17/08/2017

Le baron de Hirsch, banquier, juif et philanthrope - Quatrième et dernière partie


L’émigration n’est qu’une solution aux problèmes des populations opprimées et son approche n’est pas toujours bien perçue, tant s’en faut. 

Mais pour Maurice de Hirsch, comme pour tous les Hirsch auf Gereuth qui quittèrent leur Bavière d’origine pour la France, l’Angleterre, la Belgique, les Etats-Unis voire l’Australie, migrants dans l’âme et internationaux dans l’esprit, elle est la seule solution aux misères du peuples juif en Russie en Europe orientale. 

De ce fait, il créera deux oeuvres majeures : la “Baron de Hirsch Fund" de New York, chargée de faciliter l’intégration et la formation professionnelle des immigrants sur le sol américain et la “Jewish Colonisation Association”, JCA, ayant comme mission de créer et gérer des colonies agricoles en Amérique du Sud.



Emigrants à bord

“Je pense que la pire des choses qui puisse encore arriver à ce peuple infortuné c’est de continuer pour une période indéterminée de mener cette existence misérable…De continuer à végéter sans espoir et sans avenir, réduits à une condition incompatible avec la dignité d’un être humain. Le seul moyen d’améliorer leur situation est de les retirer du sol où ils sont enracinés et de les transporter dans d’autres pays où ils profiteront des mêmes droits de citoyenneté que les gens parmi lequel ils vivront et où ils cessent d’être des parias pour devenir des citoyens.” écrit Maurice de Hirsch en août 1891 pour la revue américaine, The Forum. 


Emigrants sur un cargo

Tout est posé en quelques mots. Hirsch avait avec lui un certain nombre de partisans pour le suivre dans cette voie. 

Mais il avait en face de lui des opposants à cette solution, des adversaires de l’émigration, parmi eux Samuel de Poliakoff, le beau-père de James de Hirsch, frère de Maurice, mais aussi les plus éminents représentants de la communauté juive en Russie. Pour eux, l’émigration au Nouveau Monde conduirait rapidement à l’extinction des communauté juives d’Europe, compromettrait les luttes en cours pour leur émancipation et surtout donnerait au gouvernement russe un excellent prétexte pour expulser tous les juifs. 


Famille Juive aisée en Bukovine
En réalité, les projets de Maurice de Hirsch suscitent beaucoup plus de réticence que d’adhésion au sein de la partie supérieure et conservatrice de la communauté juive. Il faut dire que certains d’entre eux étaient en voie d’assimilation, voire assimilés, ce qui n’était pas le cas  des populations plus jeunes qui souhaitaient un avenir meilleur. 

Rue de New York vers 1900
En 1881-1882, le gouvernement américain indigné par l’attitude du gouvernement russe propose une aide à l’immigration exceptionnelle en ordonnant à la police de l’immigration de réduire les contrôles sanitaires à une simple formalité et fait construire de bâtiments pour les loger à New York, donc de favoriser leur accueil.

Ces populations misérables trouvent aussi du secours, vêtements, nourritures auprès des organisations caritatives chrétiennes. Mais les notables juifs, effrayés par cette arrivée massive de pauvres, mal formés et en mauvaise santé, sont beaucoup moins favorables. Ils demandent aux institutions juives européennes de n’envoyer que des candidats à l’immigrations, jeunes, vigoureux, célibataires mais aussi dotés d’une formation adaptée au marché du travail américain. 


Bourgeois juifs de New-York
En 1882, l’Alliance de Paris reçut d’une organisation juive américaine, le câble suivant : “N’envoyez plus d’émigrants, notre notre comité les renverra.” “L’Amérique n’est pas la maison des pauvres…” En 1886, différente associations israélites de New York et de Chicago adoptèrent une résolution qu’ils firent publier dans différents journaux : “Nous condamnons le transport des pauvres dans notre pays et au Canada par les Comités européens. Dorénavant tous ceux qui sont incapables de se prendre en charge seront renvoyés dès leur arrivée.” Ils écrivirent même au Ministère des Affaire étrangères et aux services de l’immigration pour se désolidariser de ce qui se passait. 

Juif aisé de Chisinau en Moldavie
Les juifs américains, environs 60 000, ne voyaient pas ou refusaient de voir le drame qui se vivait au quotidien dans les shtetl, où seul l’espoir du départ était désormais la condition de survie de ses  population misérables. Ils ne pouvaient pas prévoir que ce seraient plus de deux millions de juifs pauvres qui arriveraient aux USA de 1889 à 1917. 

Esther Street dans le quartier juif de New York en 1900
Il faut dire que les juifs américains ne se comportaient pas différemment des juifs de France, d’Allemagne, d’Angleterre ou d’Autriche, qui ayant atteint un niveau certain d’éducation ne voulaient pas de ces masses incultes, religieuses, aux familles nombreuses et ne parlant que le yiddish. 


Librairie juive à New York

Il y avait d’un côté le confort et une position chèrement acquis et que l’on ne voulait pas voir remis en cause et de l’autre des malheureux voués à une mort certaine, de misère, ou sous les coups lors de pogroms.

Maurice de Hirsch croyait en la régénérescence du peuple juif par le travail de la terre. Cela fait d’ailleurs commencé dans certains états des Etats-Unis, Oregon, Colorado, Kansas, Dakota et New Jersey, sous l’impulsion de Myer S. Isaacs, un juge de New York et Michael Heilprinn, un intellectuel, juifs. Mais ces colonies avaient périclité faute de ressources et seul un généreux mécéne pourrait les relancer. 


Myers Samuel Isaacs (1841-1904)
Hirsch proposa alors son aide à travers une fondation pour l’intégration des immigrants aux Etats-Unis. Mais l’offre du baron fut refusée par un comité réuni pour la circonstance à New York, à l’initiative du juge Isaacs, car trop ambitieuse et en risque de concurrence avec les autorités américaines officiellement en charge de l’émigration. Il répondit que son intention était “d’aider un nombre limité d’israélites russes et roumains…à trouver au-delà des mers une nouvelle patrie et une nouvelle existence…” Il propose de créer le comité principal au Royaume-Uni avec des sous-comités aux Etats-Unis, au Canada et en Argentine. Un sous-comité semble toujours moins dangereux qu’un comité…

Craignant l’opinion internationale, s’ils persistait dans son refus, le Comité provisoire de New York accepta la proposition du baron. Ils tombèrent d’accord sur les conditions suivantes : une aide modeste pour les nouveaux arrivants et une aide plus conséquente pour ceux qui étaient déjà installés mais encore en difficulté, la création d’écoles afin de facilités aux nouveaux arrivants et à leurs enfants la compréhension et l’usage de l’anglais, des centres de formations techniques et commerciales en cours du soir.


Magasin juif à New York
Après de nouvelles tractations, ils arrivèrent, Maurice de Hirsch et les divers comités, à l’accord suivant sur les objectifs de la fondation : Accueil des immigrants - enseignement de l’anglais - formation technique et professionnelles aux métiers du bâtiment et de l’industrie soutien technique pour le développement et le financement des activités agricoles et industrielles.

Marché juif à New York

Un service financier était mis en place pour consentir des prêts à faible taux d’intérêt pour permettre aux colons d’acquérir du bétail et du matériel.

Les statuts définitifs furent déposés le 19 mars 1890. Le “Baron de Hirsch Fund", tel était son nom, disposait d’un capital de 2 500 000 dollars, avec un revenu annuel de 100 000 dollars. Elle était présidée par Narcisse Leven.

Les difficultés semblaient aplanies mais les sommes mises à disposition ne pouvaient permettre l’installation de beaucoup de familles, alors qu’en Russie en 1890, la situation s’était considérablement aggravé. 

Comme il a été vu, une quarantaine de décrets fut promulguée pour réduire les droits des juifs : restriction de l’activité commerciale, durcissement des conditions relatives à la zone de résidence, suppression des ultimes privilèges des juifs des classes aisées, création de ghettos dans les grandes villes, Moscou, Saint-Petersbourg, Kiev etc…expulsion des juifs demeurant ailleurs que dans la zone de résidence affectée, interdiction de résider dans des localités rurales. 

Le jour de la Pâque juive Pobiendonostvev ordonna l’expulsion immédiate de tous les juifs exerçant les professions de mécanicien, distillateurs, brasseurs et techniciens demeurant à Moscou bien qu’installés en toute légalité. Ils eurent alors l’obligation d’aller s’installer dans des localités qu’ils ne connaissaient pas. Pendant un mois, la police procéda à des rafles d’une rare violence des juifs établis illégalement à Moscou. Puis la police s’en prit aux artisans, commerçant, employés de bureau, professeurs, professions libérales, tous ayant un droit de résidence légal à Moscou. 

Devant cette violence les autorités anglaises réagirent par une manifestation lord maire de Londres, barons de Hirsch et de Rothschild en tête. Mais cela n’infléchit pas la politique impériale. 

Hirsch écrivit : “Les traitements que les juifs doivent maintenant subir sont tels qu’ils suscitent la réprobation indignée de l’ensemble du monde civilisé…Des gens auxquels on ne pouvait adresser l’ombre d’un reproche, qui s’occupaient tranquillement de leurs affaires ont été tirés du lit pendant la nuit, arrachés à leurs logis à coup de fouet et chargés de chaînes jetés dans la plus profonde misère. Des femmes, des jeunes filles, des enfants ont été soumis à des outrages que j’aurais refusé de croire possibles s’ils n’avaient été attestés par des témoins dignes de foi, dont je n’oserais même pas reproduire ici les propos. Des centaines de famille, chassées de chez elles et privées de toute forme d’abris, ont été obligées de se réfugier dans des cimetières, affamées et soumises aux terribles rigueurs climatiques. Des femmes réduites à accoucher dans les champs sont mortes de froid. Ces actes barbares représentent un plus terrible malheur pour les juifs que l’ogre d’expulsion que le gouvernement russe a décidé d’appliquer contre eux.” ( Déclaration faite au Forum en août 1891)


Après un pogrom à Kiev en 1919
Hirsch consacra alors à aider ces malheureux des sommes beaucoup plus importantes que celles allouées au Baron de Hirsch Fund. Il renfloua les caisses des comités européens qui tentaient d’aider les dizaines de milliers de réfugiés entassés aux frontières ou dans les ports, espérant un embarquement pour l’Amérique. Le seul comité de Berlin en un an réussit à faire partir 63 000 personnes.

Maurice de Hirsch avait pour but de permettre aux quatre cinquièmes de la population juive de Russie de quitter le pays. Il décida d’y consacrer la quasi totalité de sa fortune. Il se mit alors à chercher des terres d’accueil. On lui proposa des terres dans l’Empire Ottoman, y compris la Palestine, mais son expérience lui avait appris combien peu fiable était son administration et que les Turcs ne voulaient pas plus des juifs que les Russes. L’Arménie, proposée par le journaliste politique britannique Arnold White (1848-1925), semblait à ses yeux plus propice à l’installation des Juifs, à la fois par la qualité de ses terres, mais aussi par des similitudes raciales entre les populations. Hirsch refusa à nouveau.

Il cherchait un territoire relativement épargné par l’antisémitisme, au climat tempéré et aux vastes étendues. Ce ne pouvaient être les Etats-Unis, ce ne pouvait être l’Europe, restaient alors l’Australie, le Canada, l’Afrique du Sud ou les Amériques centrales ou du Sud.

Carte de l'Argentine en 1900
Apparut alors comme évidente terre d’immigration l’Argentine. L’oncle de Clara, Salomon Goldschmidt, présenta à Maurice le Dr Guillaume Löwenthal, juif berlinois, professeur d’hygiène à l’Académie de Médecine de Lausanne. Il avait été chargé par le gouvernement de la République argentine d’effectuer une enquête sur les conditions sanitaires dans les principales régions agricoles du pays. Il établit un schéma de colonisation détaillé à l’usage des juifs russes et roumains. Pour lui l’Argentine était le pays idéal pour permettre aux israélites de l’Europe de l’Est “de se régénérer par un travail sain, honnête et profitable, à savoir la culture de la terre” et ce dans un pays “libre et libéral qui admet tout travailleur honnête comme citoyen de plein droit”. 

“Sol fertile” “Territoire grand huit fois comme la France”, “lois libérales”; “disette de bras humains”, étaient des arguments de poids. Löwenthal mit aussi sur pied un projet de financement, cinquante millions de francs placés dans les banques de Buenos Aires, qui payent 12 ou 15% d’intérêts générant donc cinq millions de francs par an une fois les frais déduits. 

Tout cela devait permettre à 500 familles, soit 5000 individus de venir y vivre. Au bout de 6 à 10 ans, ces familles auraient remboursé les sommes avancées, afin de permettre à d’autre de venir s’installer.

Tout était prévu, jusqu’au nombre d’hectares nécessaires pur faire une ferme, les habitations, les bâtiment collectifs etc…

Il fallait aussi et surtout éviter de constituer des ghettos, et donc il fallait faire également venir des colons hollandais ou suisses. 

Maurice et Clara de Hirsch le reçurent avec un espoir immense car Löwenthal leur disait qu’enfin ils allaient pouvoir réaliser leur grand oeuvre de sauvetage des juifs persécutés en Europe.

Après avoir pris ses renseignements, Maurice envoya une mission dirigée par Löwenthal pour déterminer de façon précises les potentialités, les conditions d’achat des terrains et le budget prévisionnel. 

Le premier achat de terre fut effectué, pour un total de 43485ha. La première colonie juive d’Argentine fut fondée à Palacios, dans la province de Santa Fé.
La Pampa Argentine
Chaque famille put disposer de cinquante hectares de terre, de matériaux pour la construction d’une maison, du matériel agricole, plusieurs têtes de bétail, de la volaille, des semences, des vivres. Cela représentait environ 500 familles.

La colonie fut appelée Moïsesville en l’honneur de celui qui sortit les Hébreux de captivité et du baron, dont le prénom était la forme latine de Moïse. 

La réussite s’installait car au vu des constructions faites par les juifs pour eux-mêmes, les habitants, non juifs, commencèrent à faire appel à eux pour construire les leurs.



Carte de la Colonie du baron de Hirsch
Le premier rapport conclut : “ Seuls et abandonnés, ne connaissant ni la langue, ni le pays, ils sont allés chercher du travail avec le ventre vide et des enfants qui crient famine…Ils ont réussi à passer tant bien que mal cette années terrible d’apprentissage et prouvé qu’ils sont aptes à leur nouveau métier d’agriculteurs, mieux et en moins de temps que d’autres immigrants.” Le seul problème était leur vulnérabilité face aux voleurs car ils n’avaient ni fusils, ni couteaux de chasse. 
Bâtiments administratifs d'une colonie
Cela suffit pour convaincre Maurice de Hirsch de passer à l’étape suivante, acheter plus de terres. Il avait conscience que le succès de l’opération résidait dans une parfaite organisation avec dans un premier temps la possibilité de rectifier les erreurs inévitables dans ce genre d’entreprise, sans exemple à ce jour. Il fallait donc du temps et des critères de sélection rigoureux. Et ce n’est qu’une fois la première colonie bien installée, suivies d’autres également bien installées que les plus pauvres et le plus démunis pourraient arriver. 
Les premiers colons juifs
Le plus dur, toutefois, restait de convaincre le gouvernement russe de laisser partir les juifs de Russie et autoriser la création d’un comité de sélection.
Arnold White, de conviction politique libérale, avait intégré l’équipe du baron et fut envoyé en Russie pour négocier avec le ministre de l’intérieur, Dournovo, le procureur général de Saint-Synode, Pobiedonostsvev, et le ministre des Affaires étrangères, le comte de Giers. Ils commencèrent à se plaindre que l’Europe défendait le “Juif, un usurier doublé d’un escroc” contre la Russie. Pour justifier pogroms et lois iniques, Pobiedonostsvev déclara : “ Le juif est un parasite : éloignez le de l’organisme vivant sur le quel et aux dépens duquel il vit et transportez le sur un rocher : vous le verrez périr aussitôt” ( cité par Arnold White dans son livre “The modern Jews”, London, W. Heinemann, 1899).

Toutefois, désireux de se débarrasser du problème juifs, les ministres assurèrent White de leur aide à faire quitter le territoire de la Russie au “matériel d’exportation” selon l’expression de Pobiedonostsvev, à la condition que Hirsch s’engage à débarrasser la Russie de tous les juifs dans un délai de douze ans. Pobiedonostsvev conclut que le baron était un “doux rêveur dont les plans ne lui appartenaient que déception…et qu’il avait complètement tort de croire à la possibilité des juifs de réussir dans les colonies…” ( rapport d’Arnold White en 1892 ).

Hirsch demanda toutefois du temps pour exécuter son programme et supplia Pobiedonostsvev de sursoir à l’expulsion tant que les colonies n’étaient pas en place. Ce dernier refusa. Sa concession fut que l’expulsion serait “sans violence et de la façon la plus modérée”

White alla à la rencontre des populations juives des principales villes de l’Empire russe, et des bourgades afin de connaître l’état réel des individus. Il convenait au baron de croire White antisémite, ce qu’il n’était probablement pas, l’imaginant ainsi impartial dans son jugement peu favorable aux juifs. Pour White, sur une population de trois millions, seuls 20% de la pollution adulte mâle était en était de supporter le choc d’une transplantation dans un nouveau pays. Toujours selon White, on pouvait toutefois espérer le succès de la transplantation car sous Nicolas Ier, une colonie de 30 000 personnes avait été transplantée dans l’Etat de Kherson, dans le sud de l’Ukraine, et avec un grand succès, notamment dans l’agriculture, en cultivant 60 000 hectares leur permettant de vivre.

Le juifs étaient, toujours selon White, de bon pères, de bons maris, de bons fils. Il n’avait rencontré nulle part de juifs voleurs et usuriers, selon la définition de Pobiedonostsvev. Et de toutes façons les juifs n’étaient pas en plus mauvaise santé que les autres populations européennes pauvres.

Tout ceci convainquit Maurice de Hisrch du bien fondé de sa vision du retour à la terre du peuple juif, dans de nouveaux pays, où ils seraient enfin libres. 

Le 1er juillet 1891, le gouvernement russe consentit à délivrer des certificats d’émigration gratuits, à exempter du service militaire les juifs souhaitant émigrer, à s’engager à envoyer des directives dans les provinces pour protéger les juifs.

Mais il n’y avait pas que les gouvernement russe à convaincre. Il y a avait l’Alliance Israélite Universelle, qui était loin d’être convaincue du bien-fondé de la démarche de Maurice de Hirsch. L’Alliance semblait nier la volonté du gouvernement à se débarrasser des juifs, d’une manière ou d’une autre. Pour elle, les juifs étaient chez eux en Russie. Pour l’Alliance, le baron se faisait aussi l’allié objectif de ceux qui ne voulaient plus de juifs sur le territoire et empêchait toute manifestation de solidarité envers les juifs russes. Puisqu’il y avait une alternative au problème offerte par le baron, l’opinion publique se désintéresserait de ce qui se passait en Russie. C’était un véritable sophisme.

Hirsch passa outre l’avis de l’Alliance, dans laquelle Salomon Goldschmidt avait une influence prépondérante. Il considérait que par son attitude de refus de voir la réalité en face l’Alliance freinait la possibilité d’améliorer le sort des juifs russes, en les maintenant, en réalité, dans leur statu quo de misère, d’insécurité et de terreur. 

Il réclama l’argent qu’il avait donné à l’Alliance pour aider les juifs à l’immigration, afin de le donner à un Comité qu’il avait créé à Berlin en vue d’aider les juifs russes. Elle envoya l’argent et devant la détermination de Maurice elle s’inclina en publiant un communiqué reconnaissant que “ Le baron de Hirsch a conçu la noble pensée de rendre l’émigration des juifs russes moins douloureuse, plus régulière et aussi féconde que possible en organisant la colonisation d’une manière méthodique…”

Il ne restait plus à Maurice de Hirsch qu’à créer la “Jewish Colonisation Association”, en 1891, comme il a été vu. Il la dota donc de 50 millions de francs-or, soit plus de 150 millions d’euros, qu’il tripla quelques années après. Il a injecté de façon indirecte et quasi anonyme 180 millions de francs ensuite, sans doute venant de fonds secrets jamais officiellement déclarés.

Certificat de la Jewish Colonisation Association
Cela représente un total de près de 1200 millions d’euros. La conversion des sommes est extrêmement difficile à faire car avec 380 millions de Francs-or, on faisait beaucoup plus en 1890 qu’avec 1200 millions d’euros aujourd’hui. Disons pour illustrer le propos que l’on achète beaucoup plus de choses aujourd’hui au Portugal avec 1 million d’Euros qu’en Allemagne ou en Hollande. 

Le premier directoire de la JCA étaient composé de Britanniques, Maurice de Hirsch , alors autrichien, étant lui-même président. Salomon Goldschmidt, président de l’Alliance, était à ses côtés.

Les efforts de toutes ces années étaient enfin consacrés. Hirsch donna un entretien au Herald Tribune le 27 juillet 1891 au cours duquel, il séduisit les journalistes par la simplicité de son allure. Alors qu’ils s’attendaient à avoir devant eux un nabab juif parvenu couvert de bijoux, ils avaient devant eux un gentleman à l’élégance discrète. Il s’exprima enfin de façon libre sur le gouvernement russe et son attitude vis-à-vis des juifs : “ Ils veulent s’en débarrasser, mais pour cela, ils n’on rien trouvé de mieux que de les enfermer dans une pièce où ils étouffent…alors je leur ai dit “ que voulez-vous, si vous souhaitez tous les tuer, pourquoi ne pas les électrocuter, cela sera plus rapide et moins brutal.”  et il ajouta “ Donc étant donné la situation, je veux aider ces malheureux à quitter ce pays. Mon idée est d’envoyer 100 000 personnes en Argentine, de les installer dans des fermes ou des professions artisanales. Ils sont pauvres. la seule alternative pour eux est don de travailler ou de mourir…pour moi, cela ne fait aucun doute, ils ont toutes les capacités pour réussir comme agriculteurs ou maçons…mon idée est de créer une société qui donnera aux immigrants l’argent nécessaire pour acquérir leur terrain, leur distribuera des outils et des semences pour cultiver des légumes et des céréales…Avec une bonne récolte, ils seront en mesure de commencer à rembourser au bout d’un an l’argent prêté. Cela les rendra indépendants et les empêchera de devenir des assistés…Une fois qu’ils seront bien adaptés et installés confortablement ils écriront à leurs familles et à leurs amis qui auront envie de suivre leur exemple et de devenir à leur tour des pionniers.”

La récolte de blé d'une colonie prête à l'expédition
Maurice de Hirsch, fidèle à l’enseignement juif traditionnel, ne fait pas la charité. Il aide les gens à s’en sortir en mettant de l’argent à disposition, cet argent devant permettre un effet boule de neige car ce n’est pas un don mais un prêt, qui une fois remboursé permettra d’en aider d’autres. 

Une ferme de colonie juive
C’était intelligent mais les attentes furent loin d’être remplies, du moins dans le nombre. 100 000 personnes par an constituaient 3 250 000 au bout de vingt-cinq ans. 

Ces objectifs étaient impossibles à tenir, même avec seulement 25 000 personnes par an soit 5 000 familles. cela représentait 250 000 hectares, 5000 maisons, 5000 charrues, 40 000 têtes de bétail, et la volaille. 

Comment cette organisation gigantesque pour 25 000 personnes, pouvait-elle être quadruplée et ce tous les ans ? 

Gauchos juifs
Réaliste, il se laissa convaincre de diminuer les objectifs quantitatifs car la réussite dépendait out au moins au début d’une organisation parfaite, reposant sur un petit nombre. Il dut se résoudre à écrire aux communautés juives de Russie qu'il ne les abandonnait pas mais qu’il leur fallait rester en Russie tant que la JCA ne fonctionnerait pas convenablement et ne serait pas en mesure de les accueillir. 

Evolution de la population dans la colonie baron de Hirsch
“ Pour conclure, je vous dis : Vous êtes les héritiers de vos pères qui ont supporté tant de souffrances pendant des siècles. Supportez cet héritage encore quelque temps avec la même résignation. Ayez de la patience et laissez à ceux qui veulent vous secourir la possibilité de le faire…”( circulaire du 9 mars 1892, rédigée en russe, en allemand et en yiddish).

Cinquante familles purent alors partir, soit 500 personnes capables de vivre cette aventure. C’était peu dans le nombre mais beaucoup dans l’espoir. C’était le début du nouvel Exode.

Une colonie


Des Colonies à l’épreuve du réel


Hôtel à l'arrivée à Buenos Aires
En Argentine

Une étude des principales colonies montrent ce qu’elles étaient du vivant du baron de Hirsch ou peu après sa mort et donc ce qu’il avait accompli personnellement.

Nous avons la description et les statistiques des trois principales : Moïsesville, Mauricio et Clara. Leurs noms parlent à eux tous seuls.

Moïsesville

Elle est la plus ancienne, datant de 1890, fondée avant la JCA mais agrégée à elle par la suite. C’est aussi la plus réussie. Sa superficie est de 24 000 hectares. Parfaitement située entre deux gares, elle est reliée au reste de l’Argentine par une bonne route. Elle comporte 81 colons, soit 168 familles pour un total de 825 personnes. 

Voici le récit d’une arrivée d’immigrants à Moïsesville. Le 11 Novembre 1894 la famille Sinay, originaire de Grodno en Biélorussie, a quitté sa maison pour toujours, à destination de la colonie de Moises Ville, fondée cinq ans plus tôt de façon la Jewish Colonization Association. Voyageant sur le bateau Coronia, ils faisaient partie du second contingent envoyé pour peupler la colonie.

Hacohen Mijl Sinay, fils de Rabbi, en a fait le récit suivant :

 «En 1894, mon père a quitté la Russie et venu en Argentine , poussé à partir par les problèmes subis par les Juifs en Russie et avec le désir de voir leurs enfants enfants, cinq garçons et une fille, devenir des travailleurs de la terre et avoir une vie productive.
Pendant un mois et demi en mer, les familles Ambasch, Radovitzky, Bloch, Epstein, Singer, Skidelsky, Katzovitz, Kaller, Kaplan, Teitelbaum, Kohn y Trumper étaient quelques-unes des familles ont partagé la vie des Sinay, unis par un voyage de plus de 10 000 kilomètres. Le navire transportait 274 immigrés: mes ancêtres sont arrivés à Buenos Aires, le jeudi 27 Décembre, 1894.
A leur arrivée, la première nuit était passé à l’hôtel bâti à cet effet. Près de 1 200 000 émigrés européens y ont dormi.
Il a eu la chance: il y a passé une nuit, avec ses enfants et son épouse,Rebecca Skibelsky. Le lendemain matin, ils sont partis en train pour Palacios, la gare la plus proche de Moïsesville…


Le train à Palacios
Ils sont arrivés un samedi et ont été hébergés pour la nuit dans l'un des magasins de chemin de fer, sous un orage intense. Michel Cohan, l'administrateur que la JCA avait nommé pour diriger les destinées de ces 49 familles, les attendait.


Rabbi Mordechai Reuben Sinay et son épouse 16 ans après leur arrivée
Le lendemain matin, le dimanche 30 Décembre, 1894, ils firent les derniers 18 kilomètres qui séparaient Palacios de la colonie Moises Ville.”


Juifs russes à leur arrivée

En 1898, la superficie cultivée était de 8 300 hectares environs répartis comme suit:  blé, 4700ha ; lin, 2000ha ; luzerne, 1350ha ; seigle, 35ha ; Les champs de luzerne occupent une place importante dans l'économie agricole de la colonie, et leur culture a permis d'établir une usine de beurre et de fromage, indépendante de la colonie, à laquelle les colons vendent leur lait. Certains colons vendent de 1 800 à 1 900 litres de lait par mois à l'usine. 

Les foins à Moïsesville
Environ 1400 têtes de bétail, dont 786 bœufs de charrue, ont été mis à la disposition des colons par la JCA; Et en plus de ces derniers, beaucoup de colons ont acheté des vaches de leurs propres. Moïseville possède une synagogue, une école, une pharmacie et un bain communal. 63 garçons et 60 filles sont scolarisés.


La synagogue de Mosesville
La bibliothèque

Les colons lors d'un office


La colonie Mauricio

Mauricio, située dans la province de Buenos-Aires, comprend une superficie d’environ 25 000 hectares). 164 colons y sont établis représentant 211 familles pour un total de 1 045 personnes. Le sol n'est pas aussi riche que celui des autres colonies en Argentine. 

Devant la coopérative de Mauricio
En 1898, les cultures suivantes ont été semées: blé, 5400ha ; maïs, 2800ha; Luzerne, 600ha, lin, 3ha; Orge, ; Seigle, 30ha; Avoine, 3ha; Tabac, 1ha; Légumes, 75ha ;  soit un total d’environ 9 000 hectares. Plus de 2 500 têtes de bétail ont été mises à la disposition des colons et environ 800 charrues. Une usine de beurre et de fromage est sur le point d'être établie. Mauricio a un hôpital, un moulin à farine à vapeur, un abattoir et un bain. Il y a trois écoles pour scolariser 150 garçons et 70 filles. L'état sanitaire de la colonie est bon.

Gaucho juif
La colonie Clara

C’est de loin la plus grande et la plus importante située  dans la province d'Entre Rios, créée en 1894. Les colons viennent de Russie par vague de 1891 et 1894 et de Constantinople. Dix groupes de quarante familles chacun sont arrivés en 1894. Elles ont été accueillies à leur arrivée à Buenos Aires et conduites directement des navires aux fermes sur lesquelles elles devaient s’installer. Maisons, bétail, graines, les outils et la nourriture nécessaire entre la semence et la récolte les attendaient.  Certaines familles étaient installées dans des villages, trois de cinquante maisons chacun, d’autres dans des villages moins importants et d’autres enfin, les moins nombreux, dans des fermes isolées. 

La colonie Clara
Le sol de ce groupe de colonies est riche, mais compact et lourd, et comme il n’a été labouré que depuis quelques années, le rendement n'est pas aussi élevé qu’attendu.

En 1898, les colons semèrent 27 000ha environs, subdivisés comme suit: blé, 13 600ha; luzerne, 2000ha; lin, 11 200ha; orge, 100ha. La colonie est aussi éloignée des des gares, certains villages à plus de 32 kilomètres, ce qui rend l’exportation plus difficile. L’élevage est une part importante de l’activité de la colonie. Il y a un moulin à vapeur. Trois écoles accueillent deux cents enfants. Clara comporte 19 villages au total au noms évocateurs : Baron de Günzberg, Baron de Hirsch, Carmel Eben ha-Roshah, Rachel, Rosh Pinah, Sonnenfeld etc…

La population se répartit ainsi : 933 hommes, 962 femmes, 1652 garçons et 1338 filles, soit une population totale de 4885. Et ce en 1898.

Dans la province de l’Entre Rios, la JCA l'Association de colonisation juive possède 154 000ha dont 80 000ha  sont exploités par les colonies, en plus de Clara.

Les chiffres toutefois ne rendent pas compte de la réalité. La Jewish Colonisation Association, JCA, ne fut pas à la hauteur des attentes de Maurice de Hirsch. 

Tout d’abord l’Argentine n’était pas le pays de cocagne décrit par le Dr Löwenthal car les conditions climatiques y étaient rudes, les sauterelles y étaient un fléau permanent et en quelques jours une récolte pouvait être détruite. 



Une ferme
Ensuite la JCA n’était ni organisée ni dirigée comme il convenait. Les équipes dirigeantes ignoraient tout de l’Argentine, de la colonisation et de la mentalité des juifs russes. La plupart ne parlaient ni ne comprenaient le yiddish, le russe ou l’espagnol. De plus les dirigeants traitaient les colons avec le plus grand mépris de leur allure et de leur fanatisme religieux. Les deux groupes ne pouvaient pas s’entendre.

Pourtant la sonnette d’alarme avait été tirée par un instituteur qui avait enseigné à Mauricio. Il écrivit à l’Alliance Israélite Universelle, une lettre très claire. Selon lui, les dirigeants sont, tant à Buenos-Aires qu’à Londres “ des intellectuels, des rabbins et des banquiers ne connaissant rien à la colonisation” et il ajoute : “On a voulu coloniser des juifs russes en Argentine, sans connaître ni les juifs russes, ni la colonisation, ni l’Argentine. Or il était rare qu’un directoire de la JCA réunisse l’ensemble de ces trois connaissances; l’actuel n’en a aucune. Je soutiens qu’il ne suffit pas d’être employé par la JCA en Argentine pour acquérir ces trois connaissances sans avoir au préalable vy les juifs russes chez eux et sans avoir étudié assez longtemps, les colonies agricoles non juives d’Argentine.”

Il est étonnant que Maurice de Hirsch n’ait pas réalisé l’absurdité de la chose. Mais pour lui le candidat idéal pour faire partie des dirigeants de la JCA devait être “d’honorabilité parfaite…ensuite un homme d’affaires accompli capable de mener à bien des travaux d’organisation d’une manière pratique et de joindre les deux bouts avec les ressources modestes dont disposent le indigents…un homme laborieux doué d’une grande puissance de travail…” Rien sur la capacité à connaître et comprendre l’autre, voire se mettre à sa place. 

Lors de l’achat des terres, le Dr Löwenthal avait suggéré de propriétés ont le prix à l’hectare était assez élevé, car meilleures, plus faciles à cultiver et mieux situées. Hirsch les trouvant trop chères préféra acheter plus et moins cher car dans son esprit, il fallait de l’espace pour accueillir trois millions de personnes. 

Löwenthal fut congédié à la suite d’évènements survenus à Mauricio. Il en mourut brisé par l’ingratitude de Maurice.

En cinq ans, la JCA connut à la suite six directeurs, dont un colonel de l’armée britannique, converti au judaïsme qui s’en tira plutôt bien et dont l’action fut bénéfique mais il fut congédia au bout de quinze mois à la suite d’un désaccord avec des colons qu’il devait expulser car paresseux et incompétents. Maurice prit fait et cause pour les colons qui pourraient représentaient l’opposé des hommes qu’il cherchait. 

Un autre directeur Maxime Kogan arriva. Il parlait le russe et le yiddish, il connaissait la mentalité des colons mais il les méprisait. 

A la suite de conflits, tant au sein des directeurs qu’entre ceux-ci et le baron, ce dernier ordonna l’arrêt des travaux et des recherches de nouvelles terre, alors qu’en Russie les groupes en vue de l’émigration étaient déjà constitués et avaient vendu tous leurs biens en vue du départ. David Feinberg, un des membres principaux de la JCA, qui était chargé d’organisé ces groupes, vint voir Maurice de Hirsch à Paris, écouta les délégués envoyés en Argentine pour informer le baron de la situation. Ceux-ci démontrèrent que la superficie des fermes et le capital alloué étaient insuffisants. Il fallait le double des terres et le triple d’argent pour pallier à la pénurie des années de récolte médiocre. Feinberg leur demanda si l’Argentine convenait ou non pour une entreprise de colonisation de cette envergure. Les délégués répondirent positivement car l’Argentine présentait à leurs yeux toutes les qualités requises, sauterelles mises à part. Terre fertile, eau de bonne qualité, bon climat, hospitalité, liberté politique, absence de discrimination. Ils avaient visité les colonies allemandes, suisses, italiennes, juives déjà installées et qui fonctionnaient sans problèmes. Ils demandaient également que lors de la construction des villages, la structure traditionnelle des villages russes soit respectée car elle permettait une vie communauté, ce à quoi Kogan s’opposait catégoriquement lui préférant le modèle nord-américain de la ferme isolée au milieu de ses terres.

Hirsch écouta Feinberg, qui n’hésita pas à élever la voix devant lui, congédia Kogan et ordonna la reprise des travaux. 

Deux nouveaux directeurs, David Cazès, instituteur juif marocain, et Samuel Hirsch, ancien directeur de l’école agricole de Jaffa, sans lien de parenté avec le baron, rétablirent la situation en réinstallant la confiance entre les colons et la JCA. Maurice comprit la valeur de ces deux hommes et évita d’intervenir dans leur gestion ou de la critiquer directement. Il fut diplomate avec eux. Mais il avait renoncé à l’aspect grandiose de son projet. Il avait compris que jamais il ne pourrait faire émigrer trois millions de juifs russes. Trois cent mille lui paraissait un nombre plus réaliste. Il avait compris que l’argent seul ne suffisait pas, même en grande quantité. Il y avait un aspect qu’il n’avait pas vu, la personnalité des individus, qui s’ils désiraient émigrer, n’en restaient pas moins des juifs russes avec tout leur passé de souffrance, leur complexité, leur religiosité. Traverser l’Atlantique ne suffisaient pas à la transformer et faire d’eux des hommes nouveaux. 



David Cazès (1851-1913) avec des étudiants juifs
David Cazès et Samuel Hirsch connurent de graves troubles en 1894, après l’arrivée des nouveaux colons. Ils n’arrivaient pas à leur faire signer leurs contrats. En effet, dès l’origine, il était prévu qu’un contrat lie le colon et la JCA. Cette dernière n’a jamais été une oeuvre caritative à fonds perdus. Elle avait été créée comme un moyen d’aider les juifs à retrouver leur dignité par le travail et cela en recevant une aide momentanée et non une aumône permanente.  La dette s’élevait à environ 300 Livres sterling, soit environ 40 000€, avec un intérêt de 5% l’an.

Les terres, le matériel, le cheptel, tout était mis à disposition mais rien n’était gratuit, même si l’investissement n’avait pas à être remboursé tout de suite. Et comme il s’agissait d’un engagement bilatéral, il fallait un contrat en bonne et due forme.

Et les contrats proposés ont semblé trop durs aux nouveaux colons. La JCA proposait un délai de huit ans pour rembourser les frais qu’elle avait engagés, soit le voyage, l’installation et deux années d’avance de fonds. Ces contrats contenaient des clauses draconiennes comme l’interdiction d’utiliser les terres autrement que pour l’agriculture, il était impossible de pratiquer l’élevage en vue de la vente du bétail. De plus, la JCA demandait à ce que les récoltes soient entièrement déposées dans ses locaux, afin de se faire rembourser les sommes avancées directement, interdisant de ce fait aux colons de pouvoir vendre la récolte au plus offrant, et les privant de liquidités car ils ne touchaient que le surplus de la vente des récoltes s’il y en avait. Ils ne pouvaient donc pas gérer leur ferme comme ils le souhaitaient.

Enfin, comble de bêtise de la part de la JCA, les contrats étaient rédigé en espagnol, ce qui était légalement normal, mais aucun colon ne le comprenait et aucune traduction en russe ou en yiddish n’avait été prévue.

Les colons ont eu l’impression que la JCA voulait les asservir e, leur faisant signer des documents qu’ils ne comprenaient pas et quand il les avaient compris leur semblaient exorbitants. Ils n’avaient pas quitté une situation de misère et de dépendance en Russie pour se mettre sous la coupe de la JCA. 

Hirsch ordonna que les contrats soient signés au plus tôt, à un moment où la récolte était mauvaise et que la JCA  n’envisageait pas la moindre subvention, bien au contraire envisageait de leur faire payer le coût de la moisson en le obligeant à utiliser le matériel agricole emprunté à la coopérative. 

Des troubles éclatèrent à Mauricio et à Clara et les colons demandèrent l’aide de la police et du gouvernement de la province pour les protéger contre la JCA.

Hirsch était furieux et songea tout simplement à renvoyer les colons en Russie. Il voyait dans ces révoltes un signe d’ingratitude contre tout ce qu’il avait fait. Il se trompait car jamais les colons n’ont maudit son nom, bien au contraire, ils le bénissaient. C’était à la JCA qu’ils s’en prenaient et si Maurice était à la tête de la JCA, il n’était pas la JCA. Les colons le savaient.

Feinberg, une fois de plus, intervint pour le calme et lui montrer ses torts.

David Cazès et Samuel Hirsch prirent des mesures qui permirent de calmer les esprits, sans même en référer au baron. Les contrats présentés n’étaient pas de leur fait et ils en comprenaient la dureté. Ils permirent de commercialiser en partie la récolte directement, ils prolongèrent la durée des annuités de remboursement et permirent l’élevage en vue de la vente à qui le souhaitait. 

Ils pensaient, en accord avec Feinberg, qu’il fallait stabiliser les colonies existantes avant d’envisager de faire venir d’autres colons.

Bien entendu, ces révoltes donnèrent des arguments aux adversaires de Maurice de Hirsch pour critiquer son initiative. Et les critiques vinrent des antisémites comme des juifs hostiles à l’émigration. 

Le calme étant revenu David Cazès et Samuel Hirsch prirent le bateau pour en rendre compte à Maurice, qui mourut le jour de leur embarquement. Avant de mourir, au vu de tous les problèmes il avait encore revu à la baisse ses espérances de d’émigration annuelle. 

Colonies aux Etats-Unis

Si Maurice avait fondé la JCA, il avait aussi fondé le Baron de Hirsch Fund aux Etats-Unis. Là il ne s’agissait en aucun cas de favoriser l’immigration massive de juifs russes en Amérique du Nord, même si elle eut lieu, atteignant le chiffre de 100 000 personnes par an à la fin du XIXe siècle, mais ce n’était ps grâce à Maurice de Hirsch. 

Les administrateurs du Fund étaient tous des notables américains, connaissant parfaitement les mentalités, les structures, les règlementations du pays. Ils avaient aussi une grande expérience de la philanthropie pour la pratiquer eux-mêmes. Parmi eux figurait Oscar Straus, ami de Hirsch depuis la période de Constantinople. 

Le Baron de Hirsch Fund ne connut jamais les mêmes déboires que la JCA. L’idée de base était l’intégration des nouveaux arrivants par l’enseignement de l’anglais et d’un métier dans des domaines très diversifiés. Il y avait bien sûr une aide matérielle aux arrivants qui étaient dans le dénuement et ce pour une durée de six mois. 
Les métiers dits de l’aiguille et donc du textile, tant en travailleurs indépendants que comme ouvriers dans la confection industrielle furent ceux qui accueillirent le plus d’émigrés, qui avaient soit déjà une formation dans ce domaine, soit pouvaient l’acquérir rapidement. Mais le bâtiment, la mécanique, le commerce offrirent des débouchés.

Atelier de peinture à Woddbine
(Harvard Art Museums.Fogg Museum)
Le Fund chercha des débouchés dans d’autres états ou d’autres grandes villes. Il proposait d’aider les patrons qui prenaient des juifs, en prenant les salaires en charge pendant toute la période d’apprentissage. Ils consentaient aussi des prêts avantageux aux entreprises à qui l’embauche des juifs offrait des plus grandes perspectives de développement mais aussi de nouveaux besoins en matériel. Enfin, les nouveaux arrivants qui souhaitaient s’établir à leur compte recevaient de l’argent et du matériel.

Plusieurs centaines de familles purent ainsi s’établir en Pennsylvanie ou dans le New Jersey. Après un an d’activité le Fund avait aidé 5000 immigrés à trouver du travail et à gagner honorablement leur vie.

Dès 1890, des cours d’anglais furent mis en place. En 1891, une école d’apprentissage, l’Institut Technique Hébraïque, fut ouverte à New York, soit 144 élèves par session complète de 4 mois ou en cours du soir de neuf mois. Après la mort de Maurice de Hirsch, Clara dota l’institut et lui permit ainsi d’accueillir plusieurs milliers d’élèves par jour. tous ces cours étaient gratuits.

Clara contribua aussi à fair édifier des immeubles d’habitation, avec des loyers modiques, permettant aux juifs de quitter les quartiers insalubres.

Le Fund enfin ouvrit des caisses de prêt à diverses usages et distribua des bourses à ceux qui voulaient être avocats, médecins ou ingénieurs. 

En réalité, à la différence de l’action de la JCA, qui s’étendait sur d’immenses territoires avec comme mission de former à l’agriculture des individus qui ne le voulaient pas forcément, le Fund agissait sur un territoire plus concentré et était au plus près des désirs des immigrants. Un tailleur en Russie pouvait aisément devenir un tailleur aux Etats-Unis mais pas forcément un agriculteur en Argentine. 

Il y eut toutefois des expériences agricoles en Amérique du Nord, aidées voire suscitées par le Fund. Mais là aussi l’approche fut très différente de l’Argentine. De bonnes terres et de bonnes fermes en Nouvelle-Angleterre avaient été mises en vente par les propriétaires qui avaient décidé soit de rejoindre la ville, soit de cherche de terres meilleures ailleurs. Cela avait donc libéré des quantités de propriétés dont les juifs qui souhaitaient être agriculteurs pouvaient se porter acquéreurs. Le Fund les aidait à l’achat mais tout autant qu’ils étaient capables d’avoir une apport personnel, montrant qu’ils avaient déjà eu du succès ailleurs. La plupart de ces fermes étant dans des régions favorables à l’élevage, il s’en suivit la création de laiteries et une organisation rationnelle et avantageuse de distribution du lait et des produits dérivés. A la fin du XIXe, entre 400 et 600 familles juives vivaient de l’agriculture et de l’élevage en Nouvelle-Angleterre. 

Visite médicale à Woodbine
(Harvard Art Museums / Fogg Museum)
Mais il y eut une tentative malheureuse au début de créer une colonie à Woodbine dans le New Jersey. 1450 hectares de terre furent acquises par le Fund. 60 familles russes furent sélectionner pour commencer la colonie. Elles devaient toutefois donner une caution de 200 dollars.

Mais l’achat des terres de Woodbine avait été fait par des hommes qui ne connaissaient pas la terre et les agriculteurs furent déçu pas leur médiocre qualité qui demandait des années de travail pour les améliorer et les obligeant donc à avoir une activité complémentèrent pour rembourser le Fund. Les colons refusèrent donc la aussi de signer leurs contrats, car ils considéraient que le Fund n’avait pas rempli le sien. Sur soixante, seules deux familles signèrent. Cela engendra conflits  avec le Fund et expulsions.

Immeuble en construction à Woodbine
(Harvard Art Museums / Fogg Museum)
Le Fund transforma alors ce qui devait être une colonie agricole en une colonie industrielle. Il concédait à des concessions pour permettre l’installation de fabriques artisanales puis plus tard d’industries plus importantes.

Membres de la colonie de Woodbine
(Harvard Art Museums / Fogg Museum)

En 1895 la population s’y élevait à 800 personnes réparties entre 60 familles juives et 34 familles chétiennes. En 1900, 14 000 personnes vivaient à Woodbine qui fut donc une réussite mais pas là où le baron l’attendait.


Maison à Woodbine
(Harvard Art Museums / Fogg Museum
Le rêve de Maurice de Hirsch de voir les russes juifs régénérés par la terre était donc une utopie. L’implantation de colonies si elle ne fut pas un réel succès ne fut pas non plus un échec total.

Le baron avait vu trop grand et trop vite. Il était persuadé d’avoir raison et acceptait difficilement de reconnaître ses erreurs de jugement. Il refusait de déléguer mais n’était pas sur place pour avoir une idée exacte de la situation des lieux et des hommes. Il avait réussi dans le sens où son action avait suscité un espoir chez les juifs russes, dont les misères furent les mêmes après la révolution de 1917, mais qui savaient que quelque part quelqu’un avait souhaité les aider et y avait réussi partiellement mais réussi tout de même.

Rien n’illustre mieux toutefois la réalisation des désirs profonds de Maurice et Clara de Hirsch que la famille Kessel. 

Au début de l’hiver 1885, Chmouel-Oscher Kessel débarque à Paris, fuyant sa Lituanie natale, chassé par la misère et l’impossibilité de faire les études que son intelligence lui permettrait de faire, en application des “Lois de Mai”, vues plus haut. Il adopte un prénom plus simple, Samuel. Il habite le quartier juif de la rue des Rosiers. Il apprend le français rapidement.

Il veut être médecin et pour payer ses études, il donne des cours d’hébreu dans une école juive du quartier, puis devient clerc d’avoué. Son maigre salaire est complété par des subsides reçus des fondations Rothschild et Hirsch. En décembre 1887, Samuel Kessel est trouvé couché dans son lit par un ami, Jacques Oumansky, juif lituanien comme lui, secoué de quintes de toux. C’est la tuberculose. Les études, les travaux complémentaires, le froid et les privations ont raison de de la santé de l’immigrant. 

Jacques Oumansky alerte immédiatement les responsables de la fondation Hirsch à Paris. Averti de la situation de ce jeune et brillant étudiant en médecine, Maurice de Hirsch décide de lui octroyer une bourse qui lui permet de terminer les quelques années de médecine qu’il lui reste à faire. Mais il est trop malade pour pouvoir en bénéficier. Le médecin appelé en consultation par la Fondation Hirsch déclare que seul un séjour au soleil peut le sauver. Et c’est à Montpellier qu’il est envoyé pour se soigner tout en continuant ses études dans la plus brillante et la plus ancienne des facultés de médecine, toujours sous la protection et grâce aux subsides de Maurice de Hirsch. Guéri, il passe son diplôme avec la mention la plus honorable, au point qu’un professeur de la faculté veut faire de lui son assistant et son successeur. Mais la rencontre avec Raïssa Lesk, une jeune juive lituanienne comme lui, en décide autrement. Raïssa est d’une famille riche, mais sa condition juive ne lui ouvre pas les portes du théâtre où elle voudrait faire carrière et n’ayant aucun permis de résidence à Moscou, elle décide de partir pour Genève, fascinée par l’aventure sioniste du baron de Rothschild. Mais elle veut être utile, il lui faut d’abord devenir médecin avant de rejoindre la colonie juive de Palestine. Et c’est en France qu’elle doit étudier. Elle fut mise en contact avec Samuel qui devait lui prodiguer ses bons conseils sur la faculté de médecine de Montpellier. Mais surtout Samuel, désormais le Dr Kessel, vint aider Raïssa à soigner son amie Rachel. Samuel n’était pas beau, il venait d’un ghetto pauvre et d’un milieu de juifs orthodoxes, Raïssa venait d’un milieu riche, était belle et venait d’un milieu libéral, où l’on mangeait même du porc. 

Ils se marièrent à Orenbourg, ville de l’Oural au sud-est de Moscou, où le père de Raïssa avait fait fortune, un peu comme on entre en religion. Y avait-il de l’amour entre eux ? De sa part à lui sans doute, de sa part à elle certainement pas. Mais l’affection et le dévouement remplaceraient l’amour. 

Raïssa quitta Orenbourg avec un trousseau important , y compris une très belle argenterie. Sur le chemin ils s’arrêtent dans sa famille à lui, où elle découvre une misère terrible. Ayant perdu leur passeport, ils n’ont plus d’existence légale en Russie. Il leur faut acheter un faux passeport et quitter la Russie pour la France.

Ils arrivent à Paris en octobre 1895. Raïssa apprend que son état de santé ne lui permet pas de poursuivre ses études en médecine. 

Samuel lui dit alors que le baron de Hirsch demande ses services en Argentine. “Il n’exige rien mais c’est le seul moyen de payer, par mon travail, les études qu’il ma généreusement offertes et de lui prouver ma reconnaissance”. Ces seuls mots suffirent à décider Raïssa.

Au mois de janvier 1896, ils arrivèrent à Mauricio, après un voyage de vingt-huit jours, de Paris à Gênes en train, puis de Gênes à Buenos Aires sur un paquebot italien. Puis ce fut un train de campagne et enfin un chariot conduit par un gaucho. “ Le paysage qui se déroulait des deux côtés de la route rappelaient notre steppe d’Orenbourg. Sur une étendue de quinze kilomètres, je n’apercevais ni un arbre, ni un monticule. On ne voyait que des vols d’oiseaux, de temps à autre une autruche, de jeunes gazelles et des hiboux  posés sur les alambras (clôtures de fil de fer barbelés). On nous mena à la “maison du docteur” mais avant d’y pouvoir entrer mon mari fut appelé chez un malade et je restai seule, accablée par la saleté qui régnait dans cette baraque au sol de ciment, au toit de zinc mal fixé. “(Raïssa Lesk, Mémoires, dans Yves Courrière, Joseph Kessel - Plon 1985) Ils restèrent quelques temps à Mauricio, si décevant, puis furent appelés à Mosesville, où là ils eurent un logement charmant avec un salon-salle à manger, deux chambres, un cuisine et une pharmacie. 

Enceinte Raïssa ne voulait pas que son enfant naisse à Mauricio. Une invitation à séjourner à Clara, chez leurs amis, les Lapiné, arriva à point. Il était membre du bureau de la colonie et avait une superbe maison espagnole. Là, Raïssa se sentit à nouveau chez elle. Elle retrouvait le confort et le luxe de son enfance et sentit sa crainte d’accoucher s’éloigner. Le 31 janvier 1898, à quatre heures du matin, naissait Joseph-Elie Kessel. Une des gloires de la littérature mondiale, l’auteur du “Chant des Partisans” devait la vie à Maurice et Clara de Hirsch qui avaient tendu à temps la main à son père qui se mourait dans une mansarde parisienne, quelques années auparavant.

Cet exemple donne la mesure de l’engagement humain des Hirsch à aider leur prochain, sans rien demander en retour que la satisfaction de le voir accéder à une vie meilleure.

Joseph Kessel (1898-1979)
Membre de l'Académie française
Maurice de Hirsch et le sionisme - Son héritage



Avec réalisme, Maurice de Hirsch passa les années de 1891 à 1896 entre désespoir et euphorie. Il avait conscience que son grand projet ne serait pas ce qu’il avait souhaité mais il réalisait aussi qu’il avait sauvé des dizaines de milliers de vie, peut-être plus de cent mille, de juifs et de non-juifs, venant de Russie, de Roumanie et de l’Empire Ottoman, principalement. Il avait soulevé un grand espoir. 

Sur le plan intime, il y avait la douleur de la perte de son fils, Lucien, qui s’il n’était pas un financier, n’en était pas moins un homme d’intelligence et de coeur. Il avait perdu contact avec Lucienne, sa  fille adoptive, qui était aussi sa petite-fille. Ses fils adoptifs ne lui donnaient pas le bonheur qu’il en avait attendu. Heureusement, il y avait à ses côtés, Clara, épousée le 26 juin 1855. Quarante ans de bonheur conjugal, de complicité, de grande entente intellectuelle et morale. Elle était la compagne idéale pour un homme comme lui, acceptant en silence mais sans amertume les infidélités qu’il avait faites. 

Les attaques de ses ennemis l’avaient parfois laissé désarmé, parfois l’avaient rendu encore plus combatif. Le dernier avec qui il eut à se confronter n’était pas un ennemi, juste un homme qui ne le comprenait pas et qu’il ne comprenait pas, un homme qui pour toujours couvrit de son ombre la gloire de Maurice de Hirsch et de ses entreprises : Théodore Herzl.


Théodore Herzl (1860-1904)
Théodore Herzl est aujourd’hui l’image emblématique du sionisme, du retour des juifs à la terre de leurs ancêtres, pour le meilleur comme pour le pire.

Mais Théodore Herzl n’avait pas toujours cela. Journaliste envoyé à Paris par la Neue Frei Presse, journal viennois libéral d’avant garde qui comptait parmi ses collaborateurs occasionnels : Hugo von Hofmannsthal, Stefan Zweig, Arthur Schnitzler et bien d’autres intellectuels, il ne voyait pas l’avenir du peuple juif en Terre Sainte. Il le voyait plutôt assimilé, voire converti au christianisme. Sa position rejoignait celle de l’essentiel de la bourgeoisie juive austro-hongroise. Elle n’était pas celle de Maurice de Hirsch qui, athée, n’en était pas moins resté fidèle à sa communauté et souhaitait la sortir de sa misère tout en gardant ses traditions et sa foi.

L’idée de l’émigration en Palestine n’était pas neuve en cette fin de siècle. L’Alya, son nom en hébreu, avait commencé de façon épisodique et incertaine, vers le milieu du siècle - on n’a pas vraiment de date - car en 1881, le recensement fait par l’empire ottoman, sous le protectorat duquel se trouve le territoire, fait état de 16 000 juifs environs. On suppose qu’ils étaient plus nombreux, peut-être 25 000 vivant dans les quatre villes principales. Les pogroms de 1881-1882 firent émigrer environs 10 000 personnes vers la Palestine, essentiellement des jeunes qui créèrent de petites colonies agricoles, en achetant les terres vendues par leurs propriétaires arabes ou ottomans. 

Jérusalem en 1865
Tout cela Maurice de Hirsch le savait mais il savait aussi par les rapports qu’il recevait que les autorités ottomanes n’étaient pas favorable à une émigration massive et que les terres n’étaient pas bonnes, demandant des années de préparation avant d’être mises réellement en culture. Il n’était pas hostile au projet a priori mais l’urgence de la situation en Russie ne permettait pas d’attendre. 

Pionniers juifs en Galilée en 1913
L’Argentine offrait donc de meilleures possibilités et plus rapidement, même si nous avons vu les limites de cette colonisation dues plus à l’incompétence des dirigeants de la JCA qu’au pays lui-même, devenu une véritable terre d’accueil pour tous. 

Les autres magnats juifs, y compris les Rothschild, étaient loin d’être enthousiastes pour faire de la Palestine la terre d’accueil du Peuple d’Israël. 

Théodore Herzl fut bouleversé par le procès puis le spectacle de la dégradation publique du Capitaine Dreyfus, place de l’Ecole militaire, qui crie, une fois dégradé : “Je suis innocent. Vive la France !”. 

Dégradation du capitaine Dreyfus
Il comprit alors les limites de l’assimilation du peuple juif, en réalité vite atteintes, car dans toutes les couches de la société, les juifs, assimilés ou convertis ne sont en réalité que tolérés, plus ou moins bien. Quelques duchesses, ou princesses, quelques grands financiers, quelques mariages entre enfants d’aristocrates et de banquier ne pouvaient faire illusion. L’Affaire Dreyfus fut le signe même de ces limites. Le juif était un étranger incapable de sentiment patriotique et prêt à trahir. Zola lui-même en écrivant “L’Argent “ ne pensait pas autrement. Il fallut à lui aussi l’Affaire Dreyfus pour le faire changer d’opinion et de camp. Le jour même de la dégradation, Herzl écrivit dans son journal : “ Ne nous berçons pas d’illusions, l’assimilation est une cause perdue.”

Le rêve de conversion des juifs qu’il avait fait était brisé. Il lui en fallait un autre. En février 1896, il publia “L’Etat Juif”. Partant du constat que les juifs sont de moins en moins supportés dans les états européens, quel que soit leur degré de libéralisme ou d’absolutisme et que de ce fait il leur faudra trouver une solution à cette situation, Herzl propose la création d’un état juif moderne, dans le seul endroit où un état juif avait existé, la Palestine. Il élabore un programme détaillé de la création du nouvel état avec toutes ses institutions.
Couverture de la première édition en allemand de "L'Etat juif"
La solution offerte par Herzl est loin d’être du goût de tous. Les populations juives d’Europe occidentale, en cous d’assimilation, ses compatriotes de Budapest ou de Vienne en tête, y sont farouchement opposés, les populations juives d’Europe orientale y sont favorables. Et cela s’explique tout naturellement car quoi de commun entre un bourgeois juifs vivant dans l’aisance à Paris ou à Londres, un juif pauvre mais libre et sans discrimination vivant dans ces mêmes capitales, et un juif riche ou pauvre, soumis au diktat du Grand Synode de Moscou, d’un tsar faible, d’une église orthodoxe et d’un parlement roumain antisémites.

Famille juive à Jérusalem en 1900
Pour réaliser son projet, il faut de l’argent, beaucoup d’argent. Et seules les grandes familles de banquiers juifs peuvent l’aider, du moins le croit-il. C’est à Maurice de Hirsch qu’il pense en premier. Leurs idées sont identiques, sortir les juifs de la misère par l’immigration, mais le but ultime de l’émigration n’est pas le même. Il décide alors de rencontrer le baron et lui fait une demande d’audience. Ce dernier très occupé et qui ne connait Herzl que de très loin, en sa qualité de journaliste, lui répond d’exposer sa demande par écrit. Mais Herzl vexé de ne pas être reçu tout de suite répond qu’il ne peut sans danger confier son projet à la poste et il ajoute : “ Ce que vous avez entrepris jusqu’à présent est aussi magnanime que mal employé, aussi coûteux qu’inutile. Vous n’avez réussi qu’à être un philanthrope…”

Ce n’était pas la meilleure façon de s’attirer les grâces d’un des hommes les plus riches et des plus influents de la communauté juive mondiale. Il se mit toutefois à rédiger son projet.

Maurice, de retour à Paris entre deux voyages, consentit à le recevoir le 2 juin 1895 à 10h 30 du matin. 

Escalier de l'Hôtel de Hirsch, à Paris avenue Gabriel
L’entrevue se passa aussi mal que possible. Herzl était impressionné par le luxe de l’Hôtel de l’Avenue Gabriel, et par le nombre de valets qui l’introduisirent. Il n’avait que 35 ans et n’était pas habitué à un tel train de maison. Il venait malgré tout avec un esprit combatif décidé à emporter l’agrément de Maurice de Hirsch à son projet. Il commença à lui lire son projet assorti de remarques comme “…Je considère le principe de la philanthropie comme absolument nuisible…Vous formez des parasites. Il est significatif que nul peuple ne pratique autant la philanthropie et la mendicité que les juifs. La conclusion s’impose qu’il y a certainement un rapport entre ces deux faits.”

Un peu plus tard il ajouta : “Les colons sont motivés par le désir de continuer à vivre en parasites…Avec vos 20 000 juifs argentins vous ne prouvez rien du tout, même si ces gens réussissent. Mais si l’expérience échoue, vous aurez fourni un terrible argument aux antisémites…”

Maurice en colère répliqua : “ Assez de critiques. Que faut-il faire alors ?”. Après ces années de difficultés avec les colonies, et donc de doutes, Herzl l’avait touché au plus profond. 

Il proposa à Maurice d’aider les juifs en faisant connaître au monde leurs qualités de bravoure, de sacrifice, de haute moralité, leurs compétences artistiques, scientifiques, et ce en créant des prix visant à récompenser les meilleurs. “Le haut fait récompensé étant inhabituel et glorieux, on en parlera partout. Ainsi les gens apprendront qu’il y a partout de bons juifs”.

Maurice répliqua violemment : “Non, non et non ! Je ne veux pas élever le niveau général des juifs. Nos malheurs viennent de ce que les juifs veulent grimper trop haut. Nous avons trop d’intellectuels. Mon intention est d’empêcher les juifs de trop se pousser en avant…Toute la haine des juifs provient de là.” 

Herzl dit : “ …Je réalise maintenant qu’il est inutile de continuer de vous présenter mes idées.”

Pour le baron, Herzl est un homme intelligent mais ses idées chimériques. Il lui affirme alors que l’émigration est la seule solution, ce à qui Herzl réplique “ Qui vous dit que je suis opposé à l’émigration ? C’est écrit dans mes notes.” “ Et où prendrez-vous l’argent ? Rothschild souscrira 500 francs”. Herzl dit alors : “ L’argent ? Je vais lancer un emprunt national juif de dix milliards de marks”. “Illusion, ricana Hirsch, les juifs riches ne donneront rien. Les riches sont méchants, ils ne s’intéressent pas aux souffrances des pauvres”.

C’en était fini de l’entretien. Herzl n’avait rien obtenu et sortit frustré. Le soir même il commença la rédaction de son livre qu’il comptait appeler “ Discours aux Rothschild” et qu’il appela “L’Etat juif”.

Le changement de nom s’explique. Il reconnut plus tard que son appel aux Rothschild avait encore été moins bien reçu que chez Hirsch. Seul de tous les Rothschild, le baron Edmond, de la branche française, était investi dans un projet d’installation de colonie juives en Palestine, depuis 1882, en achetant des dizaines de milliers d’hectares pour y accueillir les juifs russes victimes des pogroms. Il faisait en Israël, à une plus petite échelle, ce que faisait Maurice en Argentine. Mais aucun des deux ne partageait l’idée d’un état juif. 

Juifs à Hebron en 1895
Les deux barons voulaient aider les juifs à sortir de la misère, ils n’envisageaient pas une solution  radicale. Herzl pensait en termes de sionisme politique. A ce jour, il semble avoir eu raison mais il a fallu bien des évènements dramatiques pour arriver à la constitution de l’Etat d’Israël. Mais ceci est une autre histoire. 

La Jewish Colonisation Association intervint toutefois en Israël de façon directe en finançant écoles et entreprises, création et exploitation de colonies agricoles, secours aux juifs nécessiteux de Jérusalem etc…

Herzl à la publication de son livre, en envoya un exemplaire à tous les juifs influents mais pas à Maurice de Hirsch, tant il avait été blessé par la réception qu’il lui avait faite. Chaque année, toutefois, la date anniversaire de la mort du baron était jour de deuil pour lui car il avait ressenti de l’affection pour lui et il se souvenait que le sionisme devait son existence à un livre né de leur incompréhension mutuelle.

L’idée du sionisme mit du temps à prendre dans l’esprit des populations juives d’Europe qui préférant de loin l’intégration avec une égalité totale de droits dans les pays où ils étaient nés à l’aventure d’une émigration vers un état nouveau, fût-il juif et religieux, ou peut-être parce qu’il était juif et religieux. Seule l’extermination systématique et à grande échelle du peuple juif durant la seconde guerre mondiale a pu permettre la création de l’Etat d’Israël et la justifier. 

Maurice de Hirsch est décédé, probablement d’un arrêt cardiaque, le 21 avril 1896, dans sa soixante cinquième année. Il semblait se porter bien, mais un matin son valet de chambre l’a trouvé mort dans son lit. Il était alors en Hongrie à Ogyalla, chez des amis. Il était venu pour voir l’avancement des travaux de sa nouvelle propriété qu’il avait nommé Gereuth, justifiant ainsi son nom Hrisch Auf Gereuth. 

Ses obsèques furent suivies, comme il a été vu au début, par une foule titrée et influente, digne de celles d’un chef d’état. Sa mort provoqua un émoi considérable dans la communauté juive en Europe ou en Amérique. Des deuils furent décrétés partout et la peine était profonde doublée d’une inquiétude pour l’avenir pour la plupart d’entre eux. Des hommages officiels furent rendus à Londres, à New York, à Montréal, à Buenos Aires, dans un internationalisme cher à son coeur. 

Le testament de Maurice de Hirsch ne contenait pas de dispositions particulières concernant l’ensemble de ses fondations, rien pour le Baron de Hirsch Fund, rien pour la JCA. En réalité, il laissait à Clara, sa légataire universelle, le soin de gérer cette immense entreprise et de continuer à soutenir les oeuvres charitables comme elle le jugerait. Il avait totalement en confiance en elle car depuis le début, elle avait non seulement partagé ses vues, mais les avait souvent inspirées.

De son vivant elle dépensa des millions en faveur des employés des chemins de fer et les maîtres d’école de Galicie et de Bukovine. Elle fit construire un immeuble à New York, dans un quartier résidentiel, 63ème rue, près de Central Park et de Park Avenue, pour accueillir cinq cents jeunes filles nécessiteuses, de toute confession, afin de leur éviter la promiscuité des quartiers pauvres et mal famés. 

Le Foyer Clara de Hirsch resta en activité jusqu’en 1960, puis trop vétuste, fut détruit et reconstruit, devenant une résidence universitaire comprenant deux cents chambres sur huit étages, et un centre culturel de loisir. Il existe toujours.


Foyer Clara de Hirsch à New York

Foyer Clara de Hirsch - La salle à manger
Clara de Hirsch aimait les enfants, les siens et ceux des autres. La mort de son fils avait été un drame et elle reporta son amour maternel sur ses fils adoptifs en premier, et ensuite sur tous les enfants connus ou inconnus auxquels, elle pouvait faire du bien. 

Elle mourut à Paris le 1er avril 1899 en laissant des centaines de millions aux différentes oeuvres créées par elle et son mari, après avoir dépensé quinze millions de dollars en charité, dont huit cent mille seulement pour le foyer de jeunes filles de New York.

Il serait fastidieux de décrire le testament de la baronne de Hirsch tant les legs sont nombreux et divers. L’un d’entre eux est la constitution de 25 rentes viagères de 3000 Francs chacune destinées à “des femmes du monde réduites à la misère par des revers de fortune”, un autre 2 millions de francs pour l’Institut Pasteur ou 20 millions de francs pour les Ecoles Normales d’Orient etc…Les hôpitaux, les écoles etc… n’ont pas été oubliés en Allemagne, en Angleterre, en Turquie, aux Etats-Unis etc…

Elle fit aussi des legs importants pour les membres de leurs familles, neveux, nièces, parents éloignés qu’elle savaient dans la gêne.

Elle laissa également vingt millions à Arnold de Forest et quinze millions à Raymond de Forest, ses fils adoptifs. A la mort de ce dernier Arnold se vit à la tête de 35 millions de francs. Né Deforest, il fut après son adoption Maurice Arnold de Forest-Bischoffsheim, puis Maurice Arnold de Forest-Bischoffsheim, Baron de Forest, puis Maurice Arnold de Forest et enfin Maurice Arnold de Forest, Comte de Bendern. Cette longue suite de noms montre l’ingratitude de cet homme, tiré de la misère par deux généreuses personnes, qui assurèrent son avenir matériel et lui donnèrent une position sociale de premier ordre en Europe et qui en furent remercier par la honte qu’il avait de l’origine juive de sa fortune au point de laisser tomber le nom de Bischoffsheim, pourtant si honorable à la fois par la réussite de cette famille dans les affaires et par sa contribution à la philanthropie. La descendance de Maurice Arnold existe toujours et certains d’entre eux continuent de vivre sans travailler grâce à l’argent laissé par Maurice et Clara de Hirsch. Ils appartiennent pour la plupart à l’aristocratie britannique. L’une d’entre eux, Caroline de Bendern fut toutefois la “Marianne de Mai 68” après avoir été photographiée le 13 mai 1968 dans une manifestation à Paris, agitant un drapeau vietnamien, ce qui lui valut d’être déshéritée par son grand-père.

L’oeuvre de Maurice et Clara survécut tant bien que mal. La JCA n’a pas perduré au-delà de cinquante ans après sa fondation. Cependant elle n’en aida pas moins de 20 000 familles, soit environ 120 000 personnes, bien loin des objectifs de Maurice de Hirsch. Mais le mouvement migratoire vers l’Argentine était créé et dans les années 50 on comptait environ 500 000 juifs en Argentine. Ce nombré décrut jusqu’à 300 000 aujourd’hui du fait d’une émigration massive vers le nouvel état d’Israël.

Six cent mille hectares de terre furent acquises tant en Argentine, foyer principal, qu’au Brésil, en Uruguay, au Paraguay et au Chili. Les contrats qui furent signés furent plus souples et le possibilités de remboursement plus longues. La JCA continuer d’assurer les services culturels, sanitaires ou sociaux. Elle mit en place un système de colonisation en deux temps. Dans un premier temps, les colons se voyaient attribuer de petites parcelles de 10 à 25 hectares destinées à l’apprentissage de l’activité agricole. Puis venait l’attribution d’un lot de 50 hectares qui pouvait être porté jusqu’à 100 hectares dans certains cas, avec une plus grande liberté de choix des cultures ou de l’élevage. Mais pas tous les colons ne s’adaptaient au travail de la terre et partaient chercher du travail en ville abandonnant leur ferme. Ceux qui ont persisté ont réussi à trouver une véritable indépendance et ont connu le succès, suscitant en retour l’envie et la jalousie des non juifs, alimentant à nouveau l’antisémitisme. 

Plan d'une colonie au Brésil
Avant la guerre, les propriétés abandonnées en Amérique du Sud ont été attribués à ceux qui fuyaient l’Allemagne nazie, puis après la guerre, celles abandonnées en Nouvelle Angleterre, au Connecticut et au Canada furent attribués aux survivants de l’Holocauste.

Beaucoup d’immeubles, écoles, hôpitaux construits par eux en Galicie et en Bukovine furent pris après la deuxième guerre mondiale par les gouvernements polonais et roumains.

Les nom de Maurice et Clara de Hirsch sont aujourd’hui presque inconnus du grand public, à la différence de Rothschild ou Herzl, pour les raisons évoquées. C’est injuste car comme l’a écrit Hippolyte Prague dans les Archives Israélites le 30 avril 1896, “ Il pouvait à l’exemple de tant de ses confrères en opulence de toute race et confession jouir en prodigue des biens considérables que son intelligence hardie et industrieuse, l’audace de son coup d’oeil, un sens merveilleux des affaires servi admirablement par les circonstances avait réuni en ses mains. Il pouvait grâce aux ressources de sa fortune s’abandonner tout entier à la joie de vivre toute sa vie, un rêve des mille et une nuits. Le baron…considérait la fortune non comme le but de l’existence mais comme un des plus puissants moyens de réparer les injustices sociales…Le caractère original de sa philanthropie, qui sort des sentiers battus, fait de lui un innovateur…Il n’était attaché au judaïsme que par les liens de la solidarité, une profonde pitié pour les souffrances de ceux de sa race…”

Cette vision juste de Maurice de Hirsch ne doit toutefois pas faire oublier qu’il aimait profondément les plaisirs de la vie que procure une immense fortune, qu’il aimait aussi fréquenter les puissants du monde et tous les signes extérieurs de richesse. Clara était bien différente. Le luxe l’indisposait et elle vivait en ascète au milieu de ces richesses, n’acceptant de paraître que pour faire plaisir à son mari. 

Dans l’hommage qui lui a été rendu par l’Alliance Israélite Universelle, on peut lire : “comme elle fuyait la publicité, ce serait trahir sa mémoire que de publier les bienfaits que son admirable délicatesse voulait tenir secrets. Encore moins est-il permis de dire combien de famille elle a aidées, relevées, sauvées. Elle ne résistait à aucune sollicitation intéressante ; répondait à tous les appels, se préoccupait de toutes les infortune qui lui étaient signalées, s’ingéniait à ménager les susceptibilités des malheureux….”

Peu avant sa mort Clara de Hirsch avait décidé de faire construire une école à Paris à laquelle elle avait décidé de donner le nom de son fils, Lucien. Cette école était destinée à permettre aux enfants juifs, des deux sexes, arrivant en France de s’adapter rapidement à la culture de leur nouveau pays. L’école fut inaugurée en 1901. 

Une salle de classe de la Fondation Lucien de Hirsch à l'origine
Elle était prévue pour accueillir une centaine d’enfants, dans les meilleures conditions. Elle connut un développement rapide. Le 17 août 1944, cent dix enfants de l’école furent déportés à Auschwitz-Birkenau. Quelques-uns en reviendront. L’école survécut à la Shoah et fut même agrandie, grâce au baron Alain de Rothschild. En 1962, elle accueillit les enfants juifs d’Algérie. Les matières religieuses et l’histoire juive y sont enseignées mais aussi toutes les matières qui permettent d’obtenir le baccalauréat. Elle accueille aujourd’hui 1200 élèves. 


L'école Lucien de Hirsch aujourd'hui
Mais les deux, avant comme après la mort de leur fils, ont aussi et beaucoup pensé aux autres avec lesquels ils ont su partager cette immense richesse, pour les sortir de la misère et de la peur. Ils n’ont certes pas régler le problème de l’antisémitisme, ils ont simplement tenté de réparer ses conséquences terribles pour des centaines de milliers d’entre eux.

Clara de Hirsch

19/07/2017

Le baron de Hirsch, banquier, juif et philanthrope - Troisième partie

Un parvenu entre politique et philanthropie

Maurice de Hirsch comme beaucoup à l’époque fut pris dans la tourmente du boulangisme. Rappelons que Georges Boulanger, général de l’armée française, fut à le héros d’une des principales affaires de la IIIe République naissante. Né en 1837, il se suicida à Bruxelles en 1891.

Le général Boulanger
Après une belle carrière militaire, commencée à sa sortie de Saint-Cyr en 1856, il participa à la campagne d’Italie menée par Napoléon III en vue de l’unité italienne, puis à la campagne de Cochinchine, puis fut fait chef de bataillon en 1870, colonel après la répression de la Commune de Paris. Il est commandeur de la Légion d’Honneur en 1871. En 1874, il a pour chef le duc d’Aumale. En 1880, il est nommé général, puis général de division en 1884. Clemenceau, dont il est proche, le fait nommer ministre de la Guerre dans le cabinet Freycinet. Grâce à lui, l’armée française adopte le fameux fusil Lebel. Républicain, il fait signer à Jules Grévy le décret d’expulsion des “chefs de familles ayant régné sur la France et leurs héritiers directs », prévoyant l’exclusion de l’armée des princes, dont le duc d’Aumale, son chef, qui n’étaient pas touchés par le décret d'exil. 


Henri d’Orléans, duc d’Aumale(1822-1897)
Il devint rapidement “le Général Revanche”. « Nous pouvons enfin renoncer à la triste politique défensive ; la France doit désormais suivre hautement la politique offensive »,dit-il séduisant ainsi une grande partie de l’opinion publique, tous courants politiques confondus, qui veut se venger de l’Allemagne et récupérer l’Alsace-Lorraine. A la suite du scandale des décorations qui emporte Jules Grévy, Boulanger devient un personnage clé pour l’élection du nouveau président de la République. Elu à la Chambre des Députés dans deux départements, il doit quitter l’armée en raison de l’inéligibilité de ses membres aux fonctions politiques. Il entre alors en tractation avec le prince Napoléon, d’un côté, et les milieux orléanistes de l’autre. Il est le candidat de tout le monde. Et le 27 janvier 1889, il est à nouveau élu sur programme  « Dissolution, révision, constituante ». 50 000 personnes l’acclament Place de la Madeleine. Ses amis lui demandent de marcher sur l’Elysée et de prendre le pouvoir. Il préfère finir son dîner chez “Durand”. Mais le dîner fini, ce fut aussi la fin de sa carrière. Il représentait un véritable danger aux yeux des Républicains, le danger de lui voir faire un coup d’état, le danger de le voir rappeler soit les Orléans, soit les Bonaparte. 

Le 1er avril 1889, un ordre d’arrestation est lancé contre lui. Il s’enfuit alors à Bruxelles. Le 4 avril, son immunité parlementaire est levée. Boulanger est poursuivi pour « complot contre la sûreté intérieure » mais aussi pour détournement des deniers publics, corruption et prévarication. Le 14 août, il est condamné par contumace par la Haute Cour de Justice. Le 30 septembre 1891, il se suicide sur la tombe de sa maîtresse, Marguerite de Bonnemains. C’en était fini du boulangisme. Mais ce mouvement ne fut pas sans laisser de trace dans la société française. 

Suicide du général Boulanger
Maurice de Hirsch, comme la plupart des personnes influentes de l’époque fut lui aussi dans la tourmente car il fut un des financiers indirects du mouvement. Hirsch était ami de longue date des princes d’Orléans. Les milieux monarchistes avaient réussi à convaincre les princes que favoriser Boulanger et son entreprise aiderait à rétablir la monarchie en France.

Prince Victor Bonaparte (1862-1926)
Le prince Victor Bonaparte, chef de la Maison Impériale, pensait de même. Une alliance rassemblant Orléanistes, légitimistes et bonapartistes s’établit donc en vue de porter au pouvoir celui en qui ils voient un sauveur à berner. Mais pour cela, il fallait de l’argent, beaucoup d’argent. Hirsch était monarchiste, à la fois par reconnaissance aux rois de Bavière qui avaient anobli sa famille, et par sentiment personnel favorable à des régimes stables, comme l’Autriche-Hongrie ou libéraux, comme la monarchie britannique. Cela ne l’avait pas empêché de recevoir le président de la République française dans ses chasses autrichiennes, et d’en avoir été fier comme il était fier d’y recevoir toutes les altesses de l’époque. 

Comte de Paris (1838-1894)
La duchesse d’Uzès, avait de son côté, contribué à hauteur de trois millions de francs-or, offerts au comte de Paris, qui ont vite été épuisés dans la préparation de la campagne de Boulanger. Le marquis de Breteuil, alors conseiller pour les Affaires étrangères du comte de Paris, songea à son “vieil ami” Hirsch. Ce dernier doit trouver un dérivatif à l’immense chagrin de la perte de son fils et c’est là-dessus que compte Breteuil. Et il réussit à le convaincre d’aider financièrement la campagne d’un homme pour lequel Hirsch n’avait aucun  sentiment de sympathie ni d’antipathie, Boulanger lui étant totalement indifférent. Mais il y eut plus, Breteuil promit d’appuyer la candidature du baron au Cercle de la rue Royale, le plus huppé de la capitale  avec le Jockey Club, ambition mondaine ultime de Maurice. Ce dernier pensait également que ces relations avec l’aristocratie l’aideraient à trouver une entente avec le Tsar de Russie dont certains de ses membres étaient proches, en vue d’aider les Juifs victimes de pogroms, dans le dessein de son nouveau projet philanthropique. 


Anne de Mortemart de Rochechouart (1847-1933) 
duchesse d’Uzès
Breteuil dans un premier temps demanda 100 000 Francs pour financer la campagne de Boulanger en Dordogne et dans le Nord - à l’époque, un député pouvait être élu dans différents départements. Hirsch en donna 200 000 en disant “ Voici la somme. Je ne vous demande pas d’explication et ne veux pas de reçu”. Breteuil avec une ironie féroce nota dans son journal “ C’est ainsi qu’un banquier juif donne de l’argent à un marquis catholique pour le remettre à un général athée.” Plus tard Hirsch déclara “ Il faut que le comte de Paris ait de l’argent. beaucoup d’argent. ce que vous avez entrepris coûte très cher. Il serait nécessaire pour réussir d’avoir cinquante millions…Mais on peut tenter la chose avec au moins dix ou quinze…” ( Mémoire de Breteuil - 3 mai 1888) Et il suggéra à Breteuil d’aller également voir Alphonse de Rothschild, pour lui demander de l’argent. 

Baron Alphonse de Rothschild (1845-1934)
Le 13 décembre 1888, Hirsch demande à rencontrer le duc de Chartres pour lui annoncer la somme qu’il met à disposition, soit cinq millions de Francs-or. Dans l’esprit de Maurice, ce n’est pas Boulanger qu’il finance mais bien la restauration sur le trône de France de ses amis Orléans, comme il a déjà aidé leur neveu, Ferdinand, fils de la princesse Clémentine, tante du comte de Paris, pour le trône bulgare.

Après l’échec du coup d’état de Boulanger, Hirsch est inquiété. Le marquis de Gallifet le dénonce  aux autorités dans ces termes “ Je suis certain que cet émigré autrichien arrose de son argent les plates-bandes du boulangisme. Pourquoi ne l’expulsez-vous pas ?”. Sur les conseils de Breteuil, Hirsch va voir Jules Ferry en assurant “qu’il n’y ait pas un mot de vrai dans ces racontars.” Sa tranquillité lui coûta cent mille francs. Mais ces démentis ne trompaient personne, la duchesse d’Uzès ayant naïvement raconté au Figaro les dessous de l’aventure, cité les noms des protagonistes et le montant des sommes versés par les uns et les autres, à commencer par elle et par Hirsch. 

Les millions versés n’ont jamais été réclamés par Maurice, ni par Clara à sa mort, les royalistes auraient été bien en peine de les rembourser. Et puis ces sommes “mises à la disposition” étaient sans doute considérées comme données. Certains ont assuré que le désir qu’avait Maurice de voir les princes sur le trône était aussi dicté par l’espérance d’une pairie…

Cercle de la rue Royale par James Tissot
Mais à défaut d’une pairie, Maurice se contenterait d’appartenir au Cercle de la rue Royale. Il rappela au marquis de Breteuil ses offres d’aide à y être accepté. Ce dernier ayant tout promis n’en est pas moins réaliste au moment de l’accomplissement des promesses “ Hirsch veut commencer à toucher ses dividendes et il s’est mis dans la tête d’être reçu au Cercle de la rue Royale. Il est venu m’en parler il y a quelques jours mais, comme je connais les idées mesquines et le snobisme de beaucoup de ses membres, comme je suis convaincu que la tribu des Rothschild fera en sous-main tous ses efforts pour le faire échouer et comme je ne doute pas que tous les petits juifs qui font partie de ce cercle, ne seront pas plus favorables à sa candidature, j’ai essayé de le décourager et lui ai dit très franchement que le moment ne me paraissait pas propice et qu’il devait nous laisser le soin, à quelques amis et à moi, qui avons de la reconnaissance pleine le coeur, de préparer le terrain. Mais il paraît que je ne l’ai pas convaincu et il a dû faire quelques démarches auprès du duc de Chartres…désireux comme nous tous de lui être agréable. Le comte de Paris…mis au courant…nous a fait savoir…que nous lui ferions plaisir en nous en occupant.”

Mais ni le marquis de Breteuil, ni le duc de La Trémoïlle, ni les princes d’Orléans ne réussirent à convaincre les membres du Cercle. Hirsch n’obtint que huit boules blanches contre seize boules noires, score qui lui interdisait de se représenter. Le Cercle comptait alors huit Rothschild. Les autres banquiers juifs de Paris, les Camondo, les Cahen d’Anvers, les Ephrussi faisaient partie de ces cercles interdits à Maurice qui en enrageait.

Il eut une petite revanche toutefois, en achetant les locaux du Cercle de la rue Royale, pour deux millions de Francs-or et qu’il pouvait ne pas renouveler le bail venu à expiration en décembre 1892. Dans leur fureur, les membres du Cercle quand ils l’apprirent menacèrent de le mettre au ban de la société parisienne, voire de le faire expulser. Hirsch devant la gravité des menaces revendit l’immeuble à prix coûtant à une société anonyme constituée des membres du Cercle.

Une campagne antisémite s’abattit sur le baron, qui crut à un moment donné avoir à quitter la Paris. 

Edouard Drumont dans la “Libre Parole” du 25 avril 1896 , soit après sa mort, lui rendit étonnamment  hommage en écrivant : “ Tout scrupule moral mis à part, ce juif-là qui gagnait des millions comme il voulait, avait une intelligence autrement pratique que la plupart des clubmen dont beaucoup tirent le diable par une queue plus ou moins dorée.”

Caricature antisémite
La campagne antisémite animée par le même Drumont et Auguste Chirac, journaliste économique, porta sur plusieurs fronts. On l’accusa d’être un corrupteur né; on l’accusa du krach de l’Union Générale, alors que seule la mauvaise gestion de Bontoux, en était la cause; on l’accusa d’être anti-français et de faire tirer sur des militaires et sur les enfants qui pénétraient les bois de sa propriété de Beauregard; on l’accusa avec les Rothschild de prendre l’argent des Français pour le donner à l’Allemagne.

C’est à ce moment-là que l’anti-judaïsme traditionnel de la société chrétienne se transforma. D’une hostilité ancestrale, elle devint une idéologie politique. Tous oubliaient combien la France et l’Europe devaient à ces banquiers entreprenants.

Hirsch lui-même déclara dans un entretien au journal “The Forum” en août 1891 : “ Pour les besoins de l’analyse, je diviserai les juifs en trois catégories, les pauvres, la classe moyenne et les riches. Les pauvres sont surtout l’objet de moquerie mais ne suscitent en aucun cas l’envie. La classe moyenne ne s’est pas levée assez haut pour attirer l’attention et susciter la jalousie de ceux qui se situent en dessous d’elle ( ce en quoi le baron se trompait); le troisième groupe, celui ses riches, qui dans la dernière moitié de ce siècle a amassé non pas de millions mais des milliards, provoqué une envie toute particulière parce que au moment même où se produisait sa prodigieuse élévation matérielle, ceux qui étaient autrefois les seuls dirigeants de la société féodale, au lieu d’aller de l’avant avait régressé proportionnellement. Sans penser à s’interroger sur leurs propres insuffisances, ils ont considéré les juifs riches comme la cause de leur dégringolade…Les richesses de cette classe lui ont été reprochées sans que l’on se rende compte qu’à travers leur esprit d’entreprise, leur créativité et leur admirable connaissance des affaires, ses membres ont enrichi le pays où ils vivent…On devrait plutôt les remercier pour la construction des chemins de fer, la mise en place des grandes industries et l’aide qu’ils ont fournie aux Etats concernés pour atteindre une plus grande prospérité.”

Maurice de Hirsch

Le “juif corrupteur, manipulateur, anti-français” avait échoué dans sa tentative d’influer sur le cours de la vie publique française. Il défendait, comme il le pouvait, ses coreligionnaires en insistant sur tout ce que les juifs avaient apporté à la société. Mais désormais son combat serait ailleurs. Le snob, le mondain frustré allait désormais se conformer aux principes fondamentaux de sa religion.

Le baron Maurice de Hirsch était athée mais il avait baigné depuis son enfance dans la culture et la religion juives. Jamais, il ne lui serait venu à l’idée de se convertir. Il avait à ses côtés une femme, Clara, qui inspira et le soutint dans ce qui sera la véritable oeuvre du baron de Hirsch. 

Un des fondements de la religion du juive est la “tsedaka”. Ce mot n’a pas d’équivalent dans d’autres langues car il se traduit à la fois par droiture, équité, vertu ou justice. 


“Tsedaka” en hébreu
Son équivalent pourrait être charité ou aumône, voire amour du prochain. Mais les concepts sous-tendus ne sont pas les mêmes. L’aumône ou la charité font appel à des sentiments de pitié et de compassion, alors que la “tsedaka” fait appel à des notions de justice et d’équité.

On se doit dans la religion juive d’aider l’autre non en lui permettant de survivre mais en lui donnant les moyens de vivre de manière libre et indépendante. Ce n’est pas dans l’esprit de conquérir sa place au Paradis que le juif aide, c’est touts simplement parce qu’il est de devoir des riches d’aider les pauvres à s’en sortir. Cela n’empêche en rien l’aide apportée aux malades, aux orphelins, à ceux qui ne peuvent pas gagner leurs vies et dépendent des autres pour survivre. Mais le but ultime de l’aide est d’aider ceux qui sont dans le besoin à s’en sortir par eux-mêmes.

Doter une jeune fille pauvre, qui sans cela ne trouverait pas à se marier, créer des sociétés de prêts pour de jeunes parents ou des artisans en difficulté, mettre à leur disposition des caisses d’entre aide mutuelles en cas de maladie. Voilà quelques-unes des actions dans laquelle s’investit l’aide que les riches font aux pauvres. 

Maurice et Clara de Hirsch, à la mort de leur fils Lucien, trouveront dans ces aides un moyen de sortir de leur chagrin. Entre eux deux, ils auront dépensé des sommes représentant plus de deux cent millions d’euros pour aider leurs coreligionnaires à sortir de la misère, comme il sera vu ci-après. Mais ils ont aussi aidé ceux qui ne pouvaient pas s’en sortir par dizaines de millions d’euros. Ils ont créé écoles écoles et hôpitaux, dont celui de Salonique qui existe toujours. Ils ont rebâti des quartiers entiers dans des villes dévastées. Mais leur aide directe et indirecte ne s’adressait pas qu’aux juifs. musulmans et chrétiens en ont aussi bénéficié. Nul n’a jamais fait appel à eux sans recevoir un secours. 

Hôpital de Salonique fondé et financé par les Hirsch

Les cinq millions perdus dans le Boulangisme ne comptaient pas par rapport aux centaines offerts à la communauté des nécessiteux.

Le baron de Hirsch et la Russie

Le 1er mars 1881, Alexandre II, le tsar réformateur, est assassiné. Pour les Juifs de Russie ce fut le début de la catastrophe.

Alexandre II (1818-1881)
Sous le règne de Nicolas Ier, leur situation n’avait pas été bonne. Plus de 600 décrets, ordonnances et arrêtés avaient, en trente ans de législation anti-juive, limité de façon drastique les activités de cette communauté de manière à les obliger à une assimilation forcée. Ils ont du renoncer à leurs particularismes linguistiques, vestimentaires, scolaires. Les soldats et policiers avaient le droit de couper leurs longs cheveux de part et d’autre du visage des hommes, d’arracher leurs lévitiques, vêtements traditionnels, ou d’ôter les foulards des femmes. 



Juif de Galicie
Le service militaire leur avait été imposé avec des périodes pouvant aller jusqu’à vingt-cinq ans. Les conseils religieux, les “kahals”, avaient été interdits. Toutefois, les écoles primaires russes avaient été ouvertes aux enfants juifs, sans obligation de conversation pour assister aux cours.

Il est difficile de savoir si ces mesures n’étaient que discriminatoires contre une population honnie ou si elles relevaient d’un désir d’assimilation de populations retardées. 

Maurice de Hirsch avait porté un jugement sévère sur les religieux juifs de l’Empire Ottoman qu’il accusait d’obscurantisme volontaire. Et il est possible qu’il ait porté le même jugement sur les juifs de Russie. Cependant le libéral athée qu’il était s’offusquait de la brutalité des méthodes employées.


Juifs dans un shtetl en Pologne russe

Lors du Congrès de Berlin en 1878, la question des populations juives de Russie avait été longuement évoquée. Les Puissances, contre la volonté de la Russie représentée par le chancelier Gortchakoff, avaient exigé des pays issus des traités, Roumanie, Serbie et Bulgarie, que les Juifs aient un véritable droit de citoyenneté, comme en France, en Allemagne, en Autriche ou en Angleterre. Gortchakoff avait objecté “qu’il n’y avait pas lieu de confondre les Juifs évolués de Paris, de Berlin, de Londres ou de Vienne, auxquels ils était impossible de refuser les droits civiques, avec ceux de ces pays ou de certaines provinces de Russie, qui représentaient un véritable fléau pour les populations autochtones.” Sa position avait le mérite d’être claire. Bismarck lui avait répliqué que la situation des Juifs russes résultait de leur absence de tout droit. 

Seule la Bulgarie de Ferdinand obtempéra aux demandes des Puissances.

Alexandre II avait été couronné en 1856 et le Congrès de Berlin se passait alors qu’il était sur le trône. Cependant parmi les mesures prises par le nouveau souverain, il y avait l’interdiction de pogroms - un seul en 1871 durant tout son règne - et une amélioration de leur statut civil. Ils obtinrent le droit de voter et se faire élire à certaines assemblées provinciales, ils obtinrent la liberté d’entreprendre et de commercer en dehors des zones qui leur avaient été affectées jusque là. Il en fut de même pour les professions libérales. Des grandes fortunes juives s’édifièrent alors comme celles des Günzburg et des Poliakoff, dont il sera parlé ci-après.

Le Tsar avait fait supprimer les quotas de juifs dans les écoles et à l’université, de manière à favoriser l’assimilation par le savoir. En fait Alexandre II souhaitait libérer les Juifs comme il l’avait fait avec les serfs.

Il y avait une étudiante juive parmi les terroristes qui l’assassinèrent. Ce fut le début de la grande vague d’antisémitisme violent qui emporta la Russie dans un premier temps, puis l’Europe après 1918. Les Juifs russes étaient désormais considérés comme des régicides.


Alexandre III (1845-1874)

Alexandre III, le nouveau tsar, avait la réputation d’être moins intelligent que son père, moins ouvert au progrès et à l’Occident. Il était aussi d’une religiosité frisant le superstition. Il fut à la hauteur de sa réputation. Son règne débuta par une répression anti juive massive avec comme objectif de débarrasser la Russie de ses Juifs.

Deux hommes furent à la tête de ce système : Pobiedonostsev et Ignatieff. Le premier nommé Procureur Général du Saint-Synode, en fait chef de l’Eglise orthodoxe, était célébre pour son antisémitisme fanatique. Il déclara : “ Un tiers des Juifs sera contraint d’émigrer; un tiers finira par se convertir ; un tiers mourra de faim” ( cité par Simon Doubnov dans Histoire du peuple juif - Editions du Cerf 1994). Le deuxième était ministre de l’intérieur et le chef de la Société Sainte, une organisation de militaire et d’aristocrates ultra-réactionnaires. 

Constantin  Pobiedonostsev  (1827-1907)



Comte Nicolas Ignatiev (1832-1908)

Le premier pogrom éclata le 15 avril 1881, un mois et demie après l’assassinat d’Alesandre II, à Elisabethgrad. Le 26 avril, ce fut à Kiev,  puis à Varsovie, à Balta et partout dans toutes les provinces de l’Empire. C’était chaque fois la même chose, une masse composée de miséreux, d’ouvriers et de paysans s’attaquaient aux maisons juives et à leur habitants. La police attendait toujours la fin du massacre pour intervenir. 

Cette série de pogroms avait peut-être pour objectif de détourner la colère des masses en la concentrant sur les juifs. 

Les pogroms se doublaient de mesures administratives annulant toutes les concessions du règne précédent. Alexandre III promulgua une série de mesures contre les Juifs, que l’on appela les « lois de mai ». Elles disposaient notamment :

Une interdiction faite aux Juifs de résider hors des villes et des bourgades.
Une suspension temporaire de l’enregistrement des transferts de biens immobiliers et des hypothèques aux noms de Juifs. Il était en outre fait interdiction aux Juifs d’administrer ces biens.
Une interdiction faite aux Juifs de commercer le dimanche et les jours fériés chrétiens.

Pogrom à Chisinau en Moldavie en 1903
Voici ce qu’écrit Berel Wein, dans Triumph of Survival (p. 173), à propos du règne d’Alexandre III :
“Les expulsions, les déportations, les arrestations et les brutalités sont devenues le lot quotidien des Juifs, non seulement des classes inférieures, mais même des classes moyennes et de l’intelligentsia. Le gouvernement d’Alexandre III déclara la guerre à ses habitants juifs… Les Juifs étaient pris en chasse et poursuivis, et l’émigration leur apparut comme le seul moyen d’échapper à la terrible tyrannie des Romanov.”

Le nouveau tsar, toutefois, devant l’effet désastreux de l’image que donnait la Russie, ordonna que cessent les massacres. Mais Ignatieff réussit à le convaincre que ces violences étaient parfaitement justifiées car la responsabilité en incombait aux Juifs. 

Fuite après un pogrom
Terrifiés, des milliers de Juifs quittèrent leur résidence pour tenter de fuir à l’étranger. La ville de Brody en Galicie à la frontière de l’Autriche  en vit arriver 24 000  entre  1882 et 1883, dans un état de misère effroyable. Alerté, Maurice de Hirsch offrit un crédit illimité à ses représentants, Emmanuel Veneziani et Charles Netter, fondateur avec Adolphe Crémeux de l’Alliance Israélite Universelle en 1860 . 

Brody en Galicie
Au-delà l’aide immédiate, il fallait préparer l’émigration de ceux qui le souhaitaient et le pouvaient et aider au retour chez eux de ceux qui, par faiblesse, ne pouvaient pas partir. Il aurait alors dépensé la somme de six millions de francs-or - environs 18 millions d’euros. 

Comte Dimitri Tolstoï (1823-1889)
Le tsar remplaça Ignatieff par le comte Dimitri Tolstoï qui effrayé par les désordres engendrés par les pogroms y mit fin, permettant le retour en Russie de ceux qui avaient fui sans trouver de vrai refuge ailleurs. La question de l’accueil était extrêmement complexe car certains pays comme les Etats-Unis étaient de plus en plus réfractaires à recevoir ces populations incultes et non formées, d’autres, en Europe, en Afrique ou Asie acceptèrent de les recevoir grâce à l’appui que Maurice de Hirsch avait dans les communautés juives locales

Certains avaient émigré en Palestine, d’où la misère qui y régnait les chassa rapidement, à l’exception de quelques-uns qui fondèrent les premières colonies agricoles juives, grâce aux secours que le baron leur fournit, bien qu’il fut hostile au retour en Palestine. 

Ces pogroms furent sans doute ce qui déclencha chez Maurice et Clara de Hirsch le désir de porter secours à leurs coreligionnaires de façon constructive et systématique et non par une aide momentanée des plus miséreux. Maurice procéda alors à une évaluation de sa fortune afin de savoir de combien il pouvait disposer pour aider les juifs russes, sans léser Lucien, son fils. 

Le comte Tolstoï, sous la pression de Pobiedonostsev, surnommé “Le Grand Inquisiteur”, dut renforcer l’appareil de représailles administratives contre la population juive.


Baron Horace de Günzburg (1833-1909)
A partir de 1888, le droit de résidence des catégories professionnelles tolérées, médecins, avocats, commerçants, dans le district de Moscou fut limité. L’accès aux grades d’officiers de l’armée limité aussi à 5% des effectifs. Puis on interdit l’accès aux professions juridiques et au barreau. On limita l’accès des élèves juifs dans les écoles primaires puis, sur l’ordre de Pobiedonostsev, ce furent les les lycées et l’université qui virent leurs quotas de juif limités à 5% et 3% à Moscou. 

Les barons Joseph et Horace de Günzburg, père et fils, avaient fondé en 1863 un réseau d’écoles primaires pour aider les Juifs, la Société Pour la Propagation de l’Enseignement Primaire en 1863, sous Alexandre II. En 1886, au vu de l’interdiction des écoles d’Etat, elle ne pouvait plus faire face aux demandes et les Günzburg s’étaient adressés à Maurice de Hirsch. Ce dernier avait offert cinquante millions de francs pour favoriser l’émigration des juifs russes mais cette idée avait été refusée par la communauté juive, arguant qu’il avait mieux les aider à rester sur place que les obliger à quitter leur terre natale. Hirsch se rendit à leurs arguments et ce d’autant plus facilement qu’il rencontrait des résistances aux Etats-Unis et au sein même de l’Alliance Juive Internationale. Il accepta de donner ces cinquante millions pour aider l’éducation des juifs russes.

Le 18 août 1887, soit après la mort de Lucien, il envoya une première version des statuts se la fondation qu’il comptait créer à Samuel de Poliakoff, qui était le beau-père de son frère James de Hirsch. 
Baron Samuel de Poliakoff (1837-1888)
Cinquante millions de francs donc, soit environs cent cinquante millions d’euros (mais en réalité la valeur d’utilité de la somme était bien supérieure ) devaient être consacrés à “une oeuvre philanthropique destinée à se réaliser sur le territoire de l’empire russe qui serait assurée de rencontrer l’aide et la sympathie du gouvernement de Sa Majesté Impériale, le Tsar” Et il continue “ J’ajoute qu’en prenant cette initiative, je ne suis nullement guidé par des idées de propagande religieuse, que si je consacre de préférence des efforts à l’amélioration du sort de mes coreligionnaires les plus démunis, c’est surtout dans l’idée qu’ils peuvent avoir un plus grand besoin d’un pareil secours…je suis tout aussi disposé à intervenir en faveur des écoles russes en général et que j’envisage de faire cet effort simultanément avec la fondation destinée aux Israélites en créant une deuxième fondation au chiffre de…que je mettrai à la disposition de Son Excellence Monsieur Pobiedonostsev…chef du Saint Synode de Saint-Petersbourg.” (lettre à Samuel de Poliakoff le 18 août 1887) 

Mais Maurice de Hirsch n’a aucune confiance dans le gouvernement russe et il stipule que le capital doit être déposé dans une banque française et que les intérêts servant à financer les objectifs de la Fondation doivent être versés à un comité rattaché au ministère de l’Instruction publique russe, après avoir reçu l’autorisation du fondateur. Ce comité devait être composé de douze membres, dix israélites désignés par le fondateur et deux chrétiens proposés par le ministère. Il met en outre directement un million de francs à disposition de l’Eglise orthodoxe. 

Hirsch avait confiance en Alexandre III que ses amis, le prince de Galles, le général marquis d’Abzac et le marquis de Breteuil lui avaient assuré ne pas être antisémite et qu’il tolérait les pogroms et les lois restrictives plus qu’il ne les approuvait. 

La suite devait rabattre son optimisme. Poliakoff fut chargé d’aller voir le ministre de l’Instruction publique avec cette proposition. Mais l’entrevue se passa mal.

Quelques jours après, le ministre fit savoir qu’il avait changé d’opinion et en novembre 1887, Poliakoff reçu la lettre suivante : “ Sa Majesté, après examen des documents, a daigné donné l’ordre d’accepter la donation de Monsieur le baron Maurice de Hirsch…et de remercier le donateur pour ses donations extraordinaires et presque sans précédents.”

Comité directeur d’une yeshiva ( école )
Mais il fallait l’accord de Pobiedonostsev, qui le refusa en conseil des ministres où son avis était prépondérant. Le Tsar lui demanda alors courtoisement de modifier certaines dispositions des statuts ce que Hirsch accepta. Il envoya deux délégués pour en discuter avec le ministre de l’Instruction publique qui mit en avant les objections majeures : le placement du capital dans une banque française et la faible représentation du gouvernement russe au sein du Comité. 

Pobiedonostsev les reçut également courtoisement mais là aussi les objections étaient grandes. Les délégués comprirent que le gouvernement russe, par un droit de veto, souhaitait conserver la direction réelle du Comité et qu’il s’opposait de toutes façons à l’égalité entre enseignants et élèves juifs et enseignants et élèves russes. 

En fait le gouvernement s’opposait au but ultime du baron qui était de voir les juifs accéder à l’égalité civile par l’égalité de l’enseignement, permettant ainsi leur assimilation et leur émancipation. Il faut noter que pour Hirsch cette fondation n’avait pas pour but d’aider l’accès à l’Université par l’octroi de bourses. Elle devait permettre une élévation matérielle et sociale qui elle devait dans un deuxième temps permettre l’accès à l’université, une fois les familles sorties de la misère et de l’ignorance. 

Il écrivit au ministre : “ J’avais cru que les écoles à créer par ma fondation seraient placées sous tous les rapports sur un pied d’égalité avec les autres écoles publiques russes…mon but étant d’aider à l’abaissement des barrières qui séparaient en Russie les israélites du reste de la nation…Votre Excellence me fait comprendre qu’aux yeux du gouvernement impérial cette égalité de traitement n’est pas actuellement possible…en conséquence je suis à mon très vif regret obligé de renoncer…”

Grand seigneur Hirsch offrit à l’Eglise orthodoxe le million qui avait été promis, ce à quoi Pobiedonostsev répondit en guise de remerciement qu’il allait permettre de subventionner les écoles confessionnelles présentes dans tous les diocèse de l’empire, qui manquaient terriblement de ressources. Autrement dit, l’argent juif allait servir à alimenter l’antisémitisme. 

Il est possible que la décision du baron de laisser cet argent ait été dictée par le souhait de ne pas susciter le ressentiment de Pobiedonostsev, qui voyait malgré tout cinquante millions s’éloigner et sur lesquels il avait espéré mettre la main. 

Une partie de cet argent fut toutefois employé dans son but primitif mais ailleurs. L’Alliance Juive de Vienne avait décidé de mettre en place un réseau d’écoles primaires en Galicie autrichienne, qui en manquait tout autant qu’en Russie. Le capital fut de douze millions de francs dont la dépense permettait d’organiser “la diffusion de l’instruction primaire, de l’enseignement des métiers et de l’agriculture parmi le populations du royaume de Galicie et de Lodomérie, du Grand-duché de Cracovie et du duché de Bukovine” ( actuellement le sud de la Pologne et le nord-ouest de l’Ukraine). Des prêts en vue d’aider des artisans et des commerçants furent aussi mis en place. En 1878, le gouvernement autrichien avait refusé une offre identique. En 1888, sous la pression de François-Joseph, qui savait ce que l’empire d’Autriche devait aux activités du baron depuis 1873, le gouvernement accepta l’offre.

Carte de la Galicie au XIXe siècle

Clara de Hirsch offrit trois millions de couronnes pour une nouvelle fondation à l’occasion du cinquantenaire de l’avènement de François-Joseph.

En Russie, Maurice de Hirsch réussit tout de même à intervenir par le biais de la Jewish Colonisation Association ( JCA) mis en place en Galicie pour aider à l’enseignement de l’agriculteur et aider les jeunes juifs à sortir de la misère du shtetl, acquérant des connaissances qui leur permettaient d’émigrer vers l’Allemagne, les reste de l’Empire austro-hongrois, voire la France, l’Angleterre ou les Etats-Unis. 

La JCA ne put intervenir directement en Russie car émanant de Hirsch. Elle intervenir par le biais du baron de Günzburg, qui put grâce à ces fonds, créer une cinquantaine d’écoles pour filles et garçons. A la mort d’Alexandre III, Nicolas II autorisa la JCA à intervenir directement en Russie, car le Tsar avait compris que les écoles fondées permettraient l’émigration des juifs dont les Russes ne voulaient plus. Outre les écoles, la JCA finançait des bourses d’études à l’étranger et construisait des immeubles décents pour les plus pauvres. 

La grande affaire de Maurice de Hirsch commençait.




Schtetl à la fin du XIXe siècle