21/02/2022

Un Palais Rose en banlieue - deuxième partie - Après le comte, la marquise

  





La marquise Casati


Si Robert de Montesquiou fut considéré comme un original, que dire de la marquise Casati qui lui succéda au Palais Rose. Il faisait figure d’enfant de chœur à côté d’elle. Il faut dire qu’il était loin d’avoir sa fortune. 




La marquise Casati avec sa fille


Née à Milan le 23 janvier 1881, fille d'un industriel milanais d'origine autrichienne, Luisa Amman, dispose d'une fortune considérable. Sa soeur et elle furent considérées comme les plus riches héritières d’Italie. En 1900, elle épouse le marquis Camillo Casati Stampa di Soncino, issu d'une famille de la noblesse lombarde remontant au XIe siècle. Malgré la naissance d'une fille, Cristina, le mariage ne tient pas longtemps. Cristina épousera Francis Hastings, 16ème comte de Huntingdon, dont elle divorcera en 1943. Il existe encore des descendants.  



Cristina Casati, comtesse de Huntingdon


La jeune marquise Casati n'est guère prédisposée au rôle d'épouse et de mère. En 1903, Luisa rencontre Gabriele D'Annunzio avec lequel elle entretiendra une longue liaison. Sa métamorphose commence. Elle donne dès lors libre cours à son caractère excentrique, menant une vie fastueuse et dispendieuse, arborant des tenues de plus en plus originales, inattendues, insensées même, devenant l'inspiratrice et la protectrice de nombreux artistes. Officiellement séparée de son mari en 1914 - le divorce, ne sera prononcé qu'en 1924 - Luisa obtient néanmoins le droit de conserver le titre et le nom sous lesquels elle a acquis sa  notoriété. 



Palazzo dei Leoni à Venise

Aujourd'hui la Fondation Peggy Guggenheim


Installée à Venise depuis 1910, Luisa quitte en 1924 son Palais sur le Grand Canal (l'actuel musée Peggy Guggenheim)  pour s’installer au Vésinet, où elle avait été plusieurs fois l'invitée de Robert de Montesquiou. Raffolant des serpents - son boa ne la quitte pas - ,elle s'entoure aussi volontiers de panthères, voire de tigres. Elle fit d’ailleurs aménager une grande cage à reptiles chauffée dans le jardin d’hiver à l’ouest du grand salon. 



La marquise et son boa


Luisa aménage dans l’Ermitage, le pavillon du palais Rose, un véritable musée à sa gloire, exposant les quelque cent trente peintures, sculptures, dessins et photographies que les plus grands artistes de l'époque lui ont consacré. Boldini, Augustus John, Van Dongen, Romaine Brooks et Zuloaga ont fait son portrait. 




Boldini - Augustus John - Man Ray


Balla, Barjansky et Epstein l'ont sculptée. Man Ray, Beaton et de Meyer l'ont photographiée. Elle a fait danser Nijinski et Isadora Duncan dans ses salons. Elle a influencé des cinéastes et des écrivains tels que Vincente Minnelli, Tennessee Williams, Jack Kerouac et Maurice Druon. Elle fut le symbole de l’art futuriste. “Je veux être une oeuvre d’art vivante” était sa devise.


«Une morte entra. Sa taille souple se moulait dans un satin blanc qui l'enroulait comme un suaire à la longue traîne, un massif d'orchidées cachait sa poitrine. Ses cheveux étaient roux, son visage livide d'albâtre, veiné de vert, disparaissait, dévoré par deux yeux énormes dont un cerne noir atteignait presque la bouche teinte en rouge, si foncé qu'elle semblait une barre de sang coagulé. Elle portait un tout jeune léopard dans ses bras. C'était la marquise Casati» (Cité in Louis Chaumeil, Van Dongen, Pierre Cailler Editeur, Genève, 1957, p. 164.) 




Vêtue de blanc en 1920


Inspirée par deux icônes féminines qu'elle admirait, Sarah Bernhard et la comtesse de Castiglione, elle a teint ses cheveux d'un rouge ardent, a fortement mis en valeur ses yeux avec du maquillage noir et a même utilisé des gouttes de belladone pour dilater les pupilles. Elle a gardé sa peau diaphane sous des couches de poudre. Elle a modifié le décor de ses maisons. Brocarts, tentures, dorures furent remplacés par une décoration futuriste en noir et blanc 





Intérieur redécoré


Un soir la marquise Casati fit le tour de Venise avec un léopard en laisse en diamants  et une servante africaine portant une torche pour que tout le monde puisse la voir.  Elle a transformé la Place Saint Marc en salle de bal, avec des “esclaves” habillés de rouge enchaînés les uns aux autres pour empêcher la foule d'entrer. En 1913, à l’ambassade de France à Rome, elle arriva vêtue d’or, flanquée de domestiques nus qui avaient été peints de la même couleur, avec un paon en laisse.


En 1922, Man Ray l'a représentée sur une photo «magique», avec des yeux doubles: une paire pour voir et une paire pour être vue. Et c’est le souvenir que l’on garde d’elle. 

D’Annunzio disant d’elle qu’elle était «aussi insaisissable qu’une ombre dans le Hadès». Et Jean Cocteau de dire que son allure n’était pas dans la beauté ou la surprise mais dans le choc provoqué.



Marquise Casati, photo de Man Ray


Dans son numéro du 1er septembre 1927, Vogue (Paris) raconte une fête au palais Rose : 

“Dans les jardins décorés et éclairés suivant la tradition vénitienne au XVIIIe siècle, la marquise Casati vient d'évoquer pour nous, avec une poésie infinie, le personnage étrange et magique de Cagliostro. Habillé d'or et d'argent, botté d'or, un masque d'or sur les yeux, la main droite posée sur sa longue épée, ce personnage fantastique, qu'il nous fut donné d'admirer dans cette soirée magique au Palais Rose, est évoqué par Drian.
Nous ne vîmes rien de plus évocateur et poétique à la fois que la fête Cagliostro donnée par la Marquise Casati dans son Palais Rose, au Vésinet.  

La marquise en Cagliostro


C'était tout le faste des fêtes vénitiennes du XVIIIe siècle. La décoration des jardins, la livrée nombreuse, l'art savant des lumières, tout cela organisé et voulu, comme à la grande époque, nous valut une inoubliable soirée. Sous un arbre immense, Cagliostro (la Marquise Casati), en un merveilleux costume d'or et d'argent, entouré du Cardinal de Rohan et de la Camargo, saluait au passage les Ombres du Passé que le « Squelette » (Mister A. Stopfford) appelait du fond du jardin. Un jet de lumière les inondant au sortir de l'antre obscur nous permit de voir Cléopâtre, Diane de Poitiers, Béatrice d'Este, Lord Byron, etc. défiler en des costumes merveilleux.  



La marquise Casati reçoit

lI y eut aussi un défilé en carrosse, de la Reine Marie-Antoinette (la Vicomtesse Jean de Segonzac) et du Comte d'Artois (Pierre Meyer), puis l'arrivée tardive du serpent que quatre Egyptiens apportèrent, roulé au fond d'un sarcophage, — mais quand, pour le souper, on rentra dans les salons, on put crier son admiration au serpent de jais noir qu'était la Duchesse de Gramont, née Ruspoli ; on put voir et féliciter le Doge Mocenigo, en habit (le Comte de Beaumont) promenant sa robe de Doge. La Comtesse Thérèse d'Hinnisdal fut une Diane de Poitiers un peu mystique, ce qui lui valut à nos yeux un attrait nouveau. Casanova (The honourable Mrs Reginald Fellowes) si mince et si frêle, nous présenta le grand conquérant presque enfant, mais qu'importe, puisqu'il était, en elle, idéal de grâce. Le Comte Gautier-Vignal fut un Hamlet impressionnant, Lady Colebrooke un Pierre Le Grand plein de force et de grandeur. La Marquise de Lubersac, très belle en Béatrice d'Este. Puis nous vîmes le Cardinal de Richelieu, Ninon de Lenclos, etc. etc. 


La reine de la nuit en 1922

Créer un personnage et le faire revivre à nos yeux n'est pas chose aisée, mais reconstituer une atmosphère de plusieurs siècles passés, vous donner la sensation que vous êtes, vous spectateur, un personnage qui rêve parce que vous voyez se mouvoir autour de vous les corps de ceux qui, depuis de longs jours, sont passés dans un autre royaume, voilà un art supérieur et que possède comme aucun autre de nos contemporains, la belle Marquise Casati dont l'intelligence égale la fantaisie.

Lequel d'entre nous a oublié la fête donnée par elle sur la place Saint-Marc, à Venise, il y a quelques années ? Pas davantage nous ne pourrons effacer de notre esprit la fête magique Cagliostro à laquelle nous avons été conviés cette année dans le merveilleux décor du Vésinet. Ce Palais Rose reste pour nous l'expression d'une âme comblée, qu'un désir constant d'harmonie rend indifférente au monde extérieur, pour ne s'orienter que vers les sphères plus hautes où l'être supérieur veut se réaliser.

Lady Colebrooke, évoquant Pierre Le Grand, merveilleusement maquillée, donnait une impression de grandeur remarquable. La Comtesse Thérèse d'Hinnisdal, dans un admirable costume du grand artiste italien Caramba, évoquait Diane de Poitiers. On ne pouvait avoir plus de distinction et d'allure. La Marquise de Chabannes, née Béthune, en Cléopâtre, portait un costume seyant à merveille à son type : lamés d'or, broderies et bijoux admirables, le tout composé par Caramba.” 


Quand elle donnait des dîners, elle les éclairait parfois par les seules ampoules dont été constitué son collier. 


Avec son style de vie extravagant, la marquise Casati a gaspillé son énorme fortune, ayant accumulé des dettes égales à 25 millions d'euros aujourd'hui. En 1932, ruinée, elle abandonne le Palais rose aux créanciers. L'extraordinaire collection est dispersée et le Palais hypothéqué puis vendu.   







La marquise Casati non déguisée et presque naturelle


A Londres où elle s’est exilée, fuyant ses créanciers, elle se promenait en  ville vêtue de robes de velours en lambeaux, de chapeaux voilés et de gants léopard. Les yeux maquillés au cirage à chaussures, le vrai étant trop cher. La marquise Casati est décédée en 1957, enterrée dans une cape léopard, avec le bien-aimé chien pékinois qu'elle avait embaumé à ses pieds. Son héritage se perpétue, à travers sa renommée et le travail d'artistes et de créateurs du monde entier, qui célèbrent cette icône féminine, héroïne audacieuse et irrévérencieuse.



Luisa Casati par Romaine Brooks




Luisa casati en 1920 par Van Dongen



Comme elle l'aurait sûrement souhaité, l'héritage artistique et culturel important de Luisa Casati continue d'être reconnu à ce jour. Les œuvres d'art majeures et inspirées par elle continuent de fournir des pièces maîtresses provocantes pour des expositions importantes dans le monde entier. Le sens de la mode innovant de Casati est aujourd'hui d'une pertinence majeure, qui reste une ressource constante pour les grands designers débutants du monde entier. Il s'agit notamment de John Galliano, Karl Lagerfeld, Tom Ford, Alexander McQueen, Alberta Ferretti et Dries Van Noten.



Collection John Galliano pour Dior

La propriété est divisée en huit lots pour la vente. Le premier lot comprenant le palais Rose et l’Ermitage, est acquis par Olivié Scrive-Masure en 1938. Avec sa famille, il tente de reconstituer la propriété telle que laissée par Montesquiou, faisant disparaître les traces du passage de la marquise Casati. Il rachète quatre lots supplémentaires. En 1948, Olivié 

Scrive-Masure cède le Palais Rose à la Société Nouvelle du Palais Rose dont il est l’actionnaire majoritaire, et se réserve l’Ermitage. 

Les Scrive sont une famille originaire de Lille, ayant fait fortune dans l’industrie textile, tout au long du XIXe siècle. Ils ont largement contribué à la prospérité de la région. La famille atteint un niveau de prestige qui les met au rang des plus grands noms de la finance et de l’industrie. Ainsi ils reçurent dans leur hôtel particulier de Lille Charles X roi de France, Louis-Philippe, roi des Français, et la reine Marie-Amélie, les souverains belges, Léopold Ier et Louise. Napoléon III vint aussi. Mais leur cercle n’était pas que royal. Ils reçurent Victor Hugo, Chopin, Saint-Saëns, Massenet, Alfred Cortot et tant d’autres. Don Bosco, bien connu pour son activité caritative d’enseignement, vint aussi.

En achetant le Palais Rose, Olivié Scrive-Masure et son épouse s’inscrivaient dans la ligne de leur famille qui possédait déjà de nombreuses demeures, châteaux historiques et hôtels particuliers. Ils y installèrent un train de maison, qui, comme disent les membres actuels de sa famille en s’en souvenant, était digne de Downton Abbey.


Plaque commémorative du séjour du général de Gaulle


Le Palais Rose, après ses moments de folies et ses déboires connut une période de calme, interrompue toutefois le 11 mai 1940 par l’arrivée du colonel de Gaulle, qui s’y installa pour trois nuits recevant ainsi, à l’Ermitage, l’hospitalité des Scrive-Masure, du 12 au 15 mai. Il venait d’être nommé général de brigade à titre temporaire. Il  fait allusion à ce passage au Vésinet dans le premier chapitre du Tome 1 de ses Mémoires de Guerre. Il écrit : « ...Le 11 mai, je reçois l'ordre de prendre le commandement de la 4e Division cuirassée, qui, d'ailleurs, n'existe pas, mais dont les éléments, venus de points très éloignés, seront mis, peu à peu, à ma disposition. Du Vésinet, où est d'abord fixé mon poste, je suis appelé, le 15 mai, au Grand Quartier Général pour y recevoir ma mission ». Le commandement lui-même avait été installé à la Villa Beaulieu, voisine. C’était au lendemain de l’attaque allemande qui conduisit à la déroute de l’armée française, puis à l’armistice de la “clairière de Rethondes” et à l’appel du 18 juin 1940. 




Charles de Gaulle


Sans vraiment entrer dans l’histoire de France, le Palais Rose reçut un de ses acteurs principaux au XXe siècle.


A la mort d’Olivier Scrive-Masure en 1955, sa veuve continua d’habiter l’Ermitage. En 1972, les héritiers vendent l’Ermitage à Mr Arnaud d’Aboville. En 1981, le Palais Rose, lui, est vendu par la Société Nouvelle du Palais Rose à Maurice Blumental et son épouse Geneviève Leroy, qui l’année suivante rachètent l’Ermitage reconstituant la propriété d’origine. Ils entreprirent d'importantes transformations tant sur les façades Nord, Ouest et Sud du bâtiment qu'à l'intérieur de celui-ci, confiées à l’architecte parisien Jean-Louis Cardin.

En 1988, après l'inscription du Palais Rose sur l'inventaire Supplémentaire des Monuments Historiques, le 11 juillet 1986, ils procédèrent au réaménagement de la bibliothèque du comte de Montesquiou. La distribution originelle, que l'on connaît notamment grâce aux photographies Montesquiou et Scrive, fut entièrement remodelée. A la fin des années 1990 il a été acheté par la SCI Palais Rose qui a demandé une enquête à l’agence GRAHAL, spécialisée dans les études historiques et documentaires dans le cadre d’opérations de réhabilitation ou de restructuration d’un patrimoine immobilier en vue  du classement comme monument historique.

Débute alors le chantier qui va durer six ans, durant lequel Emad Khashoggi à la tête de sa société, la COGEMAD, va entièrement rénover et agrandir le palais Rose, tout en conservant le niveau noble tel que répertorié dans l’inventaire supplémentaire.  

Façade arrière aujourd’hui 

Le niveau inférieur a été décaissé de 1,20m pour en augmenter la hauteur sous plafond d’origine, qui était de 2,10m seulement, pour pouvoir accueillir, non plus les services domestiques mais des appartements privés. Les ouvertures ont été agrandies. Il y a eu un décaissement supplémentaire pour l’ajout d’un niveau en sous-sol, éclairé par des puits de lumières. Ce niveau accueille aujourd’hui un espace de loisirs constitué d’une salle de sport, une salle de cinéma, une piscine, une salle de jeu et un garage.



La piscine

Les anciens décors ont été restaurés en faisant appel à des artisans spécialistes des Monuments Historiques, doreurs, sculpteurs, ébénistes, marbriers et tailleurs de pierre ont ainsi restauré l’ensemble des décors grâce à l’usage des techniques traditionnelles propres à chaque spécialité. Une nouvelle cage d’escalier monumentale de 25 mètres carrés servant de liaison entre les différents niveaux, a été créée. L’Ermitage a aussi été restauré. L’ensemble, bien entendu, bénéficie aujourd’hui de tout l’appareillage domotique le plus sophistiqué.  


La galerie d’entrée


Emad Khashoggi appartient à une famille du Moyen-Orient ayant une riche histoire : un grand-père médecin personnel du roi d’Arabie, un oncle, sulfureux marchand d’armes, une tante ayant épousé puis divorcé d’un homme d’affaire égyptien et dont elle eu un fils, Dodi Al-Fayed, le dernier amour de la princesse Diana, dont Emad est le cousin germain.


La COGEMAD a construit ou restauré un certain nombre de demeures de grand luxe, à Paris ou à Cannes. Le palais Rose du Vésinet est sa plus belle réalisation, car la plus fidèle à l’esprit de son constructeur et à celui de son premier occupant, même si l’ameublement reflète moins de fantaisie.


 




Les salons




La salle-à-manger




Détail d'ornementation


La demeure est aujourd’hui en vente pour la modique somme de 48 millions d’euros. Il n’est pas certain que le nom de ses prestigieux précédents propriétaires parlent aux nouveaux acquéreurs. Mais peu importe, à la différence de son parent de l’avenue Foch, il est encore debout et continuera à alimenter les rêves de grandeur de son propriétaire comme il a alimenté les rêves du comte Robert de Montesquiou, qui prirent fin quand ses amis , d’Annunzio, Rubistein, Debussy, Colette et bien d’autres, lassés d’aller si loin de Paris, refusèrent ses invitations 

 




Une invitation de Robert de Montesquiou


et les folies animalières et carnavalesques, voire grotesques, de la marquise Casati.



                                                                Habillée en fontaine


Avec son léopard



Le classicisme retrouvé

14/01/2022

Un Palais Rose en banlieue - Première partie


D’un Palais Rose à l’autre 



Le Palais Rose du Vésinet


En 1902, le comte et la comtesse Boniface de Castellane inaugurent la demeure fastueuse que l’argent de la comtesse, née Anna Gould, a pu permettre de construire. L’histoire du couple Castellane et du Palais Rose de l’Avenue du Bois, aujourd’hui, l’Avenue Foch, est bien connue. L’extravagance du comte et les déboires du couple firent de ce rêve une coquille sans objet. En 1968, les héritières d’Anna Gould, devenue duchesse de Talleyrand-Périgord, Mme Bertin, la Comtesse de Caumont La Force, la duchesse de Mouchy, et la comtesse de Bartillat, toutes descendantes de la duchesse de Sagan, née Dorothée de Biron, mirent en vente la demeure jugée impossible. Le palais fut démoli en 1969, puis remplacé en 1974 par un immeuble de luxe dont on a pu dire “qu’il ne se distingue en rien des nombreuses réalisations de grand standing des années 70, dont la sobriété tend à l’indigence.”


Mais il existe un autre Palais Rose, construit à la même époque, et qui lui est encore debout.  Voici son histoire.



Le Grand Trianon


Un armateur dénommé Arthur Schweitzer, cousin du célèbre Dr Schweitzer, et son épouse se sont portés acquéreur le 25 novembre 1899 d’un terrain situé sur le territoire de la commune du Vésinet, alors en Seine et Oise, ayant une superbe vue sur le les lac des Ibis et la Grande Pelouse. En 1900, il se portèrent acquéreur d’un terrain adjacent et décidèrent de faire construire une demeure, inspirée directement du Grand Trianon de Versailles.  





Le Palais Rose peu de temps après sa construction 


Ils avaient peut-être eu connaissance de la demeure construite pour les Castellane, qui faisait grand bruit. Ils avaient peut-être été reçus chez eux. On ignore la date exacte de la construction de la maison, pas encore appelée le Palais Rose. Les Schweitzer n’eurent pas le loisir d’en jouir beaucoup car il furent déclarés en faillite. Le 19 juillet 1906 la propriété fut vendue aux enchères. Ratanji Jamsetji Tata, un industriel indien, philanthrope et amateur d’art, s’en porta acquéreur et selon la légende paya avec le prix de la vente de deux perles et d’une émeraude. Ratanji Jamsetji Tata est le fondateur de la puissance économique que représente Tata Sons Trust en Inde, une des plus grandes fortunes du pays qui à Bombay seulement compte plus de 38 milliardaires en dollars. 



Sur Ratanji Jamsetji Tata


Etrangement, on ne connait pas le nom de l’architecte et encore moins de l’entreprise qui bâtit la maison. S’agit-il d’un pastiche ou d’une copie ? Un peu des deux probablement. 


Le bâtiment est fidèle au Grand Trianon en ce qui concerne la façade principale à l’est donnant sur le lac: même plan rectangulaire avec deux avancées latérales, même nombre de marches pour conduire aux neuf portes cintrées séparées par des pilastres d'ordre ionique en marbre rose (jumelés aux extrémités), même entablement surmonté d'une balustrade de pierre. 

Il est moins fidèle pour le reste, notamment sur la façade postérieure, à l’ouest, sur laquelle donne l'étage bas, invisible depuis la grille d'honneur, abritant à l'origine les espaces réservés au service, les cuisines, lingerie, chaufferie, chambres de domestiques. La façade 


Ouest n'a donc rien à voir avec le Grand Trianon; elle est percée de grandes baies rectangulaires moins hautes que les arcades cintrées de la face antérieure, ce qui a permis la création d'un attique, occupé par des ouvertures en trompe-l'oeil remplies d'un motif de guirlandes de fleurs.


Le rez-de-chaussée haut comprenait les pièces d'apparat, donnant sur le lac : une galerie d’entrée avec d’un côté grand salon, petit salon et de l’autre côté salle à manger, bibliothèque. La partie Nord contenait l'appartement privé du propriétaire: chambre, boudoir, salle de bains. Le milliardaire indien, ayant ses centres d’intérêt dans l’Empire britannique, n’y vint jamais et deux ans après accepta de le vendre.



Le palais Rose que vit Montesquiou


Commence alors la fabuleuse histoire du Palais Rose. 




Le comte Robert de Montesquiou par Boldini


Le 29 octobre 1908, le comte Robert de Montesquiou l’achète sur un coup de tête. Il a raconté lui-même l’histoire de son coup de foudre

« Une heure après, notre voiture débouchait par une de ces allées de nécropole, qui, sans doute pour donner raison à mon rapprochement avec le Taj-Mahal, se multiplient dans cette localité sédative et désaffectée, dans une vaste et belle prairie, au fond de laquelle s'élevait la maison-fée. Et c'était bien le rez-de-chaussée en marbre rose, s'ouvrant sur un perron presque aussi grand que la demeure, et jetant au-devant des êtres de rêve, qui semblent toujours prêts à en descendre, un tapis rectangulaire à fond de gazon, à bordure de roses, au centre duquel une fontaine récite perpétuellement les vers cristallins de Baudelaire : O gerbe épanouie  /  En mille fleurs...  /  Retombe en une pluie  /  De larges pleurs.

Alentour un gravier perlé, pas tout à fait de perles prises à l'écrin du rajah, mais de jolis petits cailloux, dont pas un ne dépassait, sages comme des images; à gauche, des pins parasols ; à l'arrière, de la verdure, un enchantement.

Je gardais le silence, devant la grille, composée d'autant de fois l'épée flamboyante du Paradis-Perdu qu'il y avait de barreaux. Les volets clos indiquaient l'absence. Seul, un ménage, d'aspect rébarbatif, qui paraissait devoir être de gardiens ou de jardiniers, rompait l'harmonie, moins par des paroles qu'avec son aspect. Je fus sur le point de leur jeter mon cœur par-dessus les épées flamboyantes, mais j'en fus empêché par cette certitude que non seulement ils l'accueilleraient sans sympathie, mais que, soucieux de leur devoir, en présence de ce corps étranger dérangeant la symétrie du spectacle apprêté par eux, ils me feraient dresser un procès en contravention. Je fis quelques pas, puis je me préparai à remonter dans ma voiture, avec cette plénitude, à la fois, et cette mélancolie que laisse la vue du bonheur, inemployé, d'un autre. 



Le palais Rose côté jardin


La femme que j'avais aperçue, errante dans l'enceinte close, en était sortie, et causait avec mon chauffeur ; l'ange domestique, préposé à la garde d'un tel Eden, laissant ses épées plantées dans le sol, daignait s'entretenir avec les automédons du pétrole ! quelque chose avait bougé dans le destin. Cette créature n'était pas seulement le garde angélique, c'était aussi Eve, peut-être même le serpent. L'instant d'après, j'étais moi-même de l'autre côté de la grille ; l'instant suivant, j'étais dans ses murs, et, ces deux instants passés, tout était à moi…Si cette maison, qui n'est pas à vendre, et que d'ailleurs mes moyens modestes ne semblent guère me mettre en état d'acquérir, si cette maison improbable, impossible, et pourtant réelle, n'est pas à moi demain, je meurs !”

 


L’autre côté jardin


Cette déclaration finale, bien dans le genre du poète était excessive, mais sincère. Il ne mourut donc pas. Et en signe de bonne santé, il acheta une parcelle boisée contigüe, où il put s’adonner à l’art des jardins. 


La "Gazette illustrée des amateurs de jardins”, en 1913,  décrit ainsi la propriété:


"Une demeure unique, aussi unique dans son genre que l'était dans le sien le Pavillon des Muses… Sans doute avait-elle été construite pour lui  (Montesquiou) par la main des bonnes fées qui ont toujours veillé sur sa vie. Non loin de la gare du Pecq, dans la partie la plus silencieuse et la plus verdoyante de la plaine qui s'étend de Paris à Saint-Germain, c'était, développant ses terrasses et ouvrant entre des pilastres de marbre rose les fenêtres à plein cintre de son ample façade sur le miroir d'eau d'un lac, un palais d'un seul étage et rappelant, dans ses grandes lignes autant que par les détails de son ornementation, le Grand Trianon. C'était, ou plutôt, ce devint le Palais rose.
Du côté du lac, le terrain, entièrement découvert et montant en pente douce jusqu'au large perron, forme un triangle à la pointe abattue qu'entoure, dissimulant les grilles qui lui servent de clôture, une épaisse haie d'arbustes; tandis que par derrière, communiquant à la terrasse par des degrés aux rampes de balustres flanqués de vases, s'étend, de plain-pied, le parc séparé, d'un côté, de la terrasse par un groupe de pins dont le port sauvage contraste étrangement et délicieusement avec le caractère raffiné de l'architecture. Une allée ombreuse en fait le tour; des pelouses plantées d'arbres aux troncs habillés de lierre ou de rosiers grimpants y sont disposés symétriquement, étalant sur le sol comme une suite de carpettes de velours vert d'où les murs blancs du palais et des communs, les piliers couverts de rosiers de la véranda, les socles de pierre ou de porcelaine des vases disposés ici et là avec un sens exquis de l'effet décoratif, surgissent baignés d'ombre ou de soleil.
Mais le trait dominant des jardins du Palais rose, ce qui leur donne leur charme et leur séduction, ce sont les deux larges allées qui les traversent, se croisant à angle droit et à la jonction desquelles s'élève le temple octogonal formé de colonnes et de piliers carrés, tous cannelés, sous le dôme duquel est placée la célèbre vasque qui faisait naguère, moins décorativement et moins magnifiquement, il faut bien le dire, l'orgueil du Pavillon des Muses. L'adorable décor de jardin ! Si évocateur des splendeurs et des grâces du passé ! De tous les points du parc, on l'aperçoit... on le devine; mais c'est, lorsque, en droite ligne, on le voit de l'extrémité des allées qui y conduisent et qui, avec leurs murs de charmilles bien taillés et le tapis vert, tout uni, qui en occupe le centre entre deux chemins soigneusement gravillonnés, que l'impression est la plus enchanteresse.
Est-il rien qui se puisse harmoniser mieux avec les verdures que des colonnes blanches ?



Le Temple d’Amour


Si l'on s'approche l'on distingue mieux, peu à peu, l'ordonnance de celles qui composent le Temple de la Vasque. La lumière se joue avec tendresse au bord des cannelures, sur les méplats et sous les moulures de l'entablement où se lit cette inscription FONS VOLUPTATIS FUIT. Au faîte alors du dôme à huit côtés, que ses arêtes très adoucies font ressembler à une coupe renversée, l'on discerne un vase, ou plutôt un brûle-parfums, où tremble sans jamais se consumer une flamme de pierre.
Entre les colonnes, se creuse, entre la ceinture de ses puissantes moulurations, la vasque. 
LA VASQUE ? ”la plus belle baignoire du monde", dit son heureux possesseur et qui représente la baignoire, l'unique baignoire du Palais de Versailles au temps du Roi Soleil et de Louis le Bien-Aimé. Elle se trouvait placée dans l'appartement des Bains, c'est-à-dire au rez-de-chaussée, au-dessous de la Galerie des Glaces, dans la pièce à gauche de celle de l'angle quand on regarde le Parterre d'Eau. Taillée et fouillée dans un bloc de marbre rose de douze mille kilogrammes et qui en devait bien peser une quarantaine de mille avant d'être creusé, elle servit à Madame de Montespan; puis sous le règne de Louis XV, une fois transportée à l'Ermitage, peut-être à Madame de Pompadour qui l'avait transformée en bassin. Du moins, on se plaît à l’imaginer.”


"Elle est octogone, a trente-deux pieds de circonférence et trois et demi de profondeur. Il règne tout autour une espèce de banc et l'on descend dans cette baignoire par trois marches qui y sont pratiquées très artistement". Enfin, d'après des papiers du temps, il est établi qu'en 1673 les trois marbriers qui y travaillèrent touchèrent plus de 9 000 livres après en avoir touché 1 000 en 1672, et qu'en 1671 une somme de 15 000 livres fut inscrite au budget de Versailles pour l'achèvement de cette cuve.”  (Gazette d'Utrecht du 6 février 1750) 



La vasque


En 1900 elle fut achetée par Robert de Montesquiou qui la fit installer au Pavillon des Muses, s’attirant les louanges de tous. Devenu propriétaire du Palais Rose, Montesquiou y transféra la vasque.


“Transportée, elle aussi, comme une plume, des hauteurs de Neuilly au val du Vésinet, j'en fis le centre de mon beau jardin, et son point de mire, l'abritant d'un temple du genre de celui de l'Amour, au Petit Trianon, et que je faisais supporter avec huit belles colonnes cannelées, de noble ordonnance. L'onde y pleurait, y jouait et, le soir, l'électricité, emprisonnée sous la coupole, faisait apparaître, au centre de ce paysage, comme un kiosque lumineux, soutenu par huit colonnes d'ambre. »


Du château de Versailles, la Vasque avait été transportée à l’Ermitage, propriété offerte par le roi Louis XV à Madame de Pompadour. D’une favorite à l’autre ! Elle ne fut plus une baignoire dans un appartement royal mais un bassin dans un jardin. Retournée dans le domaine royal, l’Ermitage fut offert par Louis XVI au comte de Maurepas, pour sa durée de sa vie. En 1781, la propriété et la vasque furent données à Mesdames Adélaïde et Victoire, tantes du roi. A la Révolution, le tout fut vendu comme bien national. Après bien des propriétaires, malgré les injures du temps, malgré des destinations de la propriété peu conformes à sa royale origine, la vasque faisait toujours, à la fin du XIXe siècle, l'ornement des jardins de la propriété des soeurs auxiliatrices du Purgatoire. Montesquiou apprit son existence et s’en porta acquéreur. Un second voyage s’en suivit de Versailles à Neuilly, dans la résidence du comte, dans son hôtel particulier dit le “Pavillon des Muses”. Mais ce ne fut pas son dernier voyage.


“Sur le boulevard Maillot, devant une grande demeure aux fenêtres surmontées de bas-reliefs clodionesques, des échafaudages faits de madriers énormes sont disposés de manière à établir une sorte de pont roulant au-dessus de la grille d'autour.

Au long du trottoir, un camion dételé, attend.

Des badauds, intrigués, s'arrêtent, regardent, s'interrogent, cherchent à s'expliquer la manœuvre des ouvriers qui placent des rouleaux, assurent des cordages. Après des efforts multiples, une chose étrange est hissée, un bloc de marbre au dessus veiné de rose, et dont des amorces de tuyautage en plomb pendent brisées et tordues.

Il a fallu deux jours pour faire passer cette lourde machine du jardinet où elle était entourée d'un treillage peint en vert sur le camion qui l'emporte au Vésinet.

Derrière les rideaux quadrillés de la salle à manger du rez-de-chaussée, un visage à moustaches noires, à front haut sous des cheveux crépus, est collé aux vitres, attentif ; M. de Montesquiou, qui abandonne son Pavillon des Muses pour une résidence plus lointaine et plus solitaire au Vésinet, regarde avec émotion partir la baignoire en marbre rose de Madame de Montespan qui avait été achetée pour lui, à Versailles, par son ami très cher, endormi maintenant au tombeau.” (Gil Blas, n°11903, 11 septembre 1909.) 



La vasque retourne au château de Versailles


Vint enfin le dernier voyage, à la mort de Montesquiou, son légataire, la vendit en 1923 au  château de Versailles, son lieu d’origine, où elle se trouve encore, installée dans l’Orangerie. 


La Vasque aujourd’hui


Robert de Montesquiou ? Nom illustre, ascendance prestigieuse, poète décadent, mondain effréné, archétype du dandy français au début du XXe siècle. Mais s’il reste quelque chose de lui aujourd’hui, ce n’est pas grâce à son talent, mais à celui de son ami, Marcel Proust.

Il ne lui manquait qu’une demeure extravagante, à la croisée du Grand Siècle et de la monomanie fin de siècle, qui voulait que chacun eût son Trianon, grand ou petit. 








L'intérieur du Palais Rose


Que reste-t-il de l'oeuvre de Montesquiou ? Rien ou presque. Qui lirait aujourd’hui “les Chauves-Souris, 

Clairs Obscurs” ou “ Les Hortensias bleus” ou encore “Les Perles Rouges” ? Personne.

On ne présente pas les Montesquiou-Fézensac, première famille du Gers, l’une des plus grandes du sud-ouest, liée à la monarchie d’Ancien Régime, comme à l’Empire. “Maman Quiou”, la gouvernant du roi de Rome, est son arrière-grand-mère. Comme elle l’est aussi d’Elisabeth de Caraman-Chimay, comtesse Greffulhe, et de madame Giscard d’Estaing.



Elisabeth de Caraman-Chimay, comtesse Greffulhe 


Le cousinage du comte est donc illustre, Rochechouart de Mortemart, Gramont, Pozzo di Borgo et à travers eux, toute l’aristocratie française. Est-ce son talent qui fut apprécié par ses contemporains ? Est-ce l’esthète mondain ? Il eut des ennemis mais il eut aussi beaucoup de vrais amis qui le soutinrent comme Paul Verlaine, Anatole France, les Frères Goncourt, Lecomte de Lisle, Gabriele d’Annunzio et tant d’autres. Il sut reconnaître et encourager le talent de Mallarmé ou de Debussy. Il était un des hommes les plus en vue de la société. On peut imaginer que tout Paris qui comptait avait été reçu au Palais Rose.

 



L’entrée du Palais Rose


Marcel Proust ne pouvait pas ne pas rechercher son amitié. Ils avaient en commun leur homosexualité, leur sens esthétique, leur talent alambiqué mondialement reconnu pour l’un, oublié pour l’autre.  



Marcel Proust par Jacques Emile Blanche


Robert de Montesquiou introduisit Marcel Proust dans le grand monde et lui fit approcher celles qui devinrent dans son oeuvre la duchesse de Guermantes. Robert de Montesquiou ne fut pas Swann, avec lequel il partageait sa grande culture, mais le baron de Charlus, l’aristocrate au coeur de rosière dépravée. 

 


Robert de Montesquiou à gauche à qui on présente un caleçon avec des chauves-souris

vu par Sem.


Il semble qu’il n’en ait pas été ravi. Mais qui ne se souvient de Charlus ? 


“On aurait cru voir s'avancer Mme de Marsantes, tant ressortait à ce moment la femme qu'une erreur de la nature avait mise dans le corps de M. de Charlus. Certes cette erreur, le baron avait durement peiné pour la dissimuler et prendre une apparence masculine. Mais à peine y était-il parvenu que, ayant pendant le même temps gardé les mêmes goûts, cette habitude de sentir en femme lui donnait une nouvelle apparence féminine née, celle-là, non de l'hérédité mais de la vie individuelle.” (Marcel Proust - Sodome et Gomorrhe)


Proust et lui furent très amis avec des orages, des fâcheries et des réconciliations et ce jusqu’à sa mort en 1921.

Robert de Montesquiou et la vasque disparus, on pouvait imaginer un destin de belle  endormie pour le Palais Rose. Il n’en fut rien.



Le Modèle original 






03/12/2021

L'impératrice Eugénie et ses dames d'honneur -

 




Ce tableau a été commandé à Winterhalter par l’impératrice Eugénie en 1855 pour l’Exposition Universelle ouvrant en mai 1855. 

L’impératrice paya certainement l’œuvre avec les deniers de sa cassette personnelle car la commande n’émanait ni du Ministère d’Etat; ni du Ministère de la Maison de l’Empereur. Winterhalter parvint à l'achever en quatre mois avec l'aide de son atelier pour être prêt à l'ouverture de l’exposition.

Il occupait la place d’honneur à l’exposition et une médaille de première classe vint récompenser le peintre.

Très représentative de l’art officiel sous le Second Empire, cette œuvre présente un caractère artificiel évident : scène de cour dans un décor forestier, robes de bal portées en plein jour, luxe des toilettes atténué par la simplicité des parures et la rareté des bijoux, omniprésence des fleurs, dans les cheveux, à la main, sur les corsages et dans le décor. 




Esquisse du tableau, collection du prince Fürstenberg


La censure musela la plupart des critiques. Mais la Revue Universelle des Arts le jugea comme “ayant l’éclat des papiers peints, toutes les allures de la gouache et la flaccidité de la décoration théâtrale”. Dans la revue des Deux-Mondes on put lire “Le portrait de l’impératrice et de ses dames d’honneur est tout simplement une parodie de Watteau dont les proportions ne permettent pas l’indulgence.”


Malgré les critiques, il obtint un immense succès populaire. Il y en eut de nombreuses gravures et figura en bonne place sur les calendriers et les boites de confiserie.

Il n’est sans doute pas la meilleure peinture de Winterhalter mais le jugement porté aujourd’hui est plus nuancé qu’à l’époque. Le temps a fait son œuvre et la nostalgie du faste du Second Empire a succédé aux critiques acerbes dont il fut l’objet pendant longtemps. La toile offre aussi un intérêt documentaire : elle donne une image précise de la mode dans les premières années du Second Empire.

Sous le règne de Napoléon III, le tableau était accroché à Fontainebleau. En 1881, il fut restitué à l’impératrice comme bien personnel. Elle le fit accrocher dans le hall d’entrée de sa propriété de Farnboroughill où il resta jusque’à sa mort. Que devait penser la vieille dame qu’était devenue la glorieuse impératrice en l’ayant tous les jours sous les yeux ?

En 1927, il fut vendu chez Christie’s pour la somme de trois mille neuf cent trente sept livres sterling dix schillings (236 000 livres aujourd’hui). Gageons que s’il passait en vente aujourd’hui, ce serait plusieurs millions voire dizaines de millions qu’il faudrait débourser. Il fut acquis par la baronne d'Alexandry d’Orengiani, d’une famille savoyarde qui œuvra pour le rattachement de la Savoie à la France en 1860. L’acquisition put être faite avec l’aide financière du mécène le vicomte de Noailles, du baron de Beauverger et du comte de Cambacérès. Ils en font don au château de La Malmaison, qui en 1952 le mit en dépôt au château de Compiègne, où il est toujours. (Source le catalogue de l’exposition Winterhalter à Paris en 1988). 





Le tableau exposé à Compiègne


Le tableau semble respecter l’ordre protocolaire. L’impératrice est assise la plus haute avec à sa droite la princesse d’Essling, Maîtresse de la garde-robe, à sa gauche, la duchesse de Bassano, Première Dame d’Honneur, et à leurs pieds un demi-cercle de Dames du Palais, avec dans l’ordre la baronne de Pierres, la vicomtesse de Lezay-Marnésia, la comtesse de Montebello, la marquise de Las Marismas, la marquise de La Tour-Maubourg et enfin debout la baronne de Malaret.


Mais qui sont ces belles dames aux atours apprêtés  de façon si “champêtre”?




L’impératrice


María Eugenia Ignacia Agustina de Palafox y Kirkpatrick, 11ème comtesse de Mora avec grandesses d’Espagne de première classe,17ème baronne de Quinto, 18ème marquise de Moya, 19e comtesse de Teba, 16ème marquise d’Ardales, 9ème marquise d’Osera et 9ème comtesse d’Ablitas — dite Eugénie de Montijo, Sa Majesté l’Impératrice des Français. 



La princesse d’Essling


Anne Debelle, Princesse d’Essling (1802-1887) Maîtresse de la Garde-Robe de l’impératrice de 1853 à 1870, fille posthume du général de la Révolution et du Cosulat, Jean-François Joseph Debelle. En 1823, elle épousa François-Victor Masséna, 2ème duc de Rivoli et 3ème prince d’Essling, fils du Maréchal d’Empire Victor Masséna, ornithologue distingué. Ils sont les ancêtres  de l’actuel prince Masséna.





La duchesse de Bassano


Pauline Marie Ghislaine van der Linden d’Hooghvorst ( 1814-1867) duchesse de Bassano, Première Dame d’honneur de l’Impératrice. Fille d’Emmanuel van der Linden d’Hooghvorst, homme politique belge, elle épouse en 1843, Napoléon Maret, 2ème duc de Massano, diplomate et Cgambellan de l’Empereur. Elle avait pour mission d'examiner les candidatures des femmes souhaitant être présentées à la cour, de leur inculquer l’étiquette, et de les présenter, ce qui constituait une part importante du protocole impérial. Elle devait aussi superviser les autres dames de la suite impériale. 

Avec la princesse d'Essling, la duchesse de Bassano était devenue une personnalité connue puisqu'elle avait le devoir d'accompagner l'impératrice aux grands événements publics, elle est donc fréquemment décrite dans les mémoires contemporaines. Pauline de Bassano était décrite comme attirante, stable, impressionnante et quelque peu arrogante.  



La baronne de Pierres et la vicomtesse de Lezay-Marnézia


Jane Thorne (1821-1873), fille d’un officier américain Herman Thorne et Jane Mary Jauncey. Dame du Palais, elle épouse en 1842, Stéphane de Pierres, Premier écuyer de l’impératrice.


Louise Poitelon du Tarde (1826-1891), vicomtesse de Lezay-Marnésia, Dame du Palais .Elle est la fille de Louis-Gabriel Poitelon du Tarde et de Louise-Anne Vétillart du Ribert, elle épouse , en 1845 Joseph-Antoine-Albert de Lezay-Marnésia, Chambellan de l’impératrice. 





La comtesse de Montebello


Adrienne de Villeneuve-Bargemont (1826-1870) comtesse de Montebello. Elle est la fille d’Alban de Villeneuve-Bargemont et d'Emma de Carbonnel de Canisy. Elle épouse en 1846 Gustave Olivier Lannes, fils du Maréchal Lannes, duc de Montebello, à l’époque Commandant de la brigade de cavalerie de la Garde Impériale, puis aide de camp de l’empereur et sénateur de l’Empire. Elle avait la réputation d’être l’une des femmes les plus aimables de la cour. Elle fut une amie de  l’impératrice. 




Les marquises de Las Marismas et de La Tour-Maubourg



Anne-Ève Mortier de Trévise (1829-1900), marquise de Latour-Maubourg, Dame du Palais. Elle est la fille Napoléon Mortier, deuxième duc de Trévise et d'Anne-Marie Lecomte-Stuart. En 1845, elle épouse César de Faÿ, marquis de La Tour-Maubourg, Capitaine des Chasses et Chambellan de l’Empereur. “Elle était grande, de figure agréable, avait beaucoup d’esprit, n’aimait ni le monde ni la toilette et ne se plaisait que dans son intérieur auprès de son mari, le bon César de la Tour Maubourg. Le ménage était des plus unis” ( Conigliano - Le Second Empire, la Maison de l’Empereur)


Claire Emilie MacDonnel (1817-1905), vicomtesse Aguado, marquise de Las Marismas de Guadalquivir, Dame du Palais. Elle est la fille d'Hugh MacDonnel et d'Ida Louise Ulrich, et elle épouse Alexandre Aguado Moreno, marquis de Las Marismas de Guadalquivir (1813-1861), en 1841. Elle appartenait au cercle d'amis proches qui connaissait l'impératrice depuis son enfance en Espagne. C'était une figure de la haute société parisienne, décrite comme une beauté avec un "air toujours adorable" , et surnommée "la femme la plus agréable de Paris" . 





La baronne de Malaret d’Ayguevives


Nathalie de Ségur (1827-1910) baronne de Malaret, Dame du Palais. Elle est la fille d’Eugène de Ségur et de Sophie Rostopchine. Elle épouse le diplomate Joseph Alphonse Paul Martin d'Ayguesvives, baron de Malaret, en 1846. Elle est décrite comme "élégante par ses manières, d'un beau et agréable tempérament et ayant beaucoup d'amis, ce qu'elle méritait amplement." Elle est la mère de Camille et Madeleine de Malaret, “Les Petites Filles Modèles”  - http://blogpatrickgermain.blogspot.com/2016/12/la-vraie-vie-des-petites-filles-modeles.html


Il faut noter qu’après la chute de l’empire, la princesse d’Essling et la marquise de Las Marismas, par fidélité à l’impératrice se retirèrent de la vie publique.  





Le “Dolce Farniente” peint par Winterhalter en 1836 

qui inspira peut-être la composition du tableau impérial