La marquise Casati
Si Robert de Montesquiou fut considéré comme un original, que dire de la marquise Casati qui lui succéda au Palais Rose. Il faisait figure d’enfant de chœur à côté d’elle. Il faut dire qu’il était loin d’avoir sa fortune.
La marquise Casati avec sa fille
Née à Milan le 23 janvier 1881, fille d'un industriel milanais d'origine autrichienne, Luisa Amman, dispose d'une fortune considérable. Sa soeur et elle furent considérées comme les plus riches héritières d’Italie. En 1900, elle épouse le marquis Camillo Casati Stampa di Soncino, issu d'une famille de la noblesse lombarde remontant au XIe siècle. Malgré la naissance d'une fille, Cristina, le mariage ne tient pas longtemps. Cristina épousera Francis Hastings, 16ème comte de Huntingdon, dont elle divorcera en 1943. Il existe encore des descendants.
Cristina Casati, comtesse de Huntingdon
La jeune marquise Casati n'est guère prédisposée au rôle d'épouse et de mère. En 1903, Luisa rencontre Gabriele D'Annunzio avec lequel elle entretiendra une longue liaison. Sa métamorphose commence. Elle donne dès lors libre cours à son caractère excentrique, menant une vie fastueuse et dispendieuse, arborant des tenues de plus en plus originales, inattendues, insensées même, devenant l'inspiratrice et la protectrice de nombreux artistes. Officiellement séparée de son mari en 1914 - le divorce, ne sera prononcé qu'en 1924 - Luisa obtient néanmoins le droit de conserver le titre et le nom sous lesquels elle a acquis sa notoriété.
Palazzo dei Leoni à Venise
Aujourd'hui la Fondation Peggy Guggenheim
Installée à Venise depuis 1910, Luisa quitte en 1924 son Palais sur le Grand Canal (l'actuel musée Peggy Guggenheim) pour s’installer au Vésinet, où elle avait été plusieurs fois l'invitée de Robert de Montesquiou. Raffolant des serpents - son boa ne la quitte pas - ,elle s'entoure aussi volontiers de panthères, voire de tigres. Elle fit d’ailleurs aménager une grande cage à reptiles chauffée dans le jardin d’hiver à l’ouest du grand salon.
La marquise et son boa
Luisa aménage dans l’Ermitage, le pavillon du palais Rose, un véritable musée à sa gloire, exposant les quelque cent trente peintures, sculptures, dessins et photographies que les plus grands artistes de l'époque lui ont consacré. Boldini, Augustus John, Van Dongen, Romaine Brooks et Zuloaga ont fait son portrait.
Boldini - Augustus John - Man Ray
Balla, Barjansky et Epstein l'ont sculptée. Man Ray, Beaton et de Meyer l'ont photographiée. Elle a fait danser Nijinski et Isadora Duncan dans ses salons. Elle a influencé des cinéastes et des écrivains tels que Vincente Minnelli, Tennessee Williams, Jack Kerouac et Maurice Druon. Elle fut le symbole de l’art futuriste. “Je veux être une oeuvre d’art vivante” était sa devise.
«Une morte entra. Sa taille souple se moulait dans un satin blanc qui l'enroulait comme un suaire à la longue traîne, un massif d'orchidées cachait sa poitrine. Ses cheveux étaient roux, son visage livide d'albâtre, veiné de vert, disparaissait, dévoré par deux yeux énormes dont un cerne noir atteignait presque la bouche teinte en rouge, si foncé qu'elle semblait une barre de sang coagulé. Elle portait un tout jeune léopard dans ses bras. C'était la marquise Casati» (Cité in Louis Chaumeil, Van Dongen, Pierre Cailler Editeur, Genève, 1957, p. 164.)
Vêtue de blanc en 1920
Inspirée par deux icônes féminines qu'elle admirait, Sarah Bernhard et la comtesse de Castiglione, elle a teint ses cheveux d'un rouge ardent, a fortement mis en valeur ses yeux avec du maquillage noir et a même utilisé des gouttes de belladone pour dilater les pupilles. Elle a gardé sa peau diaphane sous des couches de poudre. Elle a modifié le décor de ses maisons. Brocarts, tentures, dorures furent remplacés par une décoration futuriste en noir et blanc
Intérieur redécoré
Un soir la marquise Casati fit le tour de Venise avec un léopard en laisse en diamants et une servante africaine portant une torche pour que tout le monde puisse la voir. Elle a transformé la Place Saint Marc en salle de bal, avec des “esclaves” habillés de rouge enchaînés les uns aux autres pour empêcher la foule d'entrer. En 1913, à l’ambassade de France à Rome, elle arriva vêtue d’or, flanquée de domestiques nus qui avaient été peints de la même couleur, avec un paon en laisse.
En 1922, Man Ray l'a représentée sur une photo «magique», avec des yeux doubles: une paire pour voir et une paire pour être vue. Et c’est le souvenir que l’on garde d’elle.
D’Annunzio disant d’elle qu’elle était «aussi insaisissable qu’une ombre dans le Hadès». Et Jean Cocteau de dire que son allure n’était pas dans la beauté ou la surprise mais dans le choc provoqué.
Marquise Casati, photo de Man Ray
Dans son numéro du 1er septembre 1927, Vogue (Paris) raconte une fête au palais Rose :
“Dans les jardins décorés et éclairés suivant la tradition vénitienne au XVIIIe siècle, la marquise Casati vient d'évoquer pour nous, avec une poésie infinie, le personnage étrange et magique de Cagliostro. Habillé d'or et d'argent, botté d'or, un masque d'or sur les yeux, la main droite posée sur sa longue épée, ce personnage fantastique, qu'il nous fut donné d'admirer dans cette soirée magique au Palais Rose, est évoqué par Drian.
Nous ne vîmes rien de plus évocateur et poétique à la fois que la fête Cagliostro donnée par la Marquise Casati dans son Palais Rose, au Vésinet.
La marquise en Cagliostro
C'était tout le faste des fêtes vénitiennes du XVIIIe siècle. La décoration des jardins, la livrée nombreuse, l'art savant des lumières, tout cela organisé et voulu, comme à la grande époque, nous valut une inoubliable soirée. Sous un arbre immense, Cagliostro (la Marquise Casati), en un merveilleux costume d'or et d'argent, entouré du Cardinal de Rohan et de la Camargo, saluait au passage les Ombres du Passé que le « Squelette » (Mister A. Stopfford) appelait du fond du jardin. Un jet de lumière les inondant au sortir de l'antre obscur nous permit de voir Cléopâtre, Diane de Poitiers, Béatrice d'Este, Lord Byron, etc. défiler en des costumes merveilleux.
La marquise Casati reçoit
lI y eut aussi un défilé en carrosse, de la Reine Marie-Antoinette (la Vicomtesse Jean de Segonzac) et du Comte d'Artois (Pierre Meyer), puis l'arrivée tardive du serpent que quatre Egyptiens apportèrent, roulé au fond d'un sarcophage, — mais quand, pour le souper, on rentra dans les salons, on put crier son admiration au serpent de jais noir qu'était la Duchesse de Gramont, née Ruspoli ; on put voir et féliciter le Doge Mocenigo, en habit (le Comte de Beaumont) promenant sa robe de Doge. La Comtesse Thérèse d'Hinnisdal fut une Diane de Poitiers un peu mystique, ce qui lui valut à nos yeux un attrait nouveau. Casanova (The honourable Mrs Reginald Fellowes) si mince et si frêle, nous présenta le grand conquérant presque enfant, mais qu'importe, puisqu'il était, en elle, idéal de grâce. Le Comte Gautier-Vignal fut un Hamlet impressionnant, Lady Colebrooke un Pierre Le Grand plein de force et de grandeur. La Marquise de Lubersac, très belle en Béatrice d'Este. Puis nous vîmes le Cardinal de Richelieu, Ninon de Lenclos, etc. etc.
La reine de la nuit en 1922
Créer un personnage et le faire revivre à nos yeux n'est pas chose aisée, mais reconstituer une atmosphère de plusieurs siècles passés, vous donner la sensation que vous êtes, vous spectateur, un personnage qui rêve parce que vous voyez se mouvoir autour de vous les corps de ceux qui, depuis de longs jours, sont passés dans un autre royaume, voilà un art supérieur et que possède comme aucun autre de nos contemporains, la belle Marquise Casati dont l'intelligence égale la fantaisie.
Lequel d'entre nous a oublié la fête donnée par elle sur la place Saint-Marc, à Venise, il y a quelques années ? Pas davantage nous ne pourrons effacer de notre esprit la fête magique Cagliostro à laquelle nous avons été conviés cette année dans le merveilleux décor du Vésinet. Ce Palais Rose reste pour nous l'expression d'une âme comblée, qu'un désir constant d'harmonie rend indifférente au monde extérieur, pour ne s'orienter que vers les sphères plus hautes où l'être supérieur veut se réaliser.
Lady Colebrooke, évoquant Pierre Le Grand, merveilleusement maquillée, donnait une impression de grandeur remarquable. La Comtesse Thérèse d'Hinnisdal, dans un admirable costume du grand artiste italien Caramba, évoquait Diane de Poitiers. On ne pouvait avoir plus de distinction et d'allure. La Marquise de Chabannes, née Béthune, en Cléopâtre, portait un costume seyant à merveille à son type : lamés d'or, broderies et bijoux admirables, le tout composé par Caramba.”
Quand elle donnait des dîners, elle les éclairait parfois par les seules ampoules dont été constitué son collier.
Avec son style de vie extravagant, la marquise Casati a gaspillé son énorme fortune, ayant accumulé des dettes égales à 25 millions d'euros aujourd'hui. En 1932, ruinée, elle abandonne le Palais rose aux créanciers. L'extraordinaire collection est dispersée et le Palais hypothéqué puis vendu.
La marquise Casati non déguisée et presque naturelle
A Londres où elle s’est exilée, fuyant ses créanciers, elle se promenait en ville vêtue de robes de velours en lambeaux, de chapeaux voilés et de gants léopard. Les yeux maquillés au cirage à chaussures, le vrai étant trop cher. La marquise Casati est décédée en 1957, enterrée dans une cape léopard, avec le bien-aimé chien pékinois qu'elle avait embaumé à ses pieds. Son héritage se perpétue, à travers sa renommée et le travail d'artistes et de créateurs du monde entier, qui célèbrent cette icône féminine, héroïne audacieuse et irrévérencieuse.
Luisa Casati par Romaine Brooks
Luisa casati en 1920 par Van Dongen
Comme elle l'aurait sûrement souhaité, l'héritage artistique et culturel important de Luisa Casati continue d'être reconnu à ce jour. Les œuvres d'art majeures et inspirées par elle continuent de fournir des pièces maîtresses provocantes pour des expositions importantes dans le monde entier. Le sens de la mode innovant de Casati est aujourd'hui d'une pertinence majeure, qui reste une ressource constante pour les grands designers débutants du monde entier. Il s'agit notamment de John Galliano, Karl Lagerfeld, Tom Ford, Alexander McQueen, Alberta Ferretti et Dries Van Noten.
Collection John Galliano pour Dior
La propriété est divisée en huit lots pour la vente. Le premier lot comprenant le palais Rose et l’Ermitage, est acquis par Olivié Scrive-Masure en 1938. Avec sa famille, il tente de reconstituer la propriété telle que laissée par Montesquiou, faisant disparaître les traces du passage de la marquise Casati. Il rachète quatre lots supplémentaires. En 1948, Olivié
Scrive-Masure cède le Palais Rose à la Société Nouvelle du Palais Rose dont il est l’actionnaire majoritaire, et se réserve l’Ermitage.
Les Scrive sont une famille originaire de Lille, ayant fait fortune dans l’industrie textile, tout au long du XIXe siècle. Ils ont largement contribué à la prospérité de la région. La famille atteint un niveau de prestige qui les met au rang des plus grands noms de la finance et de l’industrie. Ainsi ils reçurent dans leur hôtel particulier de Lille Charles X roi de France, Louis-Philippe, roi des Français, et la reine Marie-Amélie, les souverains belges, Léopold Ier et Louise. Napoléon III vint aussi. Mais leur cercle n’était pas que royal. Ils reçurent Victor Hugo, Chopin, Saint-Saëns, Massenet, Alfred Cortot et tant d’autres. Don Bosco, bien connu pour son activité caritative d’enseignement, vint aussi.
En achetant le Palais Rose, Olivié Scrive-Masure et son épouse s’inscrivaient dans la ligne de leur famille qui possédait déjà de nombreuses demeures, châteaux historiques et hôtels particuliers. Ils y installèrent un train de maison, qui, comme disent les membres actuels de sa famille en s’en souvenant, était digne de Downton Abbey.
Plaque commémorative du séjour du général de Gaulle
Le Palais Rose, après ses moments de folies et ses déboires connut une période de calme, interrompue toutefois le 11 mai 1940 par l’arrivée du colonel de Gaulle, qui s’y installa pour trois nuits recevant ainsi, à l’Ermitage, l’hospitalité des Scrive-Masure, du 12 au 15 mai. Il venait d’être nommé général de brigade à titre temporaire. Il fait allusion à ce passage au Vésinet dans le premier chapitre du Tome 1 de ses Mémoires de Guerre. Il écrit : « ...Le 11 mai, je reçois l'ordre de prendre le commandement de la 4e Division cuirassée, qui, d'ailleurs, n'existe pas, mais dont les éléments, venus de points très éloignés, seront mis, peu à peu, à ma disposition. Du Vésinet, où est d'abord fixé mon poste, je suis appelé, le 15 mai, au Grand Quartier Général pour y recevoir ma mission ». Le commandement lui-même avait été installé à la Villa Beaulieu, voisine. C’était au lendemain de l’attaque allemande qui conduisit à la déroute de l’armée française, puis à l’armistice de la “clairière de Rethondes” et à l’appel du 18 juin 1940.
Charles de Gaulle
Sans vraiment entrer dans l’histoire de France, le Palais Rose reçut un de ses acteurs principaux au XXe siècle.
A la mort d’Olivier Scrive-Masure en 1955, sa veuve continua d’habiter l’Ermitage. En 1972, les héritiers vendent l’Ermitage à Mr Arnaud d’Aboville. En 1981, le Palais Rose, lui, est vendu par la Société Nouvelle du Palais Rose à Maurice Blumental et son épouse Geneviève Leroy, qui l’année suivante rachètent l’Ermitage reconstituant la propriété d’origine. Ils entreprirent d'importantes transformations tant sur les façades Nord, Ouest et Sud du bâtiment qu'à l'intérieur de celui-ci, confiées à l’architecte parisien Jean-Louis Cardin.
En 1988, après l'inscription du Palais Rose sur l'inventaire Supplémentaire des Monuments Historiques, le 11 juillet 1986, ils procédèrent au réaménagement de la bibliothèque du comte de Montesquiou. La distribution originelle, que l'on connaît notamment grâce aux photographies Montesquiou et Scrive, fut entièrement remodelée. A la fin des années 1990 il a été acheté par la SCI Palais Rose qui a demandé une enquête à l’agence GRAHAL, spécialisée dans les études historiques et documentaires dans le cadre d’opérations de réhabilitation ou de restructuration d’un patrimoine immobilier en vue du classement comme monument historique.
Débute alors le chantier qui va durer six ans, durant lequel Emad Khashoggi à la tête de sa société, la COGEMAD, va entièrement rénover et agrandir le palais Rose, tout en conservant le niveau noble tel que répertorié dans l’inventaire supplémentaire.
Façade arrière aujourd’hui
Le niveau inférieur a été décaissé de 1,20m pour en augmenter la hauteur sous plafond d’origine, qui était de 2,10m seulement, pour pouvoir accueillir, non plus les services domestiques mais des appartements privés. Les ouvertures ont été agrandies. Il y a eu un décaissement supplémentaire pour l’ajout d’un niveau en sous-sol, éclairé par des puits de lumières. Ce niveau accueille aujourd’hui un espace de loisirs constitué d’une salle de sport, une salle de cinéma, une piscine, une salle de jeu et un garage.
La piscine
Les anciens décors ont été restaurés en faisant appel à des artisans spécialistes des Monuments Historiques, doreurs, sculpteurs, ébénistes, marbriers et tailleurs de pierre ont ainsi restauré l’ensemble des décors grâce à l’usage des techniques traditionnelles propres à chaque spécialité. Une nouvelle cage d’escalier monumentale de 25 mètres carrés servant de liaison entre les différents niveaux, a été créée. L’Ermitage a aussi été restauré. L’ensemble, bien entendu, bénéficie aujourd’hui de tout l’appareillage domotique le plus sophistiqué.
La galerie d’entrée
Emad Khashoggi appartient à une famille du Moyen-Orient ayant une riche histoire : un grand-père médecin personnel du roi d’Arabie, un oncle, sulfureux marchand d’armes, une tante ayant épousé puis divorcé d’un homme d’affaire égyptien et dont elle eu un fils, Dodi Al-Fayed, le dernier amour de la princesse Diana, dont Emad est le cousin germain.
La COGEMAD a construit ou restauré un certain nombre de demeures de grand luxe, à Paris ou à Cannes. Le palais Rose du Vésinet est sa plus belle réalisation, car la plus fidèle à l’esprit de son constructeur et à celui de son premier occupant, même si l’ameublement reflète moins de fantaisie.
Les salons
La salle-à-manger
Détail d'ornementation
La demeure est aujourd’hui en vente pour la modique somme de 48 millions d’euros. Il n’est pas certain que le nom de ses prestigieux précédents propriétaires parlent aux nouveaux acquéreurs. Mais peu importe, à la différence de son parent de l’avenue Foch, il est encore debout et continuera à alimenter les rêves de grandeur de son propriétaire comme il a alimenté les rêves du comte Robert de Montesquiou, qui prirent fin quand ses amis , d’Annunzio, Rubistein, Debussy, Colette et bien d’autres, lassés d’aller si loin de Paris, refusèrent ses invitations
Une invitation de Robert de Montesquiou
et les folies animalières et carnavalesques, voire grotesques, de la marquise Casati.