deux beaux-frères. En 1832, Jonathan Raphaël Bischoffsheim (1808-1883) rejoint son frère. La Hollande et la Belgique furent leurs premiers territoire d’action. Ces deux monarchies offraient aux Juifs un statut qu’ils n’avaient pas en Allemagne, celui d’une émancipation totale et inviolée. Le réseau familial et les alliances conclues avec d’autre familles comme les Cassel, les Bamberger, les Hirsch, les Montefiore ou les Cahen d’Anvers, en France, en Angleterre et en Allemange firent de cette banque belgo-néerlandaise un institut financier européen de premier plan. Les Bischoffsheim étaient un cran en dessous des Rothschild. 

Sénateur Jonathan Bischoffsheim (1808-1883) 

C’est grâce à l’activité de ces banquiers juifs que le réseau de chemin de fer se développa partout en Europe.

En outre Jonathan Raphaël Bischoffsheim fut élu en 1862 sénateur à vie du royaume de Belgique, poste qu’il conserva jusqu’à sa mort en 1883. 

Mais il ne limita pas son action à la banque ou à la politique. Il fut un philanthrope qui fonda ou finança de nombreux institutions charitables au profit des élèves nécessiteux, mais aussi de leurs parents. Il fonda aussi à Bruxelles deux écoles professionnelles de filles, deux écoles normales et fonça la chaire d’arabe à l’Université. 


Louis Ier roi de Bavière
ami des Hirsch


De Bruxelles à Vienne

Jonathan Raphaël Bischoffsheim avait une fille, Clara, née le 13 juin 1833 qui reçut une éducation extrêmement soignée. Elle parlait quatre langues, l’allemand, sa langue de prédilection, le français, l’italien et l’anglais. Son éducation poussée jusqu’au baccalauréat, fut très austère car Jonathan Raphaël Bischoffsheim tenait à une grande simplicité dans la vie quotidienne et une grande austérité de moeurs. Clara, comme les jeunes princesses de Bourbon de Parme, Zita et ses soeurs, apprit à faire le ménage. Sa mère Henriette Goldschmidt, élevée dans le ghetto de Francfort, en était resté marquée. Elle transmet à sa fille Clara le respect et le soin des pauvres.

Clara Bischoffsheim, baronne de Hirsch (1833-1899)

Clara, jeune fille d’apparence froide et distante de par son éducation, était en réalité une jeune fille ouverte aux autres et chaleureuse.

Dans cette atmosphère familiale où tout semblait compté, l’argent devait servir à continuer de s’enrichir mais aussi à aider ceux qui n’avaient pas eu la chance des Bischoffsheim et Goldschmidt, de pouvoir sortir du ghetto et faire leur place dans la société européenne internationale.

Clara était, malgré tout, une héritière. Son père lui destinait une dot de 30 millions de Francs-or (environs 92 millions d’’euros). 

Pour comprendre les engagement ultérieurs de Clara, il faut avoir à l’idée qu’elle s’est toujours sentie coupable de l’opulence réelle de sa famille, alors que l’immense majorité de ses coreligionnaires croupissaient dans la peur et la misère. Son père la tenait au courant de ses affaires et Clara n’ignorait des subtilités de la spéculation financière. 

Maurice de Hirsch avait aperçu Clara lors de son premier séjour à Bruxelles mais il ne se rendit vraiment compte de son existence qu’un fois établi dans la capitale belge. Maurice était considéré comme bel homme, et savait jouir des avantages de sa personne. Clara n’était pas considérée comme une beauté. Une jeune fille somme toute assez fade tels que beaucoup de portraits du XIXe siècle nous les montrent. Une journaliste autrichienne qui la rencontra à la fin de sa vie en fit le portrait suivant : “ Ce qui frappait le plus dans ce nuage de camée, c’étaient les yeux, les yeux aux pupilles étonnamment claires qui me retinrent figée sur le moment…Son regard était si perçant qu’on avait le sentiment qu’ils transperçaient leur vis-à-vis jusqu’au fond du coeur, amis leur expression était si douce que l’on était tout de suite en confiance car on se sentait être en face d’une personne hors du commun”

Maurice était ainsi décrit par son neveu Karl de Hirsch : “ de stature moyenne, svelte, avec une allure assez sportive…extraordinairement vif…formidable travailleur…qui trouvait toujours le temps de profiter de la vie et de la compagnie des femmes à qui il plaisait énormément.”

Maurice de Hirsch, jeune

Maurice le séducteur fut séduit par cette jeune fille sérieuse, plus passionnée par la finance et les affaires, plus attentive aux autres, que les autres jeunes filles du même milieu. Il décela en elle une âme soeur avec qui il pourrait partager ses intérêts. La dot de Clara ne fut peut-être pas non plus étrangère à son attrait. Et on peut le comprendre.

Mais si sa demande en mariage fut acceptée par la jeune fille, elle fut refusée catégoriquement par Jonathan Raphaël Bischoffsheim. Maurice, bien que moins riche, n’était pas un parti négligeable, car seul héritier de la fortune de son père. Mais le père se méfiait peut-être de ce jeune homme aux spéculations impulsives, réussies certes mais…Il souhaitait peut-être marier Clara au fils de son frère, le 30 millions de dot restant à l’intérieur du cercle familial. La pratique était courante et ne choquait personne à l’époque. 

Maurice quitta Bruxelles sur ce refus et partit pour Munich. Il ne se laissa pas décourager, Clara non plus car ils étaient bien amoureux l’un de l’autre. Maurice, jamais à court d’idée, postula alors pour être consul de Belgique à Munich. Il l’obtint sur la recommandation de ministre des Affaires étrangères de Bavière qui dit : “ Son père, chef de la principale maison de banque de la ville est détenteur d’une fortune considérable. Le postulant, qui professe la religion israélite, est un homme aux formes agréable qui malgré son jeune âge, est rompu aux affaires…” Le 15 décembre 1853, Maurice de Hirsch auf Gereuth est nommé consul de Belgique à Munich. C’est un poste essentiellement honorifique. Il ne l’occupa que pendant deux ans, avec conscience, donna nt satisfaction à tous. C’était une fonction prestigieuse qui lui orocurait une véritable assise sociale mais qui lui permit aussi de tisser des liens forts et étroits avec les milieux diplomatiques européens. Et grand avantage, le père de Clara commença à le regarder autrement car chacun s’ingéniait à reconnaître ses qualités, notamment à former des partenariats entre industriels belges et bavarois. 

Ayant par hasard entendu Jonathan Raphaël Bischoffsheim évoquer un problème d’ordre financier, Maurice lui suggéra la solution qu’il adopta à son plus grand avantage. Le banquier en conçut une réelle admiration pour celui qu’il acceptait désormais comme son futur gendre.

Une anecdote amusante lors de la présentation de Clara à ses futurs beaux-parents montre le bon caractère de la jeune fille. En effet, elle entra dans le salon en compagnie de sa soeur, Régina, une beauté sculpturale et Joseph de Hirsch fut dépité de voir que son fils avait choisi la moins belle des deux soeurs. Clara qui s’en aperçut, s’en amusa et conquit le coeur de son beau-père lorsque, en ouvrant le cadeau qu’il lui avait apporté, elle le fit avec soin et mit de côté ficelle et papier. Joseph comprit alors que sa future belle-fille était digne d’entrer dans une famille, où malgré la richesse, rien était jeté car cela pouvait servir encore. En réalité, la vie de cette société riche à millions, était simple dans son quotidien, même si le train de vie ne l’était pas avec tous ces châteaux et demeures pour lesquels il fallait des dizaines de domestiques. Mais là aussi, c’était une façon de redistribuer la richesse. 

Le 26 juin 1855, le mariage fut célébré à Bruxelles avec faste. Deux buffets, dont l’un cacher, devait satisfaire les religions de tous les invités présents. Après leur voyage de noces à Paris et sur les bords du Rhin, le jeune couple rejoignit Munich où Maurice devait reprendre les affaires familiales. Joseph, son père, n’avait qu’un désir se retirer sur ses terres de Planegg.  

Mais le quotidien de la banque munichoise ne le satisfaisait pas. Il tenta de prendre des participations dans les chemins de fer, se lança dans l’investissement à son compte et échoua, écornant ainsi la dot de sa femme. Sa réputation de financier de génie en prit un coup. La Bavière et Munich n’étaient pas pour lui. Clara ne se plaisait pas à Munich, Bruxelles et sa famille lui manquaient. Un garçon venait de naître au foyer, Lucien, le 11 juillet 1856. Le couple décida de quitter Munich et de s’installer à Bruxelles. Son beau-père l’accueillit dans sa banque, comme collaborateur d’abord, puis comme associé. Et Maurice demanda la nationalité belge afin de faciliter son intégration dans son nouveau pays. Le couple y restera jusqu’en 1868. 

Mais même dans la haute banque juive, les choses n’étaient pas simples. Jonathan Raphaël Bischoffsheim, en 1856, connut de graves difficultés dans l’échec du lancement d’une société de crédit immobilier, en association avec un autre banquier Joseph Oppenheim, avec lequel il se fâcha à cette occasion. 


Joseph Oppenheim ( 1817-1876)
Sa fille Marie Oppenheim sembla se venger de cet échec en décrivant le couple formé par Maurice et Clara comme des snobs impénitents. S’il y a l’expression d’un sentiment de jalousie de la part de Marie Oppenheim, devant l’amour du couple qui confond la société, il y a aussi du vrai. Marie Oppenheim épousera le banquier Giacomo Errera. 

Marie Oppenheim-Errera
Maurice et Clara de Hirsch aiment les titres et les blasons. Ils aiment aussi fréquenter les grand noms du Gotha. Ils sont reçus à la cour et selon Marie Oppenheim n’hésitent pas à apposer leur blason partout où ils le peuvent, vaisselle, argenterie, voitures, bagages, portes cochères. C’est vrai, ils sont snobs et en s’en cachent pas. Mais cela ne peut faire oublier que leur richesse sert aussi à aider les autres. Après s’être lassée des voyages avec son mari, un peu partout en Europe, et après avoir constaté que Maurice n’est pas un modèle de fidélité, Clara s’investit dans des oeuvres philanthropiques. Elle commença à s’occuper de la société de bienfaisance fondée par son père la “Fondation Bischoffheim”  qui a pour vocation d’offrir une dot à des jeunes filles juives pauvres ou orphelines. Elle créa une société de prêts sans intérêts destinée à venir en aide aux personnes en difficultés financière temporaires, dans le cadre de leurs activités professionnelles. Les aides accordées étaient remboursable à raison d’un centième par semaine. Elle s’occupa également de la “Société des mères israélites” dont le but était d’assister médicalement et matériellement les jeunes mères juives indigentes mais aussi de loger des orphelines. Pour quelques famille israélites fortunées un peu partout en Europe, c’étaient des centaines de milliers de Juifs dans la misère. Et la générosité du couple était sans limite. Nul ne faisait en vain appel à eux. 

Mais Bruxelles commençait à être un peu étroite pour le couple. En 1866, ils partent s’installer à Paris pour y diriger la filiale parisienne de “Bischoffsheim, Goldschmidt & Cie”. On ne sait pas trop si Maurice a été associé directement aux affaires de son beau-père, qui avait encore quelques méfiances devant le côté aventurier de son gendre. En 1855, toutefois Bischoffsheim, Goldschmidt & Cie et la banque Joseph de Hirsch de Munich sont actionnaires de la Bayerische Ostbahn Aktiengesellshaft, société par action des chemins de fer de l’est de la Bavière. Maurice commence à y déployer son vrai talent. En 1858, il dépose les statuts de la banque d’affaires “Maurice de Hirsch”. En 1860, il prend la concession des chemins de fer russes de Moscou à Riazan. Ce fut la première ligne qu’il bâtit avant de devenir  le constructeur de la quasi totalité du réseau ferroviaire russe. 

A 27 ans, associé à son beau-frère Ferdinand Bischoffsheim, il ouvre la banque  Bischoffsheim-de Hirsch. En 1870, il transfère le siège de la banque à Paris où elle fusionna avec la Banque de Dépôts et des Pays-Bas, qui deviendra plus tard la Banque de Paris et des Pays-Bas, puis enfin Paribas, le nom sous lequel la banque est connue aujourd’hui. 


Banque de Paris et des Pays-Bas
Entre 1866 et 1867, il réussit un des coups spéculatifs les plus remarquables, affaire dite du “Guillaume-Luxembourg”. Le Luxembourg étant un carrefour pour les liaisons ferroviaires entre la France, la Belgique et l’Allemagne on y créa un réseau de voies ferrées, sous le nom de “Guillaume-Luxembourg” utile au développement de la sidérurgie dans cette partie de l’Europe. L’exploitation de ce réseau fut confiée à quatre sociétés, une française, une belge, une luxembourgeoise et une prussienne. Mais jugeant cette exploitation peu rentable la société française menaçait de ne pas renouveler son contrat d’exploitation, menaçant directement les intérêts de la société mère “Guillaume-Luxembourg”, propriétaire du réseau. Bien entendu, derrière toutes ces tractations, on pouvait voir l’ombre de Napoléon III et de Bismarck.


Siège de la Société “Guillaume-Luxembourg”
Quatre kilomètres de raccordement de voie ferrées manquaient et les industriels belges proposèrent de les construire. ou à défaut de construire un chemin fer de ceinture liant directement la Belgique à l’Allemagne. Le gouvernement luxembourgeois refusa l’autorisation car il était soucieux de préserver son monopole sur son territoire. Les Belges cherchèrent alors un financier capable de les aider à récolter les fonds nécessaires et ils firent appel à Maurice de Hirsch, qui ne se fit pas prier pour accepter, et ce d’autant moins que la banque Bischoffsheim - de Hirsch possédait un paquets d’actions considérable du “Guillaume-Luxembourg”. 

Tracé du Guillaume-Luxembourg
Maurice sut alors jouer habilement Bismarck contre Napoléon III et vice-versa, en leur faisant miroiter à chacun des avantages qu’il y aurait à signer le contrat de construction de la ligne. Il se rendit à Berlin pour rencontrer le chancelier allemand qui donna son aval au rachat du “Guillaume-Luxembourg”. Muni de cette certitude, il alla voir le gouvernement de Napoléon III pour lui faire comprendre quelles seraient les conséquences désastreuses pour la France si la Prusse devenait maîtresse du jeu. Les Français comprirent tout de suite qu’il ne leur fallait pas se retirer de l’exploitation de ligne mais au contraire investir plus. Maurice de Hirsch obtint ainsi du gouvernement français “la garantie d’un revenu annuel de trois millions de francs-or à verser par la Compagnie des Chemins de Fer Français de l’Est au Guillaume-Luxembourg, avec comme contrepartie la cession de la gestion et de l’exploitation de son réseau”. Il s’était joué de Bismarck qui en lui pardonnera jamais. Mais il s’enrichit d’une façon considérable car les actions du “Guillaume-Luxembourg” montèrent en flèche après la signature de la convention le 21 janvier 1868. Peu de temps après, il revendit en bloc toutes ses actions avec une plus-value considérable, se débarrassant ainsi d’une société qui en réalité ne valait pas grand-chose. Le succès de Maurice dans la société financière de l’époque fut considérable car chacun applaudit au génie, sans trop se soucier de ce qu’il pouvait y avoir d’immoral. Il passait pour un Crésus. 
Action du Guillaume-Luxembourg
En 1858, Maurice de Hirsch s’associe avec un des personnages les plus troublants de la haute finance belge au XIXe siècle, André Langrand-Dumonceau, dont l’idée était d’ “appeler les capitaux au baptême pour les christianiser”, en clair de travailler avec la haute banque israélite en lui associant les économies de l’aristocratie et de la grande bourgeoisie catholique européenne. 

André Langrand-Dumonceau était un enfant de l’assistance publique élevé par une famille pauvre flamande, plein d’idées, de charisme et d’enthousiasme, et qui à 22 ans créait sa première compagnie d’assurance “Les Rentiers réunis” et deux ans après la “Royale Belge”, société d’assurance sur la vie. Il bénéficiait de la protection de l’aide active d’Edmond Mercier, un ancien ministre belge des finances, à la réputation d’une extrême compétence en matière financière. 

André Langrand-Dumonceaux (1826-1900)
Mercier, de par ses fonctions, avait des contacts dans la haute société belge et européenne. Les idées de Langrand-Dumonceau, et il n’en était pas à court, firent de lui un homme très riche, rapidement. Mercier insiste sur la nécessité d'avoir un Crésus avec eux et en 1858, ce Crésus fut Maurice de Hirsch, avec sa fortune et son milieu juif d’affaires. L’association dura quatre ans et enrichit considérablement les partenaires par des opérations, souvent à la limite de l’illégalité. 

Mercier introduisit des partenaires, ses compères pourrait-on dire, dans les sociétés autrichiennes, italiennes et espagnoles, avec lesquelles Maurice n’ait que très peu de contacts. En Autriche, ils furent introduits auprès du ministre des finances, le baron de Bruck, auxquels ils firent miroiter l'afflux de capitaux prêts à s’investir dans une économie autrichienne qui faisait son entrée dans le monde capitaliste. Bruck les autorisa à fonder en 1857 une compagnie d’assurance sur la vie “l’Anker" ( l’ancre), dont les principaux partenaires étaient belges. Hirsch et cie possède 172 actions sur 500. La banque de Bruxelles sert alors à spéculer sur les actions de l’Anker, en jouant tant à la hausse et tantôt à la baisse, ramassant au passage d’énormes bénéfices. Aujourd’hui on qualifierait cela de délit d’initiés. 



Comte de Bruck (1798-1860)
En 1859, les deux complices créent à Vienne la “Vindobona” une société d’assurances hypothécaires. L’aristocratie autrichienne est criblée de dettes mais possède des terres immenses. Au lieu de l’usurier traditionnel , c’est à La Vindobona qu'elle pourra faire appel pour se financer en donnant ses biens en garanties auprès d'une compagnie qui a les faveurs et le soutien du gouvernement. En donnant l’autorisation de créer la Vindobona, on oublie de vérifier les comptes de sa société mère “L’Anker”. 

Toujours en 1859, Langrand-Dumonceau, Mercier et Hirsch créent à Bruxelles l’Association Générale d’Assurances, une sorte de holding qui permet de créer de multiples société d’assurances en Europe et de faciliter les échanges de titres entre elles. Elle apparait comme une sorte de société mutualiste destinée à rassurer les petits porteurs en les protégeant contre les risques de mauvais placements. En réalité, elle est destinée à permettre à Langrand-Dumonceau et à Hirsch de spéculer et de s’enrichir, en jouant sur la valeur des titres acquis pour rien. On promet aux actionnaires des rendements de l’ordre de 15 à 25%. 

Les deux principaux associés font acheter par l’Association Générale d’Assurances les titres de la Vindobona, et empochent un gros bénéfice au passage. Mais le problème est que la capital de la Vindobona, de vingt millions de francs, est loin d’être couvert. Il y a seulement quatre millions en caisse souscrits par Raphaël Jonathan Bischoffheim, Maurice de Hirsch et Maurice Bamberger pour la banque Bischoffheim-Goldschmidt et Cie d’Anvers, soit le clan des banquiers juifs d’un côté, et de l’autre, Langrand-Dumonceau, Mercier et quelques noms de la société catholique.

En 1860, soit après un an d’exercice, l’Association est incapable de tenir ses promesses de dividendes. Toutes ces sociétés imbriquées les unes dans les autres ont du mal à se maintenir à flot et ce d’autant moins que Langrand-Dumonceau veut continuer la pratique de revendre ses actions avant même leur émission officielle et se distribuer un bénéficie de 30% alors que les statuts de la Vindobona ne sont pas encore officiels. En clair, il émet des actions que des tiers lui achètent et s’attribue le prix de vente comme un bénéfice.

Lors de la première assemblée générale de l’Association, Langrand-Dumonceau et Hirsch refusent  de montrer les comptes à la fureur des actionnaires, qui alertent la presse et les commissions officielles de contrôle et d’enquête. 

Hirsch comprend alors le danger de la situation et écrit à Langrand-Dumonceau, qui est à Vienne où il mène grand train : “ Je me permets de vous répéter que vous devez arrêter autant que faire se peut des dépenses de tout genre et spécialement en frais généraux. Vous dépensez le capital de vos actionnaires, c’est un intérêt trop puissant pour ne pas appeler toute votre sollicitude.” On ne pouvait être plus clair.

Langrand-Dumonceau n’écoute pas Hirsch ni Mercier et continuent à mener grand train et à verser des pots-de-vin. On compte parmi ses bénéficiaires des fonctionnaires, des politiciens, mais aussi des princes, des archiducs, des rois et l’empereur.

Tout ce beau monde, y compris les banquiers juifs, finit par démissionner du conseil d’administration de la Vindobona, semant la panique parmi les petits porteurs. 

Maurice de Hirsch demande alors conseil à son beau-père, Jonathan Bischoffheim, qui lui est resté dans son activité traditionnelle de banque et sur le point de lancer plusieurs société anonyme de crédit. Jonathan se méfiant de Langrand-Dumonceau, refuse sen concours et conseille à son gendre de se retirer. 

Il souhaite suivre ce conseil mais n’est pas certain des conséquences judiciaires de toute l’affaire. Il essaie de négocier avec Langrand-Dumonceau et Mercier  une sortie qui permettrait de liquider les pertes de la Vindobona, les deux refusent car ils soupçonnent Maurice de vouloir limiter ses propres pertes. En réalité, Maurice a compris le guêpier d’illégalité dans lequel il s’est fourré et veut s’en sortir la tête haute avec le moins de dégâts possible pour tout le monde. 

La rupture est consommée. Maurice ne fait plus partie de leur association. 


Baron Ignace de Plener (1810-1908)
En 1862, le nouveau ministre des Finances autrichien, le baron Ignace de Plener ordonne une enquête sur “ l’Anker” qui n’aboutira pas tout de suite au vu des hautes relations de Langrand-Dumonceau. En 1865 André Langrand-Dumonceau est même fait comte romain par le pape Pie IX.

Mais si Maurice s’est éloigné de lui, il conservera quelques attaches qui l’emmèneront à l’aider à sortir de situations financières délicates. 

La morale que Maurice put retenir de cette affaire est que lorsqu’on est banquier juif, il vaut mieux être honnête car sa judéité lui a été jetée plusieurs fois à la tête par ses anciens associés au moment de leur rupture.

Maurice de Hirsch ne rompt donc pas tout-à-fait avec Langrand-Dumonceau car, au-delà se la sympathie qu’il éprouve pour l’homme, même s’il conteste ses méthodes, il sait que celui a encore une carte majeure dans la main. 

L’empire d’Autriche traverse une période noire. Le 3 juillet 1866, la défaite de Sadowa entraine son retrait d’Allemagne. 



Bataille de Sadowa
Georg Bleibtreu (1828–1892)

La Prusse commence à dessiner ce qui sera l’empire allemand quelques années plus tard. Le nouveau ministre des finances le comte de Beust décide de prendre des mesures draconiennes à l’encontre des spéculateurs, dont l’activité contribue, à fragiliser économiquement un empire mal en point politiquement. La signature du compromis austro-hongrois en 1867 crée la Double-Monarchie, l’Autriche-Hongrie, et désormais les Hongrois auront leur mot à dire dans toutes décisions importantes qui devront être prises dans tous les domaines.

Comte de Beust (1809-1886)

Les gouvernements, autrichien et hongrois, se méfient de Langrand-Dumonceau, qui, malgré ses affaires catastrophiques avaient obtenu la concession d’une ligne de chemin de fer “Kaschau-Oderberg”, qui devait relier la Silésie autrichienne à l’est de la Slovaquie, en fait le coeur sidérurgique de l’empire d’Autriche -



Ligne “Kaschau-Oderberg”
Mais pour lui conserver cette concession les austro-hongrois demandent au financier une caution supplémentaire de huit millions de florins. Ce dernier fait appel à Hirsch pour l’aider à obtenir cette caution d’organismes financiers. Maurice lui offre d’intervenir en sa faveur auprès de l’Anglo-Austrian Bank. En échange de ce service, il lui demande des participations dans la ligne de chemin de fer “Kaschau-Oderberg”, et surtout une participation dans le projet de ligne “Vienne-Istanbul”. Langrand-Dumonceau était un piètre gestionnaire, mais il était un visionnaire et savait utliser les faiblesses des autres au profit de ses visions.

Construction de la ligne “Kaschau-Oderberg” 
Les pots-de-vin étaient souvent distribués à bon escient, et en l’occurence le million de florins versé à la comtesse de Beust, à l’insu de son mari, pour obtenir la concession du Vienne-Istanbul était bien utile. La comtesse avait tout intérêt à ce que Langrand-Dumonceau conserve cette concession car il y avait d’autres profits à prévoir mais aussi elle était dans ses mains. Il avait conservé toutes les traces de cette transaction occulte et pouvait la révéler à tout moment. Mais rien n’étant totalement secret, Maurice de Hirsch savait que Langrand-Dumonceau était acculé à la faillite mais il savait aussi qu’il continuait à négocier avec le gouvernement ottoman. 

L’idée de relier l’empire ottoman au reste de l’Europe par voie de chemin de fer remontait à la Guerre de Crimée en 1856. S’il était l’homme malade de l’Europe, l’empire en était aussi l’Eldorado. 

De Vienne à Istanbul - Spéculation et déboires

Le Grand Vizir de la Sublime Porte, Fuad-Mehmed Pacha, avait compris que seul un rapprochement avec l’Occident pouvait sauver l’empire ottoman. Il avait compris aussi que l’absence de voies de communication était une des causes premières de l’appauvrissement de son pays. Comment exporter la production agricole et les arbres des forêts? Comment exporter les ressources du sous-sol comme le minerai de fer, le cuivre, l’argent, le charbon, dont son pays était riche ? Le sultan Abdul-Aziz suivait son vizir dans son désir de réformes, qui étaient aussi nombreuses que nécessaires.

En 1858 avait été créée la Banque Impériale Ottomane, qui ouvrit une filiale en 1864, La Société Générale de l’Empire ottoman, fondée par Bischoffsheim et Goldschmidt et d’autres membres de la banque juive et protestante. Ils sont associés aux banquiers de Galata, dont les Camondo.


Mehmed Fuad Pacha (1813-1869)
En 1869, après la signature de l’accord sur la construction de chemin de fer avec Hirsch, c’est l’Anglo-Austrian Bank, son partenaire attitré, qui accourt. 

Sultan Abdul Aziz (1830-1876)
S’il était honnête, Hirsch n’était pas un ange, aussi sut-il exploiter toutes les informations qu’il détenait sur Langrand-Dumonceau tout en lui manifestant la plus grande amitié. Il pouvait le sauver mais exigeait les pleins pouvoirs. Le 8 février 1869, il lui envoya un télégramme par lequel dans un premier temps, il refuse la commission de 15% offerte pour sa négociation avec l’Anglo-Austrian Bank. Il la fera pour rien mais à la condition que Langrand-Dumonceau soit plus explicite sur ses affaires, et notamment ses rapports avec Istanbul. Il lui fait miroiter qu’il peut l’aider à construire ce chemin de fer à des conditions intéressantes. Ce qu'il ne lui dit pas, et pour cause, c’est qu’il a circonvenu en Belgique les concessionnaires alliés à Langrand-Dumonceau dans l’opération en leur permettant de surmonter de graves difficultés financières, mais à la condition qu’ils se désolidarisent de lui. Le 12 avril 1869, ils lâchèrent Langrand-Dumonceau. 

Entre temps, le gouvernement ottoman avait eu vent des difficultés financières de celui avec qui il voulait traiter. Le comte Prokesch-Osten (1795-1876), militaire et diplomate de grand talent,  qui fut un ami du duc de Reichstadt, dans les dernières années de la vie du prince, alors ambassadeur d’Autriche à Istanbul, prévient Beust de la situation en lui demandant d’insister auprès de Langrand-Dumonceau pour qu’il vienne défendre ses intérêts lui-même. Mais ce dernier en est incapable car sa faillite est imminente, et de plus il ne peut fournir la caution demandée. Il est discrédité aux yeux des Turcs, qui dès lors envoient des émissaires dans les capitales financières européennes pour approcher les grand banquiers, dont, comme par hasard, Maurice de Hirsch. 

 Anton comte Prokesch-Osten
Beust alors lâche Langrand-Dumonceau, malgré le million reçu par sa femme et dont il devait avoir une petite idée, et fait savoir à Prokesch-Osten qu’il agréerait bien volontiers Maurice de Hirsch. On ne sait si Maurice versa un autre pot-de-vin à la comtesse. C’est possible car les Beust et les Hirsch resteront amis toute leur vie.

La situation financière de l’empire ottoman était catastrophique. Il empruntait sur les marchés à des taux usuraires et cette situation n’était pas faite pour rassurer les financiers. Maurice de Hirsch le savait. 

Mais la politique de l’empire autrichien ennemi traditionnel de l’empire ottoman, sous l’influence de Beust, et peut-être de sa femme, changeait. Chacun comprenait que leur ennemi commun était l’empire russe. Fuad-Mehmed Pacha étant lui-même violemment russophobe comprenait l’intérêt de cette ligne qui pourrait un jour relier Istanbul à Vienne, Paris, Berlin et Londres. L’idée était d’un réseau de 2000 kilomètres comprennent deux lignes principales, une reliant Istanbul à Belgrade et l’autre Salonique à la frontière autrichienne, avec des lignes annexes d’acheminement. L’envoi de Daouad Pacha, ministre des travaux publics, en Europe occidentale à la recherche de partenaires pour ce projet, après la débâcle attendu de Langrand-Dumonceau, ne fut pas un succès à Vienne mais à Paris il rencontra Maurice de Hirsch, qui seul l’écouta. On pourrait même dire qu’il l’attendait sans que l’autre le sache. Voilà ce que l’on écrivit sur le baron :

“Audacieux et très retors, peu embarrassé de scrupules, implacable dans les affaires, ce banquier était bien l’homme qui convenait à l’empire ottoman pour conduite de grands travaux alors qu’il avait ses caisses vides et son crédit très suspecté à l’étranger. Il fut, il est vrai favorisé par toutes les complaisance ; mais il faut avouer que l’entrepreneur jouait gros jeu, et que si les bénéfices de l’affaire étaient considérables, il serait injuste de ne pas reconnaître que les risques encourus ne l’étaient pas moins et que les derniers compensaient les premiers” ( A.du Velay - Essai sur l”histoire financière de la Turquie - Paris 1903).

Caricature de Maurice de Hirsch
Les Ottomans savaient pertinemment que Maurice de Hirsch n’était pas n’importe qui. Le jeune homme risque-tout pour un coup de bourse au moment de son mariage est désormais un des financiers les plus respectés d’Europe. Sa fortune personnelle est immense, son réseau de relation est royal, et sa parenté bancaire encore plus. Et encore mieux, il était un professionnel expérimenté de la construction de chemins de fer. Il avait déjà à son actif la construction et l’exploitation de réseaux importants en Russie, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Roumanie et en Hongrie.

Et le système du bakchich qui régnait en maître absolu dans l’empire ne l’effrayait pas. Bien au contraire, il savait que pas une affaire ne se concluait sans cette façon de tomber d’accord. Le sultan lui-même y trouvait son compte. Il suffisait de le savoir et de l’intégrer, par millions, dans les coûts. 

Hirsch part dès lors pour négocier directement avec la Sublime porte. A son retour, il constitue un syndicat domicilié à Paris qui comprend la Banque Bischoffheim-Hirsch, sa banque, et la Banque de Dépôt de Paris et des Pays-Bas, dans laquelle tous les Bischoffheim ont des intérêts. 

En avril 1870, quelques semaines avant la guerre franco-allemande, il mit en chantier les premiers kilomètres de la ligne.

Une aventure de vingt ans commençait alors pour lui. Aventure que l’on peut qualifier d’épopée tant elle fut riche en rebondissements. Cette aventure fut aussi liée à la situation internationale complexe qui opposait entre eux impérialisme russe, décadence de la Turquie “Homme malade de l’Europe” , survivance de l’empire austro-hongrois et nouveaux appétits nationaux des pays balkaniques…une poudrière !

Langrand-Dumonceau fut mis en accusation et condamné, par contumace, le 11 mars 1872 par la Cour de Justice du Brabant à dix ans de réclusion criminelle pour escroquerie et banqueroute. L’ancien ministre belge Mercier était aussi condamné, avec d’autres anciens ministres voire en activité. Maurice de Hirsch qui avait été appelé à comparaître fut lavé de tout soupçon car il put prouver qu’il avait tout au long de ces années incité Langrand-Dumonceau à plus de prudence et moins de gaspillage. La société conservatrice belge qui avait espéré avec Langrand-Dumonceau pouvoir mettre en place un système financier catholique en voulut au baron juif et à ses coreligionnaires qu’ils accusèrent de conspiration.

La réalité était plus simple. Si Maurice de Hirsch avait bien commencé à tremper dans les affaires de Langrand-Dumonceau, à la limite de la légalité, il s’était retiré dès qu’il avait compris les limites du personnage, incapable de gérer les millions qu’il faisait souscrire. Avec ou sans Hirsch, il aurait fait faillite. Mais Hirsch n’était pas un agneau. Il était un spéculateur dans l’âme et quand il comprit la situation réelle de Langrand-Dumonceau, qu’il ne pouvait aider malgré lui, il décida de profilter de l’opportunité que constituer la concession de la ligne de chemin de fer Vienne-Istanbul que Langrand-Dumonceau était incapable de réaliser.

Le baron Maurice de Hirsch fut au milieu de cet imbroglio politico-financier. Il se serait contenté de l’aspect financier qu’il savait très bien débrouiller, mais construire un chemin de fer avait autant d’impact politique, diplomatique ou militaire que financier. Vienne et Istanbul voulaient la ligne, mais pas de la même manière, avec des objectifs communs de désenclavement de la partie orientale de l’Europe, celle que justement la Russie considérait comme sienne. Plusieurs guerres s’en suivirent, plusieurs traités majeurs de l’histoire diplomatique aussi. Maurice de Hirsch y gagna une stature de dimension internationale, tout en accroissant sa fortune de façon fabuleuse. 

Le montage financier était extrêmement complexe car il reposait sur la base d’une garantie kilométrique. Chaque kilomètre de ligne de chemin de fer devait rapporter 22 000 Francs par an. Cette rente capitalisée à 11% représentait donc un capital de 200 000 Francs, ce qui était le coût estimé de la construction d’un kilomètre de voie ferrée. Le paiement de cette rente était garanti par l’état ottoman à concurrence de 14 000 francs et par Maurice de Hirsch à concurrence de 8 000 Francs. La concession a été donnée pour 99 ans.



Tracé initial de la ligne Constantinople - Banja Luka

Le tracé initial prévoit de relier Constantinople à la Bosnie. Le trajet est Constantinople, Andrinople, Sofia, Nich, Mitrovitza ,Sarajevo, Banja-Luka et Doberlin, soit environs 2500 kilomètres, pour une durée de travaux d’environs 7 à 10 ans maximum, sauf cas de force majeure.

Hirsch dés le début cherche des associés en vue de l’exploitation de la ligne. Il approche la Südbahn à Vienne, qui avait avec elle le baron Alphonse de Rothschild. C’est un refus. Puis la Staatbahn, avec Emile Pereire derrière, mais là aussi c’est un refus, non de la part de Pereire, mais de ses associés autrichiens. Ne pouvant pas différer ses engagement Maurice de Hirsch fonda alors sa propre société d’exploitation. Il y eut donc deux sociétés pour cette ligne, qui deviendra mythique. 

La première la “Société Impériale des Chemins de fer  de l’Empire Ottoman d’Europe”, au capital de 50 millions de Francs, libéré à hauteur d’un quart, présidée par Maurice de Hirsch, co présidée par le comte de Chatel, avec trois administrateurs autrichiens de l’Anglo-Austrian Bank, du président de la Société des Chemins de fer Hollandais et un directeur général, ingénieur des Ponts et Chaussées, français, M. Cézanne

La seconde Société, la “Compagnie d’Exploitation des Chemins de Fer Ottomans”, dotée également d’un capital de 50 millions libéré du quart et présidée par François-Paulin Talabot, directeur général de la compagnie “Paris-Lyon-Marseille”  avec à ses côtés un certain Eugène Bontoux. 

La “Compagnie d’Exploitation des Chemins de Fer Ottomans” fut chargée de payer la rente kilométrique de 8000 Francs à la “Société Impériale des Chemins de fer  de l’Empire Ottoman d’Europe”. Hirsch avait obtenu du gouvernement ottoman que pendant une période de 10 ans, l pourvoit au paiement de cette rente. Cela venait s’ajouter au 14 000 Francs que le gouvernement devait payer pendant 99 ans. Hirsch avait donc obtenu que les Ottomans pendant 10 ans financent la totalité de la rente kilométrique, tout en sachant qu’ils seraient incapables de le faire. 
A la défaillance du gouvernement ottoman, Hirsch dut se substituer à lui. Il ne lui restait qu’à trouver le moyen de capitaliser cette rente et avoir ainsi les sommes permettant de construire la ligne, sans n’avoir rien déboursé. Mais il ne trouva personne dans ses relations pour le suivre. Surtout pas son beau-père, le sénateur Bischoffscheim, qui lui déclara, selon sa fille Clara :  “ qu’un tel projet dont l’issue était imprévisible , soit le ruinerait définitivement, soit ferait de lui un milliardaire”.

Maurice de Hirsch, baron de fraîche date mais jamais à court d’idées, pensa à l’émission d’un emprunt dont les obligations seraient à lots. Bien entendu les obligations porteraient un intérêt, mais une fois l’an par tirage au sort, elles se verraient attribuer des lots. Il y avait beaucoup de petits lots, amis aussi quatre gros lots, trois de 600 000 Francs et un de un million de Francs. De quoi faire rêver les petits épargnants !

Le gouvernement Ottoman émit 1 980 000 obligations à 400 Francs à 3%, soit 792 millions de francs, que l’on appela “les lots turcs”. Hirsch les lui acheta en totalité au prix de 128,50 Francs l’une, un total de 254 230 000 Francs Il en céda 750 000 à 150 Francs l’une, à un consortium de banques composé de la Société Générale, la Banque de Paris et des Pays, l’Anglo-Austrian,soi un total de 112 500 000 Francs. Sur cette seule opération, Maurice de Hirsch empochait un bénéfice de seize millions cent vingt cinq mille francs. Le 10 mars 1870, il mit en vente 750 000 obligations au prix de 180 Francs, sur les places européennes, à l’exception de Paris et de Londres, réalisant plus de 38 millions de francs de bénéfices. Paris était en guerre et Londres ne se sentait pas concernée, la route vers l’empire passait par Suez et non Vienne ou Constantinople. En 1872, on émit à nouveau 1 230 000 “lots turcs”. 



Obligation de 400Fr 
Lot Turc 1870

La valeur de ces obligations, pour lesquelles tout le monde s’était battu, y compris de grands banquiers comme Henri Germain, le fondateur du Crédit Lyonnais, s’effondra après le krach de Vienne en 1873. Son cours ne fut plus que de 115 Francs. Il faut dire que les intérêts n’étaient plus payés et que les lots étaient tirés au sort favorisant les amis. On pense que le beau-frère de Hirsch, Henri Bamberger, directeur de la Banque de Paris et des Pays-Bas aurait empoché plusieurs fois le gros lot… 

Hirsch s’étant débarrassé des titres à peine acquis, ne perdit rien dans cette baisse, car il les avait revendus à la hausse et s’était encore enrichi, sans n’avoir rien déboursé. 

Financier de génie dans un contexte pas très regardant sur les principes moraux, il fut aussi et avant tout dans cet affaire, un entrepreneur hors pair, car il ne suffisait pas de lever des fonds, encore il fallait construire et délivrer ce qui avait été promis. 

Les Autrichiens espéraient que les travaux commenceraient sur leur territoire, Hirsch choisit de les commencer à Istanbul car les premières livraison du matériel nécessaire à la construction de la ligne pouvaient se faire par voie maritime. Il semblait ainsi faire le jeu des deux grands puissances maritimes, la France et l’Angleterre. Les Autrichiens et les allemands lui en voulurent au point que la presse nationaliste et antisémite se déchaîna contre lui, l’accusant d’être un agent de l’impérialisme britannique. Ceci était sans fondement car beaucoup d’ingénieurs et techniciens étaient allemands, une grande partie du matériel de construction venait soit de Belgique, soit d’Allemagne, au grand dam des Français. L’organisation du travail ne fut pas un mince affaire, entre musulmans s’arrêtant le vendredi, juifs le samedi et chrétiens le dimanche…entre l’horaire international et l’horaire ottoman, où aucune des heures du jours n’était identiques. Il fit appel à une grande main d’oeuvre européenne devant le manque de sérieux des travailleurs turcs.

Mais Maurice de Hirsch assurait logement, nourriture, hôpitaux, dispensaires afin que tous ceux qui travaillaient sur le chantier soient convenablement traités au quotidien en plus des bons salaires reçus. Il contrôlait et surveillait tout, veillant à la moindre économie. Il était présent au quotidien. 




Istanbul en 1875 - Photos de Pascal Sebah

18/02/2017

L'extravagante Madame Tallien, née Thérésia Cabarrus (suite et fin)

Thérésia peinte par Isabey
Thérésia, une fois sortie de prison se lança dans une vie mondaine effrénée, pour rattraper toutes ces années  d’angoisse. Tallien était pratiquement le maître de la France, même si la Convention siégeait encore, et rien ne lui était refusé. Et à son tour, il ne refusait rien à sa maîtresse. Voitures, toilettes, bijoux, concerts, dîners, rien n’était assez beau pour elle, et elle savait obtenir tout ce qu’elle désirait. Les salles de spectacle acclamaient le couple dès qu’il paraissait dans sa loge. La France n’avait plus de roi mais le nouveau couple au pouvoir recevait des hommages quasi royaux. Il faut dire que pour ceux qui avaient survécu à la tourmente, aucune occasion ne devait être manquée pour remercier ceux à qui ils devaient enfin la liberté. 

Le 26 décembre 1794, il l’épouse. Désormais Thérésia Cabarrús sera Madame Tallien, et c’est sous ce nom qu’elle nous est encore connue. 

Elle est enceinte. Son fils Théodore était venu la rejoindre et habitait avec elle. La petite Rose-Thermidor Tallien naquit en mai 1795. Sa marraine fut la nouvelle grande amie de sa mère, Rose Tascher de la Pagerie, veuve du vicomte de Beauharnais, qui elle aussi a connu les affres de la prison. Elles s’étaient connues, mais peu fréquentées, durant la Révolution et avant leur incarcération, dans deux prisons différentes. Tallien avait pris son son aile les deux enfants Beauharnais, Hortense et Eugène, alors dans un dénuement complet, avant la libération de leur mère.

Les deux femmes devinrent rapidement inséparables et donnèrent ensemble le ton à Paris. Elles lancèrent la mode des tuniques à la grecque, des coiffures à la grecque, des étoffes légères qui laissaient non plus deviner mais voir beaucoup de choses. Elles étaient parées de bijoux.

La société, dans un désir de jouissance, les suivaient dans toutes leurs excentricités. Elles étaient appelées “les Merveilleuses”. Rien ne leur été refusé et elles ne se refusaient rien.

Madame de Beauharnais, sans ressources, avait trouvé un moyen de survivre. Elle choisit Barras comme amant et se fit offrir un hôtel particulier, rue Chantereine. 

Thérésia s’était installée avec Tallien allée des veuves, près des Champs-Elysées, dans un maison qui de l’extérieur ressemblait à une chaumière mais à l’intérieur tout était somptueux, à l’antique.  Elle y donnait sans cesse des fêtes.


La Chaumière des Tallien près des Champ-Elysées
Sur le plan politique, les choses n’étaient pas simples. La guillotine a  été reléguée mais les appétits de pouvoir ne sont pas morts pour autant même si le jeu est beaucoup moins dangereux que du temps de Robespierre. Tallien subit des attaques en règle et contre attaque en faisant fermer le Club des Jacobins le 24 décembre 1794 et supprimer le Tribunal révolutionnaire le 31 mai 1795.

Soupçonné de collusion avec les aristocrates, de par son mariage et l’amitié de sa femme avec Rose de Beauharnais, il donne des gages de républicanisme en faisant écraser les forces royalistes à Quiberon par Hoche et son armée. Il ordonne l’exécution de près d’un milliers d’émigrés faits prisonniers. Thérésia y gagnera, hélas pour elle, le surnom de “Notre-Dame de Septembre”. Elle est la femme de Tallien et ne peut donc ignorer, voire consentir à ces massacres, pour le public. Mais Thérésia qui déteste le sang et est, malgré tout, royaliste dans l’âme ne lui pardonnera pas ce massacre.

Ce massacre l’éloigne de Tallien.

Les royalistes gagnent les élections, ce qui inquiète Tallien. La Convention devient Directoire et l’étoile de Jean-Lambert Tallien commence à pâlir. Celle de Barras scintille. Il est le nouveau chef du Directoire depuis le 31 octobre 1795, dès sa création. Il s’arrange pour éliminer les autres. Aristocrate de naissance, il est un de ces hommes qui saura jouir le mieux de la nouvelle société. C’est un personnage haut en couleurs. Il aime les femmes et le montre. Il s’entoure de Thérésia et de Rose et les commérages vont bon train.

Barras (1755-1829)
Barras est son amant, mais il est aussi celui de Rose, qui se fait appeler désormais Joséphine. Thérésia reçoit chez lui en maîtresse de maison, que ce soit à Paris ou dans son château de Grosbois. Tout ce qui compte dans la société du Directoire est reçu par eux, à commencer. Joséphine de Beauharnais est presque chez elle. Il y a aussi l’ancien évêque d’Autun, Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, Fouché, Cambacérès, Savary, Ouvrard, Choderlos de Laclos, Juliette Récmier, Benjamin Constant, un savant cocktail de la société d’Ancien Régime, de la société issue de la Révolution, née du crime et de l’agiotage, et de libéralisme. 

Image satirique datant de 1805 évoquant les orgies de Barras, Thérésia et Rose de Beauharnais

Autre image satirique anglaise “La doublure de Madame Tallien”
Elle reçoit également dans son salon le petit général Bonaparte, protégé de Barras, à qui il a prêté main-forte lors de l’insurrection royaliste du 13 vendémiaire an IV (5 octobre 1795). Bonaparte est le héros du siège de Toulon. Entre les deux a commencé un ballet de séduction mais pour Thérésia, Bonaparte n’est que du menu fretin, et pour Bonaparte Thérésia est encore trop haut placée. Elle lui fournit du drap pour remplacer son uniforme en piteux état et quand elle le voit dans ses nouveaux atours, elle lui lance :  “Eh bien, mon ami, vous les avez eu vos culottes !” . La plaisanterie fit rire l’assemblée mais par le corse au caractère ombrageux. Il ne le lui pardonnera jamais.

Le général Bonaparte
Elle le présente à Joséphine qu’il épouse le 9 mars 1796. Barras et Tallien sont les témoins du mariage. 

Son fils Théodore est mis en pension, et suivant la volonté de sa mère, il partage la chambre d’Eugène de Beauharnais et de Jérôme Bonaparte. Les trois resteront amis toute leur vie.

Son père, François Cabarrús, qui a retrouvé toute son influence et toute sa fortune est aussi un homme important dans le jeu diplomatique de la France de l’époque. Et cela ne nuit en rien à la réputation de Thérésia, qui a retrouvé une grande partie de son aisance financière personnelle. 

Tallien qui a perdu toute influence a été envoyé en Egypte avec l’expédition de Bonaparte, en juin 1798. La campagne d’Egypte, organisée par le Directoire, débarrasse les nouveaux maîtres de la France de deux encombrants dont ils ne savent pas trop quoi faire. Thérésia en est aussi débarrassée. 

Toujours Madame Tallien, elle devient la maîtresse de Gabriel Julien Ouvrard (1770-1846) au printemps 1798. Elle l’a connu chez Barras et c’est sur les conseils de ce dernier qu’elle lui confie sa fortune à gérer. Il est fournisseur aux armées, immensément riche, marié par ailleurs mais les scrupules de cet ordre n’ont jamais arrêté Thérésia. On dit que Barras lassé d’elle la lui aurait cédée.  

Ouvrard (1770-1846)
Il lui offre un hôtel particulier rue de Babylone et loue pour elle le château du Rancy. Sa chambre est décrite ainsi : “Donnant sur la verdure, elle était éclairée par deux portes-fenêtres. Trônant sur un estrade de drap vert mon lit d’acajou, orné de cygnes d’ébène et d’ivoire excitait l’admiration. Je fis aménager une alcôve : d’un baldaquin en forme de tente ronde d’échappaient des rideaux de satin blanc, le mur était tendu de soie lilas plissée bordée de franges oranges. Les fenêtres étaient encadrés de rideaux de satin blanc et de soie orange. Les portes étaient dissimulées derrière des tentures que soutenaient des thyrses. Sur ma coiffeuse reposait ma brosserie en vermeil, dans un coin la grande psyché en nacre. La commode décorée de bronzes dorés était assortie au bureau cylindre en acajou et citronnier richement doré et garni de chimères ailées.” ( Princesse de Chimay) 

Sous le Directoire, Ouvrard enrichi considérablement dans le commerce colonial et les fournitures militaires, contrôle trois maisons de commerce à Brest, Nantes et Orléans, une banque à Anvers et détient des participations importantes dans trois sociétés parisiennes. Il est également l’associé de fournisseurs aux armées pour le blé, pour les fournitures militaires et pour l’acier et le bois.

En septembre 1798, il obtient pour six ans la fourniture générale des vivres de la Marine, soit 64 millions de francs-or. Il est alors propriétaire des châteaux de Villandry, Azay-le-Rideau, Marly, Luciennes, Saint-Brice et Clos-Vougeot. Quelques mois plus tard, il reprend le contrat de fournitures de la flotte espagnole stationnée à Brest puis, les fournitures de l’armée d'Italie en 1799.


Coup d’état du 18 Brumaire, peint par François Bouchot
Musée du Château de Versaille
Il est arrêté en janvier 1800 sur ordre du premier consul Bonaparte, mais l’examen de ses comptes et de ses contrats, préparés par son directeur juridique Cambacérès, ne laisse apparaître aucune irrégularité. Ouvrard, libéré, participe aux approvisionnements de l’armée de Marengo et de l’armée d’Angleterre stationnée à Boulogne.

Avec un amant si riche, tout va donc merveilleusement bien pour Thérésia en cette fin du XVIIIe. Les orages sont derrière elle.

Bonaparte et Tallien finissent par rentrer en France. Le premier auréolé des gloires de la Campagne d’Italie, reviendra d’Egypte en conquérant, le second ne sera plus rien, même si sur la route du retour, son navire est capturé par les Anglais et qu’il est traité à Londres avec les plus grands égards par  les Whigs et James Fox.

Le coup d'État du 18 brumaire met un terme à la carrière publique de Thérésia. Bonaparte, qui l'a autrefois beaucoup admirée, ne l'admet pas à sa cour, ni sous le Consulat, ni sous l’Empire. Les rapports de Thérésia avec Bonaparte sont très tendus. Il écrit un jour à Joséphine : «Je te défends de voir madame Tallien, sous quelque prétexte que ce soit. Je n'admettrai aucune excuse. Si tu tiens à mon estime, ne transgresse jamais le présent ordre».

La carrière d’Ouvrard connaîtra des hauts et des bas. Après avoir été arrêté en 1800, il rebondit jusqu’en 1806, où il se voit réclamer 141 millions de Francs-or par le Trésor public. En 1809, il est emprisonné pour dettes mais libéré trois mois plus tard. Il tente alors d’être l’instrument d’une négociant de paix secrète avec l’Angleterre. Il est alors emprisonné à nouveau pour trois ans. Il continue toutefois à fournir l’armée, mais au lieu des chaussures en cuir prévues au contrat, il fournit des chaussures en carton. Sous la Restauration, il redevient un acteur important de la  vie économique en conseillant au gouvernement d’émettre des rentes sur l’Etat pour cent millions, qui permettent de libérer la France de l’occupation étrangère. Ses bien lui sont rendus, sa dette vis-à-vis du Trésor annulée. Mais en 1823, il est à nouveau mis en faillite, perd toute sa fortune et est à nouveau emprisonné. En 1830, il  revient sur la scène économique une fois de plus et spéculant à la baisse sur la rente française, mais il ne récupère pas sa fortune et meurt à Londres en 1846, ruiné.

Thérésia et Ouvrard eurent quatre enfants :

Clémence, née le 1er février 1800.
Jules Adolphe Édouard, né le 19 avril 1801 à Paris, le futur docteur Jules Tallien de Cabarrús, mort le 19 mai 1870 à Paris,. 
Clarisse Gabriel Thérésia, née le 21 mai 1802.
Stéphanie Coralie Thérésia, née le 2 décembre 1803.

Officiellement ils étaient les enfants de Tallien car le père biologique, marié par ailleurs,  ne pouvait les reconnaître. Les enfants légitimes d’Ouvrard furent Jules, propriétaire du Clos-Vougeot, fit de la politique sous la Monarchie de Juillet et sous le Second Empire, Eucharis Elisabeth Gabrielle qui épousa Louis Victor de Rochechouart, comte de Mortemart, dont la descendance se trouve dans la famille d’Ormesson. Le mariage eut lieu le 13 décembre 1821 en présence de Louis XVIII, de Monsieur, comte d’Artois, et du duc d’Orléans. 

Tallien, qui a divorcé de Thérésia en 1802, totalement ruiné, est nommé consul de France à Alicante, grâce à Talleyrand. Il n’y resta que quatre mois. Atteint de la fièvre jaune, il rentra à Paris où il obtint une pension. A la Restauration, il ne fut même pas envoyé en exil comme le furent les régicides. Sa pension lui fut conservée. Thérésia l’aida autant qu’elle le put jusqu’à sa mort le 16 novembre 1820. Michelet dit de lui : “ Ce grand homme resta pauvre, les mains vides, sinon les mains nettes. Nous l’avons vu à Paris trainer aux Champs-Elysées à l’aumône de sa femme, alors princesse de Chimay.”

Leur enfant, Rose-Thermidor avait épousé le 18 avril 1815, le comte Félix de Narbonne-Pelet. Le couple eut six enfants dont la descendance existe toujours. Elle mourut en 1862. Elle ne garda pas ce prénom un peu trop marqué. Son père l’appelait Laure et sa mère, Joséphine. 

En 1804, l’Empire est proclamée, la meilleure amie de Thérésia devient impératrice des Français. 


Joséphine, impératrice des Français en 1808, par Isabey
Wallace collection - Londres
Joséphine n’était pas une ingrate et elle savait ce qu’elle et bien d’autres, devait à son amie. Elle prenait son rôle de marraine au sérieux, son fils Eugène était ami avec Theodore de Fontenay, le fils de Thérésia, mais son mari l’empereur ne voulait pas entendre parler d’elle. Il y eut sans doute plusieurs raisons à l’ostracisme dont elle était victime. Napoléon n’aimait certainement pas le souvenir des rumeurs d’orgies auxquelles les deux femmes s’étaient livrées avec Barras, il n’aimait pas non plus se souvenir que Thérésia avait repoussé ses avances. Sa liaison avec Ouvrard que Napoléon considérait comme son ennemi n’était pas non plus pour lui plaire. Elle lui demanda audience, lors d’un bal masqué où ils s’étaient mutuellement reconnus, et s’entendit répondre : “ Je ne nie pas que vous soyez charmante mais voyez un peu quelle est votre demande, jugez la vous-même et prononcez. Vous avez deux ou trois maris et des enfants de tout le monde. Soyez l’empereur, que feriez-vous à ma place ? Moi qui suis tenu de faire renaître un certain décorum.” Elle ne répondit pas. 

Mais il est vrai que Thérésia était aussi liée à Germaine Necker, baronne de Staël. Elle l’avait connue durant la Révolution et l’avait fréquenté sous le Directoire. Madame de Staël, persona non grata aux yeux de Napoléon, allait et venait entre la France et la Suisse et l’empereur ne voyait pas les critiques de son régime d’un bon oeil. Ni Germaine, ni son ami Benjamin Constant ne s’en privaient. Et c’est à elle qu’elle dut le bonheur en demie-teinte de la dernière partie de sa vie. 

C’est chez elle qu’elle revit celui qui sur le chemin de son retour à Paris en 1793, s’était présenté à elle comme “Joseph de Caraman.” Venue voir son amie, elle y trouva dans la bibliothèque un homme qui la reconnut aussitôt. 

Blason des princes de Chimay
François Joseph Philippe de Riquet de Caraman-Chimay était né le 20 novembre 1771. Il était l’arrière-arrière-petit-fils du constructeur du Canal du Midi, Pierre-Paul Riquet (1609-1680). L’ascension sociale de sa famille est exemplaire. 


François-Joseph de Riquet de Caraman, prince de Chimay
Victor Maurice de Riquet, marquis de Caraman (1727-1807) avait épousé le 26 octobre 1750 à Lunéville, Marie Anne Gabrielle Josèphe Françoise Xavière d’Alsace de Hénin-Liétard, fille du 12 ème prince de Chimay et du Saint-Empire. C’est de ce mariage qu’est issu François Joseph. Si son père était le marquis de Caraman, il était lui le 16ème prince de Chimay depuis le 28 juillet 1804.  En effet à la mort sans enfant du frère de sa mère, Philippe Gabriel Maurice Joseph d’Hénin-Liétard, 15ème prince de Chimay, François-Joseph avait hérité de la principauté et de la fortune des Chimay. 

Pierre Paul Riquet, comte de Caraman, constructeur du Canal du Midi
Le fils de Pierre-Paul Riquet (1609-1680), titré comte de Caraman en 1670 par Louis XIV,  Jean Matias de Riquet (1638-1714) comte de Caraman avait épousé en 1696, Marie-Madeleine de Broglie (1675-1699) fille du maréchal Victor de Broglie. C’était déjà un beau mariage. 

Le fils du couple Riquet de Caraman-Broglie, François 3ème comte de Caraman (1698-1760) avait épousé Louise Portail (1701-1784) fille d’Antoine Portail (1675-1724), Premier Président au Parlement de Paris et membre de l’académie française, probablement fort riche. 

C’est leur fils Victor Maurice, Lieutenant général des armées du roi, ambassadeur de France; premier gentilhomme de la Chambre du roi Stanislas de Pologne, maréchal de camp, inspecteur général de la cavalerie en 1767 qui épouse la princesse de Chimay. Né en 1727, il mourut en 1807. Il avait été proche de Marie-Antoinette à laquelle il inspira le Petit Trianon 

Victor Maurice de Riquet, marquis de Caraman
Si l’ascendance de François-Joseph tient au Saint-Empire, à la noblesse française d’épée et de robe, celle de Thérésia ne tient qu’au grand négoce international, fût-il anobli par le roi d’Espagne. Elle s’est mariée dans la noblesse de robe mais depuis ce mariage, elle a connu bien des amants qu’aucune famille bien née eût accepté de recevoir. 

A leur seconde et vraie rencontre, en 1805, il a 34 ans, elle en a 32. Ils sont beaux tous les deux. Epanouie, elle a déjà eu huit enfants, dont sept vivant.

Le frère aîné de François-Joseph est Victor (1762-1839). Il sera marquis puis duc de Caraman. Le second garçon de la fratrie est Maurice (1765-1835) il sera baron d’Empire, et comte de Caraman.  Les deux frères de François-Joseph eurent une brillante carrière au service de la France impériale ou royale. 

Le prince de Caraman-Chimay devait être très amoureux de la belle Thérésia. La réputation de celle que l’on appelle encore Madame Tallien, si elle l’éloignait de la Cour impériale, risquait aussi de lui aliéner la famille de quiconque la demanderait en mariage. Et pourtant, cela n’empêcha pas François-Joseph de le faire. A peine quelques mois de cour, dont on ne sait si elle fut platonique, mais on peut en douter, il la demanda en mariage. Thérésia avant d’accepter lui dit tout de sa vie, dont il avait déjà, une grande connaissance. Quand elle lui parla de ses enfants, il lui répondit “Vos enfants, Madame, seront les miens.”

Portrait présumé de Thérésia et de sa fille Rose-Thermidor Tallien
Il lui était difficile de résister à tant de noblesse de coeur et à tant de noblesse, tout court. Mais elle savait que l’opposition viendrait immédiatement de la part de sa famille. Le mariage avec Tallien n’était aux yeux des Catholiques qu’un chiffon de papier. Mais vingt ans auparavant Thérésia avait convolé avec le marquis de Fontenay et il n’était pas question pour le prince de Chimay de ne pas se marier à l’Eglise. Quant au clan Caraman-Chimay, il n’était pas question de mariage du tout.

Elle dut donc entreprendre la démarche d’une demande en annulation. Ce n’était certes pas simple mais Thérésia avait encore quelques relations, et le 12 février 1805, le cardinal de Belloy, archevêque de Paris “…Après avoir fait entendre plusieurs témoins probes et qui ont une connaissance parfaite des circonstances du prétendu mariage, dont il s’agit, a tout mûrement considéré, déclare ledit mariage non valable, non contracté, nul et abusif…”

Thérésia, mère de Théodore, n’avait donc jamais été marquise de Fontenay pour l’Eglise, mère de Rose-Thermidor, elle n’avait pas non plus été la femme de Tallien, et elle n’avait jamais épousé Ouvrard, le père de quatre autres de ses enfants. Fontenay ne mourut qu’en 1817 mais la belle était libre. 

Teresia Cabarrùs par Gérard
Musée du château de Versailles
Il fallait maintenant convaincre la très catholique et très royaliste famille de son fiancée. Une femme de petite vertu, même avec un grand coeur et une grande fortune, n’était jamais bienvenue dans certaines familles, mais une républicaine affichée comme l’avait été Thérésia ne pouvait en aucun cas être acceptée. 

Elle écrivit au marquis de Caraman, qui soutenu par sa belle-soeur Laure de Fitz-James, épouse du 14ème prince de Chimay, dont François-Joseph avait hérité le titre et les biens, refusa de la recevoir. 

Le 19 août 1805, à Saint-François-Xavier, le couple se mariait dans une église vide. Aucune des deux familles n’était présente. François-Joseph aimait et respectait son père et sa tante, il adorait ses frères et soeurs mais son amour fut plus fort. Il ne lui sacrifiait ni carrière ni fortune car il était maître de ses biens et de son destin, mais il lui sacrifiait une harmonie familiale. Il ne revit plus son père.

Le mari partit immédiatement pour Chimay pour y préparer la réception de la nouvelle souveraine. Et ce fut bien ainsi qu’elle fut traitée dans sa nouvelle principauté, qui ne comprenait pas moins de dix-sept villages. Piquets de cavalerie, jeunes filles vêtues en blanc, enfants portant des corbeilles de fleurs, canon tiré, rien ne fut oublié dans cette cérémonie de réception. 


La princesse de Chimay en 1806, par Duvivier
D’une simple seigneurie, au Moyen-Age, en 1473 Charles Téméraire, sur les terres duquel elle se trouvait en fit un comté au profit des Croÿ, ses propriétaire. L’empereur Maximilien en fit une principauté en 1486, le jour de son couronnement à Aix-la-Chapelle. L’acte constitutif stipulait la primogéniture mâle pour la dévolution de la principauté mais à défaut une fille pouvait devenir princesse de Chimay de son chef, transmettant ainsi le titre et la terre à son mari et à sa famille.




Château de Chimay à l’époque
Mais le château était en ruines ou presque. Le nouveau prince et la nouvelle princesse prirent à coeur de restaurer la vieille forteresse, qui avait déjà brûlé sept fois au cours de son histoire. Elle ne ressemblait dans son austérité de granit gris et d’ardoises bleutées à aucune des demeures précédentes de Thérésia, ni en Espagne, ni en France, que ce soit en ville ou à la campagne. Elevée dans le raffinement de la société de la fin du XVIIIe siècle, elle devait affronter la rudesse des Ardennes. Elle ne laissa rien paraître de son désappointement tant son mari était heureux de la voir fêtée ainsi. 

Château de Chimay ( Province du Hainaut)
Etait-elle amoureuse de lui ? Probablement. Mais il est certain que Thérésia qui avait été une des reines de Paris et qui savait que ce rôle désormais lui était interdit car Paris avait une impératrice, son amie, était assez sage pour apprécier ce que signifiait d’être devenue princesse de Chimay et du Saint-Empire. 

Chimay, façade sur le village
Mais à peine arrivés, à peine quelques projets échafaudés, le couple partit pour la Toscane où François-Joseph avait des terres et passa par Paris. Ce voyage avait aussi un autre but, obtenir la bénédiction du pape afin de faire taire les mauvaises langues sur la validité religieuse du mariage. Leur première grande étape fut l’Etrurie, le nouveau royaume créé en 1801 par les Traité de Lunéville et d’Aranjuez sur en partie sur le Grand-duché de Toscane et en partie sur les principauté de Lucques et Piombino. La reine-régente en était Marie-Louise de Bourbon, fille de Charles IV roi d’Espagne, et veuve de Ferdinand Ier de Parme, pour le compte de son fils Louis Ier. 


Marie-Louise de Bourbon, reine d’Etrurie (1782-1824)
En Espagne la reine avait connu François Cabarrús et Goya, elle fit un accueil charmant au couple en les invitant à dîner. Thérésia superbement habillée et parée de ses plus beaux saphirs, cadeau de son époux, séduisit la souveraine. Puis ce fut Rome où le prince et la princesse de Chimay furentt reçus par Pie VII qui non seulement les retint un heure de façon familière, mais leur donna sa bénédiction. 


Pie VII (1742-1823)
Puis ils furent reçus par le cardinal Fesch, le frère de l’empereur des Français, qui leur fit les honneurs de ses salons en les présentant à la fine fleur de l’aristocratie romaine présente ce soir là. Le frère de Madame Mère savait recevoir et se montrait plus grand seigneur en l’occasion que Napoléon. Il faut dire que contrairement à la légende qui fait des Bonaparte presque des gens de rien, le clan Bonaparte en Corse, à Paris ou ailleurs a brillé par son éducation et ses manières. 

Cardinal Fesch (1763-1839) Primat des Gaules
Le retour à Paris leur fit découvrir les manigances de la princesse de Chimay qui avait essayé en vain de leur fermer les portes de Rome et l’accès au Saint-Père. 

Le 20 août 1808 naquit le premier enfant, Joseph, futur prince de Chimay. Et si le couple passait une partie de l’hiver à Paris, dans l’hôtel de la rue de Babylone, c’est à Chimay qu’il passait ses étés. Tous les enfants de Thérésia, à l’exception de Théodore, qui était officier dans l’armée en campagne au Portugal en 1808, vivaient avec eux. 

Le couple n’était pas reçu aux Tuileries mais la société du prince et de la princesse de Chimay était essentiellement artistique. Cherubini et Auber figuraient parmi leurs  commensaux habituels et plus tard Maria Malibran. 

En 1810, naissait Alphonse, leur second fils, puis en 1812, Marie-Louise, nommée ainsi en honneur de la nouvelle impératrice, qui mourut à un an, et enfin Louise en 1815.

La princesse de Chimay en 1810

1815 fut l’année du changement pour l’Europe avec la fin de l’épopée napoléonienne. Son ennemi, après avoir été brièvement roi de l’Ile d’Elbe, n’était plus rien, envoyé puis abandonné en plein Océan Atlantique, Joséphine, sa seule véritable amie, n’était plus et elle, Thérésia,  était toujours princesse de Chimay. 

Le retour de l’Ile d’Elbe avait semé la panique à Paris et partout en Europe, mais pour Thérésia, le plus douloureux fut de perdre son fils Théodore, qui colonel et officier de la Légion d’Honneur, était mort le 10 février 1815, chez ses grands-parents Fontenay, qui l’avaient élevé. 

Si son mari était bien prince de Chimay et propriétaire de tous les biens, sur le plan juridique, la situation était confuse car le Saint-Empire n’existait plus, Chimay avait été intégré à la France, et le restait encore en 1815.

Sous Louis XVI, il avait été officier au Royal Dragons, puis colonel de cavalerie dans l'armée Condé, Chevalier de l'Ordre royal & militaire de Saint-Louis, et de l'Ordre de Saint-Jean de Jérusalem, et lieutenant de louveterie. Louis XVIII accueillerait bien volontiers le prince de Chimay au sein du pouvoir monarchique qui se reconstitue, mais François-Joseph ne se fit élire à la Chambre pour y défendre les intérêts de sa principauté. Battu à l’élection suivante, c’est vers la Hollande qu’il se tournera car la Hollande s’est vue attribuer la Belgique au Congrès de Vienne. C’est lui qui confirmera en 1824 les droits de la principauté de Chimay et lui attribuera la fonction de Chambellan de la Cour.

La mort du marquis de Fontenay obéra la fortune de Thérésia car elle abandonna ses droits dotaux, soit 695 000 francs, qui bénéficièrent à son ancien beau-père pour lequel elle avait gardé beaucoup d’estime et qui avait élevé son fils. Elle se dit ruinée mais elle l’était probablement à sa façon. Elle dut vendre son hôtel de la rue de Babylone. Dès lors Chimay fut sa résidence. Elle y éleva ses enfants. 

La Cour de Hollande ne fut pas plus aimable à son égard que ne le fut celle des Tuileries. Le roi refusait qu’elle y paraisse et son mari se rendait seul aux bals ou aux réceptions des ambassades. 

Elle était heureuse à Chimay. Notre Dame de Thermidor était devenue Notre-Dame des Pauvres, en s’occupant des déshérités vivant dans sur le territoire de la principauté. Elle était aimée de tous ceux qui l’approchaient, et comme du temps de sa gloire, de tous ceux qu’elle secourait. Celui qui l’aimait sans doute un peu moins était son mari. La belle Thérésia était empâtée. Le beau François-Joseph n’était pas souvent là, pris entre tous ses devoirs. 

Thérésia, princesse de Chimay
Ses enfants lui étaient d’un grand réconfort, tant par leur présence, que par l’amour qu’ils avaient pour elle.  Leur réussite était une fierté pour elle. 

Joséphine Tallien était comtesse de Narbonne-Pelet, son mari n’avait pas une belle situation financière et Thérésia dut aider le couple bien souvent. Mais il avait un nom, un titre, une situation. Tout cela suffisait. Le couple eût une belle descendance.

Clémence  Isaure Thérésia Tallien de Cabarrús était mariée au colonel Legrand de Vaux. Née en 1800, elle mourut en 1884.
Jules Adolphe Edouard Tallien de Cabarrús, médecin de renom. Il épousa le 3 mai 1821 Adélaïde Marie de Lesseps, soeur de Ferdinand et cousine de l’Impératrice Eugénie. Le couple eut deux fils qui changeront leur nom en Tallien de Cabarrús en 1866. Il fut le médecin de Napoléon III. Leur descendance porte toujours le nom de Cabarrús, avec le titre de comte. Né en 1801, il mourut en 1870.
Clarisse Gabrielle Thérésia avait épousé le baron Achille Ferdinand Brunetière,  mousquetaire de la Garde du roi Louis XVIII, lieutenant de louveterie, directeur des haras sous le Second Empire. Née en 1802, elle mourut en 1877.
Augustine Stéphanie Coralie Thérésia Tallien de Cabarrús était baronne Amédée Ferdinand de Vaux, banquier. Née en 1803, elle mourut en 1884.

Les deux fils d’Edouard prirent officiellement le nom de Cabarrús. Ils furent titrés comtes, probablement à la suite de leur arrière-grand-père, François. La descendance d’Edouard existe toujours.

Joseph de Riquet de Caraman-Chimay  diplomate distingué - il mena entre autres les négociations entre la Hollande et la Belgique au moment de la partition - épousa Emilie de Pellapra, d’une riche famille lyonnaise veuve du comte de Brigode. Née en 1808, il mourut en 1886. Son descendance dans la primogéniture est actuellement le prince Philippe de Chimay. Une des arrière-petites-filles de Thérésia fut Elisabeth de Caraman-Chimay, comtesse Greffulhe, déjà cléèbre en son temps mais passée à la postérité grâce à Marcel Proust, sous les traits d’Oriane duchesse de Guermantes. Mais il eut aussi une descendance chez les Bauffremont.


Elisabeth de Caraman-Chimay, comtesse Greffulhe (1860-1952)
Alphonse de Riquet de Caraman-Chimay fut officier de cavalerie dans l’armée hollandaise. Il avait épousé sa cousine Rosalie. de Riquet de Caraman. Né en 1810, il mourut en 1865. Il eut une descendance.

Louise de Riquet de Caraman-Chimay épousa Georges de Hallay, marquis de Cetquën, officier de cavalerie. Née en 1815, elle mourut en 1876. Elle eut aussi une descendance.

La descendance de Thérésia Cabarrús, princesse de Chimay, est nombreuse et on la retrouve parmi tous les grands noms de France.

La fin de la vie de Thérésia ne fut en rien comparable à ses débuts. Venue au monde dans une période d’insouciance et de libertinage, elle connut son apogée dans la licence de la Révolution et du Directoire et mourut dans la dévotion. Il est  vraie que la société de la Restauration ne fut pas la société de l’Ancien Régime en Thérésia s’adapta à ses nouvelles conditions de vie.


Le prince et la princesse de Chimay de nos jours
Elle mourut à Chimay le 15 janvier 1835. Son mari lui survécut jusqu’au 2 mars 1843.

Madame Tallien dans un film muet de 1916
Tallien avait dit d’elle de façon un peu féroce “ Elle aura beau être princesse de Chimay, elle sera toujours la princesse des Chimères”. C’était injuste et faux car jamais Thérésia ne fut dans la chimère, personne ne fut plus réaliste, voire opportuniste, qu’elle. Mais ce sens des réalités et de ses intérêts n’a jamais pu faire oublier combien elle est profondément bonne et attentive aux autres. Trente ans princesse de Chimay, elle reste, là aussi de façon injuste, Madame Tallien pour l’Histoire, alors qu’elle ne le fut que fort peu de temps et dans des circonstances que l’on peut lui pardonner. 


Les Trois Grâces par Antonio Canova
Thérésia Cabarrùs, Joséphine de Beauharnais, Juliette Récamier